Covid : les aveugles et les sourds d’Israël face à un monde plus hostile
Un acteur malvoyant et une malentendante militante décrivent les nouveaux défis posés par l'épidémie, le toucher étant interdit et la lecture labiale impossible à cause des masques
Marissa Newman est la correspondante politique du Times of Israël
La semaine dernière, Mohammad Shaqqur, 38 ans, a remis ses clés à son propriétaire de Jaffa et est retourné à contrecœur chez ses parents, dans la ville de Sha’ab, en Basse-Galilée. L’acteur de théâtre nouvellement au chômage, placé en congé sans solde pendant la pandémie, reste maintenant la plupart du temps à l’intérieur, se sentant « sans but et craignant pour l’avenir » et se demandant quand, et si, il sentira à nouveau le pouls croissant du public battre en lui en foulant les planches.
Son histoire est apparemment typique du million d’Israéliens sans emploi qui ressentent les retombées économiques de l’épidémie de coronavirus. Mohammad Shaqqur, cependant, souffre également de cécité congénitale et fait partie des dizaines de milliers de personnes handicapées qui doivent faire face à une série de changements de mode de vie provoqués par la pandémie, en plus des incertitudes financières.
« Je me suis habitué à vivre en ville, tout est accessible. Dans les villages, ce n’est pas le cas », commente-t-il à propos de son déménagement dans sa ville natale.
Son employeur, l’organisation culturelle Na Laga’at et sa troupe de théâtre d’acteurs aveugles et sourds, perd énormément depuis qu’elle a été contrainte de fermer le 15 mars dernier à cause du virus. Les coupes budgétaires sont inévitables, si tant est qu’elle parvienne à rouvrir, selon son directeur. Et M. Shaqqur est bien conscient que s’il est licencié, il ne retrouvera pas facilement un nouvel emploi.
« Ma crainte est que le centre ferme et que je perde mon emploi », s’inquiète M. Shaqqur, qui a travaillé dans différents départements de l’organisation pendant près de dix ans.

Lorsque Mili Wasserstrom quitte son domicile, elle est accueillie par une marée de masques. Lorsqu’on lui parle, la directrice de l’organisation Ma’agalei Shema, qui aide les sourds et les malentendants, dit qu’elle acquiesce de la tête avec bonté, bien qu’elle n’ait souvent aucune idée de ce qu’elle acquiesce.
« Dans toute communication directe avec une personne, je suis aidée par la lecture labiale », explique Mme Wasserstrom, qui est malentendante de naissance. « Donc si maintenant, le masque étouffe légèrement leur voix et que je ne peux pas non plus lire sur leurs lèvres, je peux personnellement manquer entre 10-20 % et 40 % de ce qui m’est dit. Je dois fonctionner comme ça sur mon lieu de travail, chez le médecin avec mon enfant, à la maternelle de mon enfant, à l’épicerie, au supermarché ».

Bien qu’Israël ait largement assoupli ses restrictions liées au coronavirus à mesure que le nombre de cas diminuait, le pays a décrété l’obligation du port du masque et de la distanciation sociale qui restera probablement en vigueur dans un avenir prévisible pour endiguer la propagation de cet agent pathogène hautement contagieux. (L’ordonnance du masque a été temporairement levée jusqu’à la fin de cette semaine en raison d’un temps dangereusement caniculaire.)
Pour les malvoyants en Israël qui dépendent du toucher pour lire et s’impliquer dans leur environnement, ou les malentendants qui dépendent de la proximité et d’une vue claire des lèvres de l’orateur ou de l’interlocuteur, le coronavirus a présenté une série de nouvelles pierres d’achoppement. Alors même qu’elles tentent de s’adapter, les organisations qui les soutiennent luttent pour se maintenir à flot dans ce maelström, les fonds publics et leurs propres bénéfices se tarissant.
Selon le ministère aux Affaires sociales, en 2013 (les derniers chiffres sur son site), Israël comptait 23 000 personnes aveugles. Un tiers des hommes aveugles vivent seuls, ainsi que près de 60 % des femmes, selon le ministère. Il indique également que 15 000 Israéliens sont atteints de graves déficiences auditives, et qu’un tiers des plus de 65 ans développera une certaine déficience.
Un siècle en arrière
Au début de la pandémie, Mme Wasserstrom, comme la plupart des Israéliens, s’asseyait le soir avec sa famille pour assister aux points presse du Premier ministre Benjamin Netanyahu sur l’épidémie, qui décrivaient les directives de confinement décidées par le gouvernement, lesquelles évoluaient rapidement et étaient de plus en plus inquiétantes.
Mais il n’y avait pas de sous-titres ni de traduction simultanée en langue des signes lors des premières diffusions, déplore-t-elle.

Mili Wasserstrom – qui s’est entretenue avec le Times of Israël par téléphone à l’aide d’une technologie qui lui permet d’entendre – s’est appuyée sur son mari et ses enfants pour se tenir au courant. Le sentiment qu’elle ne pouvait pas accéder pleinement à l’information ou qu’elle pouvait mal comprendre les dangers et les règles a accru ses craintes concernant le virus.
Dans le même temps, le ministère de la Santé et celui de l’Éducation ont inondé leurs réseaux sociaux de clips vidéo sur les règles évoluant rapidement, mais sans sous-titres ni traductions en langue des signes, dénonce-t-elle. (Mme Wasserstrom est entrée en contact avec le ministère de la Santé, qui a travaillé dur pour rendre le contenu accessible, bien qu’il n’ait pas pu suivre le rythme et n’ait pas tout retranscrit.)
« S’il y avait un certain degré de panique et d’incertitude dans la population en général, cela était amplifié au sein de la communauté que nous représentons », souligne-t-elle, notant qu’avec des informations partielles, « on les comble avec des suppositions sur ce qu’on a manqué et cela ne fait que créer plus de tension et de stress, ce qui est tout à fait inutile. »
Tout récemment, alors que son fils devait retourner à la maternelle, l’enseignante a envoyé une vidéo du ministère de la Santé à tous les parents pour qu’ils soient au courant de la nouvelle réglementation. Elle a ouvert le lien – et l’a fermé immédiatement. Il n’y avait pas de sous-titres et elle ne pouvait pas suivre la lecture labiale.
« S’il y a quelque chose que nous avons appris pendant cette période, c’est que ces choses sont très souvent mises de côté en cas d’urgence. Et en cas d’urgence, l’information doit être très accessible à tous. »
Selon elle, cette approche a fait remonter la lutte pour les droits des sourds aux « années 20 ».
Son organisation d’aide aux enfants et aux jeunes sourds et malentendants est également en difficulté financière en raison des réductions budgétaires du ministère des Affaires sociales, et a commencé à collecter des fonds, car, selon Mme Wasserstrom, « nous ne savons pas à quoi ressemblera le monde de la philanthropie au lendemain du coronavirus ».
« En ce moment, nous avons le sentiment, au sein de la communauté, que nous avons vraiment été mis en retrait pour tout ce qui concerne l’accessibilité, car soudain, quelque chose comme se rendre dans une clinique médicale, où le médecin porte un masque et où il est difficile de communiquer avec lui, est un problème. »

Les éducateurs et les militants luttent pour s’adapter
Pour s’adapter, les éducateurs et les militants qui aident les malvoyants et les malentendants ont été soumis à de nouveaux défis.
Pour les enfants malentendants, la technologie de la vidéoconférence n’a pas beaucoup aidé, car les élèves contraints à l’apprentissage à distance ne peuvent pas suivre la lecture labiale à l’écran dans un cadre chaotique, quand on ne sait pas qui parle, explique M. Wasserstrom.
De plus, certains enfants malentendants dans les écoles ordinaires sont retournés en classe en découvrant que leur professeur portait un masque, ajoute-t-elle.
« Aujourd’hui, en classe, il n’y a pas d’obligation de porter un masque. Mais certains enseignants, pour leur propre sécurité – et je ne peux pas discuter avec eux – portent des masques, et cela rend la compréhension difficile pour les enfants [malentendants]. »

Les éducateurs des écoles pour aveugles ont également déclaré que la téléconférence pendant le confinement n’était pas possible pour de nombreux malvoyants.
Rachel Skrovish, qui dirige l’Institut juif pour les aveugles à Jérusalem, qui propose des programmes pour les enfants et les adultes, indique que l’école se conforme aux directives du ministère de la Santé et fait preuve de prudence.
Le personnel et les étudiants portent des masques, mais « on ne peut pas maintenir une distance de deux mètres, ce n’est pas possible, parce que tout notre travail se fait par le toucher ».
Si certains enfants ont confié qu’ils étaient soulagés de pouvoir rester chez eux pendant le confinement, pour d’autres, dit-elle, le virus a exposé leur isolement social et leur solitude.
« Il fait remonter à la surface toutes les difficultés, ce que signifie être seul, ce que signifie être sans famille, ce que signifie être sans amis. Il fait remonter à la surface des difficultés qui peuvent être présentes tout au long de l’année et les affûte », commente-t-elle.

Rachel Skrovish et Mili Wasserstrom ont également donné des conseils sur la façon dont il faudrait se comporter avec ceux qui peuvent avoir besoin d’aide, en équilibrant les préoccupations de santé et l’altruisme à l’ère du coronavirus.
Une personne aveugle devrait, en principe, être capable de naviguer sans aide et demandera de l’aide si nécessaire, explique M. Skrovish. Mais si elle semble perdue ou dans le besoin, et que la personne aveugle et celle qui cherche à l’aider portent toutes deux un masque, il ne faut pas les ignorer, souligne-t-elle.
« Vous n’avez pas non plus à toucher la personne aveugle. S’il y a un problème de contact ou de toucher, vous pouvez dire ‘continuez tout droit’ ou ‘suivez-moi et vous entendrez ma voix et vous marcherez avec moi, il y a des obstacles ici’. Si vous proposez votre coude, je pense que vous pouvez aussi garder une bonne distance » ou placer leur main sur votre épaule, détaille-t-elle.
Mili Wasserstrom ajoute : « Si une personne sourde ou malentendante se trouve devant vous, il vaut peut-être mieux rester à deux mètres l’un de l’autre, mais enlevez votre masque. »
Son organisation plaide également en faveur de l’utilisation généralisée des masques transparents.
Le spectacle va-t-il continuer ?
Avant la pandémie, Mohammad Shaqqur disait que son quotidien était « rempli d’activités ».
Depuis 2011, il travaille pour la compagnie Na Laga’at, basée à Jaffa, qui gère un théâtre pour acteurs aveugles et sourds ainsi que pour ceux souffrant d’autres handicaps, réputé comme étant le seul de ce genre au monde, ainsi que le restaurant « Blackout » dans le noir, où travaillent des serveurs aveugles, et divers ateliers.
Il a commencé comme serveur et a rapidement appris que ce n’était pas pour lui. Il a également travaillé dans les départements de marketing et de coordination de l’accessibilité du théâtre, mais a trouvé sa véritable vocation une fois sur scène.
« C’était toujours amusant de sentir la foule », dit-il.
Selon son directeur, Oren Itzhaki, l’installation a accueilli un million de visiteurs depuis son ouverture en 2004. Elle emploie 120 salariés, dont 70 % sont handicapés.
Ce dernier estime qu’en raison de la pandémie, qui l’a obligé à fermer complètement depuis le 15 mars, quelque 40 % de ses activités annuelles ont été annulées et des millions de shekels ont été perdus. L’organisation espère reprendre ses activités sous une forme limitée en juillet et août, bien qu’il ait souligné qu’elle ne serait pas en mesure de le faire sans l’aide du gouvernement pour couvrir certaines des pertes de l’entreprise auparavant rentable, en plus des licenciements. Bien que les travailleurs reçoivent des allocations d’invalidité de l’État, ils subiraient un préjudice financier important en raison du nombre réduit de spectacles et d’activités.
« Sur le plan personnel, il est très difficile de regarder mes travailleurs dans les yeux et de leur dire : ‘Nous allons revenir à la normale, tout ira bien' », concède-t-il. « Je suppose qu’ils ne reviendront pas tous. »
M. Shaqqur a néanmoins bon espoir que les fans de la troupe ne les laisseront pas sombrer.
« Je crois beaucoup au public, qu’il nous soutiendra comme il nous a soutenus auparavant », prédit-il optimiste. Il a également exprimé l’espoir que le gouvernement israélien reconnaisse leur situation difficile.
Les décideurs israéliens, fait-il remarquer, devraient « ouvrir les yeux et voir la situation ».