Après le fiasco de Poutine, les experts prônent la transparence à Yad Vashem
Le mémorial de la Shoah a présenté ses excuses pour les vidéos révisionnistes montrées lors du Forum mondial sur le génocide sans donner d'informations les détaillant
D’éminents spécialistes et activistes du génocide ont déclaré au Times of Israël que le musée mémorial national israélien de la Shoah doit expliquer comment il a pu autoriser la projection de plusieurs vidéos qui ont été largement critiquées pour leur promotion d’un narratif révisionniste de la Seconde guerre mondiale lors de l’événement organisé, le mois dernier, pour marquer le 75è anniversaire de la libération d’Auschwitz, ont indiqué
Yad Vashem a présenté lundi ses excuses pour les « inexactitudes » et les « faits biaisés » présentés le mois dernier lors du forum mondial de la Shoah à Jérusalem, après que l’institution a été fustigée pour avoir lourdement souligné le rôle tenu par la Russie dans la fin de la guerre et pour avoir évité de mentionner des informations considérées par Moscou comme difficiles à accepter.
L’institution refuse néanmoins d’expliquer avec précision qui a été à l’origine de la production des vidéos ou les procédures suivies pour vérifier leurs contenus – des informations qui, selon les critiques, seront cruciales pour sauvegarder la réputation de Yad Vashem.
« Voilà ce qui arrive quand on utilise l’Histoire à des fins politiques », a commenté Deborah Lipstadt, spécialiste de la Shoah, dont la bataille devant les tribunaux l’opposant au révisionniste David Irving a été racontée en 2016 dans un film majeur à Hollywood.
« J’ai le cœur totalement brisé de voir que Yad Vashem, qui avait une réputation stellaire et qui restait au-dessus de la mêlée politique, a pu entrer dans cette politisation de l’Histoire », a-t-elle déploré. « Les dégâts potentiels essuyés par la réputation de Yad Vashem sont immenses et c’est tout simplement injuste » qu’une telle chose ait pu se produire.
« On peut espérer que Yad Vashem saura montrer plus de transparence de manière à ce que quelque chose comme ça ne se reproduise jamais. La Shoah en elle-même est si significative, la tragédie qu’elle porte est tellement immense, la douleur des victimes et des survivants est tellement forte qu’utiliser le génocide comme arme politique n’est qu’une profanation de tout ce que représente la Shoah », a-t-elle ajouté.
« Nous ne savons pas exactement ce qui a pu arriver en coulisses mais il apparaît clairement que cet événement a été hautement politique et politisé », a dit pour Izabella Tabarovsky, experte au sein du Kennan Institute qui se consacre à la mémoire et à la Shoah.
« Il est malheureux qu’en fin de compte, ce soit la réputation de Yad Vashem qui ait été mise en jeu. Je connais de nombreux spécialistes là-bas et je sais quel excellent travail ils font – ce qui fait qu’à mes yeux du moins, la crédibilité de Yad Vashem n’a pas été entamée », a-t-elle poursuivi.
Les vidéos présentées lors de la cérémonie à laquelle ont assisté des douzaines de dirigeants du monde entier – dont Vladimir Poutine – se sont concentrées presque exclusivement sur le rôle tenu par l’Union soviétique dans la défaite des nazis tout en minimisant celui des Etats-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays. Elles n’ont pas non plus mentionné l’accord conclu entre Josef Staline et Adolf Hitler dans le pacte de Molotov–Ribbentrop qui avait précédé la guerre, l’occupation par la Russie de certaines parties de la Pologne et d’autres faits désagréables pour Moscou.
« Malheureusement, des vidéos de l’événement et en particulier celle qui voulait résumer les moments-clés de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah comportaient des inexactitudes et une peinture partiale des faits historiques, ce qui a pu créer une impression de déséquilibre », a dit le professeur Dan Michman, chef du centre de recherches du musée international de Yad Vashem, dans un communiqué publié sur le site internet du mémorial.
« Nous présentons nos excuses pour les erreurs malheureuses contenues dans ces courts-métrages qui ne représentent pas l’approche adoptée par Yad Vashem face aux faits historiques qui ont été dépeints ».
« Le révisionnisme de l’Histoire dont s’est rendu coupable Yad Vashem en ce qui concerne le rôle de l’Union soviétique au cours du 75è anniversaire de la commémoration de la libération d’Auschwitz est regrettable », a estimé l’ex-directeur national de l’ADL (Anti-Defamation League), Abe Foxman. « Il faut que des explications soient données sur le pourquoi et le comment de ce qu’il s’est passé. C’est ça, en plus des excuses, qui rendra sa crédibilité à Yad Vashem ».
Alors qu’il lui était demandé si les vidéos incriminées avaient été produites par l’institution Yad Vashem elle-même ou par un partenaire extérieur, un porte-parole du mémorial a dit au Times of Israël que « les courts-métrages et l’événement en lui-même ont été mis en place par le Forum mondial de la Shoah, en coopération avec Yad Vashem ».
Yad Vashem n’a pas précisé si les films avaient été évalués par les historiens de l’institution ou si des mécanismes de supervision avaient été mis en place pour examiner leurs contenus avant les projections.
Le Forum mondial sur la Shoah est une organisation dirigée par Moshe Kantor, un oligarque russe vivant à Londres à la tête du Congrès juif européen, connu pour être un proche de Poutine. Une porte-parole de Kantor n’a pas donné suite à nos demandes de commentaires.
Dina Porat, historienne en chef de Yad Vashem, qui dirige également le centre Kantor d’études des communautés juives contemporaines à l’université de Tel Aviv – un centre financé par l’oligarque – n’a pas répondu à nos requêtes de clarification concernant le rôle tenu par les experts du mémorial dans l’éventuelle révision des vidéos.
Mais plusieurs sources ont confié mardi au Times of Israël que les historiens de Yad Vashem n’avaient probablement pas été consultés au sujet des films.
« Les experts qui travaillent partiellement ou à temps complet au sein de Yad Vashem ont été surpris par ces films plus que problématiques et ils ont eu le sentiment qu’il fallait dire quelque chose », a commenté Havi Dreifuss, historienne de la Shoah dans l’est de l’Europe au sein de l’université de Tel Aviv et directrice du centre de recherches de Yad Vashem sur le génocide en Pologne.
« Certains d’entre nous ont estimé qu’il y aurait dû y avoir un communiqué bien plus explicite. Pas seulement pour présenter des excuses (ce qui devait assurément être fait) mais également pour fournir une explication historique sur ce qui a été présenté de manière mensongère et sur ce qui aurait dû être montré. En tant qu’historiens attachés à l’Histoire, nous aurons pu et nous aurions dû être plus précis », a-t-elle ajouté.
L’institution de Yad Vashem avait-elle consulté ses spécialistes avant de projeter les films ? Dreifuss répond que ne travaillant, pour sa part, qu’à mi-temps au sein du mémorial, elle ignore la réponse à cette question et qu’elle sait seulement « qu’un grand nombre de personnes, à Yad Vashem, ont été surpris dans le mauvais sens du terme lorsqu’ils ont vu les courts-métrages. Je ne sais vraiment pas qui a été consulté et qui a conçu ces films ».
Le professeur Yehuda Bauer, largement considéré comme le doyen des experts israéliens sur la Shoah et qui s’était exprimé à la tribune du Forum, dit au Times of Israël qu’il est clair qu’un « examen interne de l’institution pour déterminer comment tout cela est arrivé » est nécessaire.
« Les excuses qui ont été publiées étaient appropriées, mais elles n’ont pas répondu à la question de la responsabilité des événements. Je pense qu’il y aura un examen interne pour découvrir ce qu’il s’est passé », a-t-il dit. « Je suis sûr que mes collègues tentent actuellement de déterminer ce qui est arrivé. »
Le professeur Joshua Zimmerman de la Yeshiva University, auteur du livre La résistance polonaise et les Juifs a estimé pour sa part que « présenter une vidéo au sujet de l’Union soviétique pendant la Seconde guerre mondiale, qui souligne son rôle dans la défaite de Hitler mais qui omet le pacte de Molotov-Ribbentrop, l’occupation de l’est de la Pologne entre 1939 et 1941 et les atrocités qui se sont produites à l’époque à Katyn, c’est une représentation clairement mensongère du passé. Je suis heureux que Yad Vashem l’ait reconnu ».
« Yad Vashem ne s’était jamais engagé dans le révisionnisme de la Shoah, c’est exactement le contraire », a commenté Efraim Zuroff, chasseur de nazis à la tête du bureau de Jérusalem du Centre Simon Wiesenthal, qui présume que « les contenus n’ont pas été examinés » par les historiens de Yad Vashem avant d’être projetés au public.
« Il serait totalement impensable qu’un institut de recherches réputé et respecté comme Yad Vashem puisse approuver des vidéos truffées d’erreurs si flagrantes », a-t-il ajouté.
« Ce n’est pas la première fois que Yad Vashem se trouve immergé dans la politisation de la commémoration de la Shoah », a noté pour sa part Jelena Subotic, professeur de sciences politiques à l’université d’Etat de Georgie et auteur du livre Etoile jaune, étoile rouge : La commémoration de la Shoah après le communisme.
« C’est une institution d’Etat, ce n’est pas une instance spécialisée indépendante et, en tant que telle, elle peut être à la merci des nécessités politiques nationales variées – en particulier en termes de diplomatie et de politiques étrangères israéliennes. Mais à chaque fois que Yad Vashem offre une tribune aux politiciens et non aux spécialistes, l’institution risque de perdre le contrôle de sa propre indépendance d’expertise. Il est excessivement embarrassant pour l’un des lieux majeurs de commémoration de la Shoah dans le monde d’être prise en flagrant délit de révisionnisme, de semi-vérités et d’utilisation politique ».
Subotic a été l’un des quelques spécialistes ayant critiqué Poutine pour son discours prononcé à la tribune du Forum de la Shoah, où le président russe avait clamé que 40 % des Juifs assassinés pendant le génocide étaient des citoyens de l’Union soviétique.
A lire : Discours de Vladimir Poutine à Yad Vashem : « Ce crime avait des complices »
Poutine a récemment tenté de minimiser le rôle de son pays dans l’éclatement de la guerre, s’efforçant d’en attribuer la responsabilité à Varsovie. Le président polonais, Andrzej Duda, avait refusé de se rendre à la cérémonie organisée à Jérusalem car il n’avait pas obtenu l’opportunité d’y prendre la parole.
Son porte-parole avait fait savoir qu’une « situation dans laquelle le président de la république de Pologne restera à écouter les propos mensongers et faux du président Poutine, sans avoir la possibilité d’y répondre, est une mauvaise situation ».
Cette controverse sur le révisionnisme historique de Yad Vashem survient moins de deux ans après les vives critiques adressées par des historiens au Premier ministre Benjamin Netanyahu qui, selon eux, s’était prêté à une initiative révisionniste après avoir paru approuver un narratif des années de guerre fait par la Pologne – le pays y défendait ses actions passées, minimisant ses actions criminelles pendant le génocide. Netanyahu avait émis un communiqué conjoint à ce sujet avec son homologue polonais Mateusz Morawiecki.
Ce communiqué tentait en lui-même de réparer des liens abîmés suite à la condamnation, par Jérusalem, d’une loi polonaise controversée qui rendait susceptible de poursuites judiciaires toute incrimination du pays dans les crimes nazis.
Sous Netanyahu, un nombre croissant de spécialistes ont accusé Israël d’ignorer ou de minimiser le révisionnisme de la Shoah en Europe centrale et de l’Est, avec Yad Vashem pris entre les deux feux.
Comme l’avait dit un employé de l’institution au New York Times, en 2018, « nous sommes nombreux à constater une collision entre ce que nous pensons être les leçons à tirer de la Shoah et ce qui, selon nous, relève de notre emploi et la manière dont Yad Vashem peut être utilisé à des desseins politiques ».
L’équipe du Times of Israel et JTA ont contribué à cet article.