Berlin : Nettoyer des mémoriaux de la Shoah là où les Juifs frottaient les rues
À l'occasion de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, les résidents d'un quartier multiculturel rendent hommage aux victimes de la Seconde Guerre mondiale
- Des bénévoles se rassemblent dans le quartier de Kreuzberg à Berlin pour nettoyer les "stolpersteine" lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
- Des bénévoles se rassemblent dans le quartier de Kreuzberg à Berlin pour nettoyer les "stolpersteine" lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
- Les organisateurs Ben Fisher (à gauche) et Anne Aulinger montrent où, dans le quartier berlinois de Kreuzberg, différents groupes nettoieront les "stolpersteine" lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
- Des bénévoles nettoient des "stolpersteine" dans le quartier de Kreuzberg à Berlin lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
- Des bénévoles nettoient des "stolpersteine" dans le quartier de Kreuzberg à Berlin lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
- Des bénévoles nettoient des "stolpersteine" dans le quartier de Kreuzberg à Berlin lors de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, le 27 janvier 2019. (Yaakov Schwartz/Times of Israel)
BERLIN – Alors qu’une légère pluie tombait un matin d’hiver glacial, quelques dizaines de personnes se sont rassemblées sur la place Oranienplatz, près du centre-ville de Berlin, des produits de nettoyage en main. Lors de ce rassemblement populaire à l’occasion de la Journée internationale de commémoration de la Shoah, un mélange d’anglais, d’hébreu et d’allemand s’est fait entendre à mesure que les nouveaux venus rejoignaient le groupe, se présentant et étreignant de vieux amis.
Après une brève étude de quelques cartes du quartier, les organisateurs Ben Fisher et Anne Aulinger ont divisé le collectif en plusieurs équipes plus petites, chacune s’étant vu attribuer un secteur du quartier environnant. Leur mission : nettoyer les « stolpersteines », ou « pierres d’achoppement, pierres sur lesquelles on trébuche », ces pavés commémoratifs en laiton dédiés aux victimes de la Shoah, encastrés dans les trottoirs de la ville.
Le projet communautaire en est maintenant à sa deuxième année et compte sur les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille pour attirer un public varié. Parmi les participants il y avait des Juifs, des couples interreligieux, des Allemands non juifs et d’autres personnes du monde entier, dont un médecin italien et un réalisateur turc.
Alors que les volontaires se mettaient à genoux pour nettoyer et polir soigneusement les plaques de laiton altérées, l’image des Juifs forcés par les Nazis à nettoyer les rues – une humiliation courante pendant Ia Shoah – est venu à l’esprit de ce journaliste.
Cette commémoration de quartier différait nettement des cérémonies plus traditionnelles qui se sont déroulées en Allemagne – ce que Fisher et Aulinger, deux militants de terrain, ont voulu dès le départ.
« Nous avons eu l’idée de procéder à un nettoyage dans le quartier où nous vivons, de commémorer et non pas d’en faire un grand événement avec des politiciens qui parlent, et tout ça – juste un événement communautaire », a déclaré Aulinger, une éducatrice politique née en Allemagne qui a œuvré ces dernières années dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, notamment en tant que membre de l’association Humanity in Action, une organisation à but non lucratif de défense des droits de l’homme.

« C’est quelque chose qui se fait discrètement. J’ai grandi avec les stolpersteinine, dit Aulinger. « Quand ils ont commencé à les placer en Allemagne, j’étais encore une enfant, et je pense que c’est quelque chose que je tenais pour acquis parce que je n’avais jamais réalisé jusqu’à il y a quelques années que c’était vraiment l’initiative des gens à titre individuel. Le projet est du ressort des gens eux-mêmes pour l’amener dans leur ville. »
Lancé en 1992 par l’artiste allemand Gunter Demnig, le projet « stolpersteine » compte actuellement plus de 70 000 pierres d’achoppement dans plus de 1 200 villes européennes. Les petits pavés commémoratifs sont situés dans la rue à l’extérieur de la dernière adresse connue où la victime a habité avant d’être déportée ou tuée par les Nazis.

La plupart des personnes commémorées sont juives, mais des stolpersteines sont dédiées à toutes les victimes des nazis, dont les Roms, les homosexuels et les témoins de Jehova. Les mémoriaux dépendent des citoyens qui enquêtent sur l’histoire des victimes et font une demande pour une plaque en leur honneur. L’attente pour l’installation d’un nouveau stolperstein (singulier pour stolpersteine) est actuellement de cinq ans.
« J’ai toujours été fasciné par les stolpersteine », a déclaré Fisher, un chercheur syndical né en Israël et guide touristique local qui vit à Berlin depuis quatre ans. « Lors du jour du souvenir de la Shoah l’année dernière, je me suis dit : ‘Faisons quelque chose. Nous ne savions pas vraiment quoi faire, et Anne et moi sommes des gens de terrain. On peut être membre d’un parti, d’un syndicat, quelque chose, mais à la fin, on aime faire des choses. Nous avons donc invité des gens sur Facebook. Ça a attiré l’attention et a pris de plus en plus d’ampleur’. »

M. Fisher a indiqué que même si le groupe est varié, il attire certains plus que d’autres – en particulier des Israéliens et des Allemands non-juifs.
« Les jeunes Israéliens veulent avoir un moyen d’interagir avec cette partie de leur identité, mais ne veulent aucunement le faire d’une manière institutionnelle », a expliqué Fisher, en soulignant que c’était aussi un bon moyen de rencontrer de nouvelles personnes.
« Les Juifs allemands ont déjà leur propre structure institutionnelle pour y prendre part. Les Israéliens en sont privés parce qu’ils ne font pas vraiment ‘partie’ d’ici. »
« C’est aussi un projet intéressant pour les Allemands non-juifs. C’est un moyen pour les jeunes Allemands de s’engager. Si le noyau, l’essence, est positif, de bonnes choses vont se produire. Il suffit de créer une plate-forme pour que les gens puissent se rencontrer », a ajouté M. Fisher.
Ibrahim Karaman est un cinéaste turc qui a passé son enfance et une grande partie de son âge adulte à Berlin. Il est récemment revenu ici pour faire la promotion de sa nouvelle série, intitulée « Stateless », sur un citoyen allemand élevé à Istanbul qui découvre le passé secret nazi de son grand-père. La série en six épisodes sera présentée en première au Festival du film de Berlin au début du mois prochain.
https://youtu.be/6ROrxCDkBkA
« Aujourd’hui, il y a des pierres d’achoppement dans les rues mêmes où j’ai grandi à Kreuzberg », dit Karaman. « Quand j’étais enfant, je n’avais aucune idée de ce qui s’est passé, mais maintenant je suis de retour à Berlin et je peux commémorer ça avec une nouvelle compréhension et maturité. »
Une partie de la série de Karaman a été filmée dans le quartier. « Comme ce secteur devait aussi être nettoyé et commémoré aujourd’hui, il était particulièrement important pour moi de venir ici », dit-il.
L’anthropologue israélienne et ancienne professeure de l’Université hébraïque Tamar Rapoport, qui vit maintenant à Berlin, fait des recherches sur les stolpersteine depuis des années. Les pierres sont particulièrement remarquables, dit-elle, en raison de leurs informations biographiques sur chaque individu.
« Ça peut sembler peu d’informations », dit-elle. « Mais la date et le lieu de naissance et de mort sont les moments les plus importants de la vie d’une personne, et ceux-ci sont énumérés individuellement sur chaque pierre individuelle. En fait, l’artiste a été inspiré par la citation du Talmud qui dit qu’une personne n’est oubliée que lorsque son nom est oublié. »

Rapoport, qui s’est adressée au groupe à la fin des travaux de l’après-midi, a également souligné l’importance de la communauté pour l’installation et la perpétuation des mémoriaux stolpersteine.
« C’est le plus grand projet de commémoration au monde », a déclaré Mme Rapoport. « Et c’est presque entièrement piloté par des bénévoles. »
À la fin de la cérémonie de clôture, les organisateurs ont demandé si quelqu’un avait une histoire à raconter. Stefan, 33 ans, qui a grandi dans le sud de l’Allemagne, s’est avancé pour s’adresser à la foule.
« Il y a dix ans, alors que mon grand-père était sur son lit de mort, il nous a surpris en nous disant que son père était en fait juif », dit Stefan, s’arrêtant pour se recueillir. « Et c’est ainsi que j’ai découvert que mon arrière-grand-père avait été assassiné par les nazis. Je ne l’avais jamais su avant. »
Stefan a dit que malgré l’énorme quantité d’informations douloureuses que la famille a été forcée de traiter soudainement, il y avait une lueur d’espoir : Son arrière-grand-père avait deux frères survivants qui ont fui à Haïfa en 1939. En octobre dernier, Stefan et sa famille ont rendu visite à leurs nouveaux cousins israéliens, dont il a noté avec fierté qu’ils étaient plus de 30.
« C’était plus difficile que je ne le pensais d’en parler », a déclaré Stefan plus tard au Times of Israel. « Le lien personnel avec le sort incroyablement triste et brutal de chacun de ces individus qui partagent votre nom est assez accablant. »

Mais, poursuit-il, « c’était parfois un soulagement de partager ces expériences. Chaque famille israélienne a tant d’histoires à raconter sur la perte. »
Pour Stefan, le polissage des stolpersteine « rend en quelque sorte visible le destin de ces individus dans l’espace public ».
« En les nettoyant, on s’occupe d’eux, on se souvient d’eux, même si cela ne suffira jamais à compenser la perte de toute l’histoire de leur vie », conclut Stefan.
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.

Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel