Des lettres révèlent le curieux lien entre un réfugié juif et le créateur d’IKEA
Ingvar Kamprad d'IKEA avait d'abord été heureux de collaborer pour le livre d'Elisabeth Åsbrink sur son ami juif, jusqu'à ce qu'on découvre qu'il a appartenu au parti nazi suédois
Il y a une décennie, une boîte IKEA est remise à la journaliste d’investigation et autrice Elisabeth Åsbrink. A l’intérieur, plus de 500 lettres en allemand reçues par un homme, Otto Ullmann, et écrites par ses parents, ses tantes et ses oncles – avant que tous ne soient assassinés par les nazis.
Le fait que cette boîte soit estampillée IKEA n’est pas une coïncidence. Cachée dans les courriers, – la révélation sidérante que la vie d’Ullman, un réfugié juif autrichien venu en Suède pendant la Seconde Guerre mondiale, a croisé celle d’Ingvar Kamprad, le fondateur disparu d’IKEA et l’un des hommes les plus riches du monde.
Pendant les dernières années de la guerre, Otto Ullman avait vécu avec la famille Kamprad à Småland et avait travaillé pour elle – nouant des liens d’amitié étroits avec le fils, Ingvar, qui avait à peu près le même âge. Ingvar avait même fini par embaucher Otto Ullman qui allait devenir l’un des tous premiers employés d’IKEA après le lancement de l’entreprise, en 1943. Le jeune Juif avait alors tout juste 17 ans.
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Cette histoire inhabituelle se complique toutefois sachant qu’alors qu’Ullman vivait aux côtés de la famille Kamprad, Ingvar était impliqué dans les groupes nazis et fascistes suédois. Dans les années 1990, le fondateur de la marque internationale finira par reconnaître ces associations politiques et présenter ses excuses – clamant que ces activités, en temps de guerre, n’avaient été qu’une erreur de jeunesse.
« L’histoire entière de cette relation anormale ne sera jamais connue. C’est difficile de comprendre comment Otto a pu ne jamais connaître la vérité concernant Kamprad. C’est un mystère », commente Elisabeth Åsbrink, l’autrice de 55 ans, auprès du Times of Israel dans un entretien téléphonique accordé depuis son domicile de Stockholm.
Les liens entre Ingvar Kamprad et Otto Ullman font partie de l’histoire plus large d’Otto et de sa famille pendant la guerre – une histoire racontée par Elisabeth Åsbrink dans un livre, And in the Vienna Woods the Trees Remain: The Heartbreaking True Story of a Family Torn Apart by War. L’ouvrage a été publié à l’origine en suédois et salué par le public.
Il est sorti en anglais au début de l’année.
« Les enfants d’Otto clament que leur père n’avait aucune idée du camp auquel appartenait Kamprad au moment de leur amitié de jeunesse. Ils se souviennent qu’il avait été très en colère et bouleversé quand l’information a été révélée, dans les années 1990. Et il a toujours refusé de pardonner à Kamprad », révèle Elisabeth Åsbrink.
Ingvar Kamprad, qui se souvenait de son amitié avec Otto Ullman avec une vive affection, avait été initialement heureux de s’entretenir avec Elisabeth Åsbrink pour son livre.
Toutefois, après la découverte par la journaliste, dans les archives nationales, d’un document de la police secrète suédoise datant de 1943 qui faisait état de la surveillance exercée sur Kamprad, dans lequel il était identifié comme appartenant à l’unité socialiste suédoise (le nom, en Suède, du parti nazi à l’époque), le fondateur d’IKEA refusa de coopérer davantage avec elle.
Selon Elisabeth Åsbrink, le document – dont le contenu indiquait que Kamprad avait continué à assister à des réunions du mouvement fasciste et à entretenir des contacts étroits avec le leader fasciste Per Engdahl, lui apportant un soutien financier dans les années 1950 – a disparu depuis la publication de son ouvrage en 2011.
« J’ai aussi fortement le sentiment qu’en résultat de mon livre, on m’a refusé l’accès à d’autres documents des archives – ou qu’on m’a donné des dossiers expurgés seulement – quand j’ai voulu travailler sur l’ouvrage suivant », dit-elle en se référant à « 1947 : l’année où tout commença », publié en français en 2017.
L’auteure estime également que le moment choisi par la Fondation IKEA pour faire un don d’un montant de 62 millions de dollars au Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU, au bénéfice des réfugiés somaliens au Kenya, juste après la parution initiale de And in the Vienna Woods the Trees Remain, a été mûrement réfléchi.
« IKEA a clairement tenté d’étouffer mon histoire, de nier, d’une certaine manière, ce que j’avais découvert et rapporté », explique-t-elle.
Une vie riche en lettres
Tandis que l’amitié improbable entre Otto Ullmann et Ingvar Kamprad défraya la chronique lors de la publication de l’ouvrage, elle ne constitue pas l’essentiel de celui-ci – et ne représente pas ce qu’il contient de plus émouvant.
Elisabeth Åsbrink s’appuie sur environ 50 courriers trouvés dans la boîte pour créer la structure du livre. Autour de ces missives, elle reconstitue, par le biais des recherches qu’elle a menées, ce qui est arrivé à Otto, enfant unique, à sa mère Elise, femme au foyer, à son père journaliste, Josef (Pepi), et à ses oncles et tantes depuis la nuit de Cristal, en novembre 1938, jusqu’à la rupture finale de tous les contacts à la fin de l’année 1944, quand Elise et Josef ont été transportés de Theresienstadt à Auschwitz, où ils ont été probablement assassinés peu après.
Avant la guerre, Otto, qui était alors âgé de 13 ans, fut évacué vers la Suède depuis Vienne par des missionnaires chrétiens qui voulaient sauver des enfants lors d’une opération ressemblant au Kindertransport.
La Suède avait autorisé très peu de réfugiés juifs ayant fui l’Allemagne nazie à pénétrer sur son territoire. La communauté juive suédoise était parvenue à faire venir entre 500 et 600 enfants, et Otto était l’un de ces jeunes « mosaïques » qui avaient obtenu le secours de la Société suédoise pour Israël.
« Le plus grand défi a été, bien sûr, que je n’avais que les lettres que les parents d’Otto lui ont envoyées, mais pas ses réponses. Il a fallu que je remonte le fil et que je déduise ce que lui avait écrit », dit Elisabeth Åsbrink.
De plus, il a fallu qu’elle trouve le code utilisé par les parents d’Otto pour écrire à leur fils. Par exemple, un grand nombre des messages brefs envoyés par Elise, en 1942, mentionnent que Josef – avec qui il correspondait d’habitude – était dorénavant dans l’incapacité d’écrire beaucoup, parce qu’il travaillait sans relâche et qu’il était très fatigué.
« Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Josef travaillait jour et nuit à un moment où il était interdit aux Juifs d’occuper un poste ou une profession quels qu’ils soient et où ils étaient, à tous égards, enfermés dans leurs habitations dans des conditions dures », indique Elisabeth Åsbrink.
Et elle a trouvé la réponse dans des documents découverts aux archives du conseil communautaire juif de Vienne. Josef avait été chargé de faire appliquer les ordonnances de déportation au sein du conseil – une tentative de gagner du temps avant que lui et Elise ne soient eux-mêmes déportés.
Et cela devient plus dur encore de lire les courriers envoyés par les parents d’Otto alors que leur séparation d’avec leur fils remontait à cinq ans déjà et que la perspective de leurs éventuelles retrouvailles s’évanouissait petit à petit. Les derniers courriers apparaissent clairement comme des adieux et un testament éthique.
« Mange bien tes flocons d’avoine »
Les premiers courriers – écrits quand Josef et Elise espéraient encore retrouver leurs enfants – sont plutôt prosaïques. Ils sont remplis de rappels faits à Otto de manger des flocons d’avoine (ce n’est clairement pas ce qu’il préfère), de se faire de nouveaux amis, d’apprendre de nouvelles choses et de rester en bonne santé.
« J’ai d’abord été déçue par les lettres. Elles n’étaient pas un reflet intéressant de ce que pouvait être la vie sous le régime nazi », confie Elisabeth Åsbrink. « C’est après que j’ai compris ».
Elle a réalisé que les missives représentaient la seule occasion pour Elise et Josef de redevenir des êtres humains normaux et d’être à nouveaux des parents.
« En parlant de problèmes normaux, en se montrant courtois, ils parvenaient à rester en contact avec ce qu’ils avaient été », ajoute l’auteure.
Produire And in the Vienna Woods the Trees Remain relevait d’une longue démarche de l’auteure vers son identité de juive, après avoir été élevée sous l’interdiction d’évoquer cet héritage à qui que ce soit. Elle est la fille d’un survivant hongrois de la Shoah et d’une mère britannique, dont le père était un Juif séfarade de la communauté de Thessalonique.
« Mon grand-père et mon arrière-grand-mère ont été assassinés pendant la Shoah. Le génocide ne nous a pas laissé de corps et il a égaré tant de noms, aujourd’hui oubliés », déplore-t-elle.
« Au moins, j’ai pu faire sortir cinq noms de ce tombeau et leur redonner vie et amour », clame Elisabeth Åsbrink, évoquant les parents, les oncles et les tantes bien-aimés d’Otto – Josef Ullmann, Elise Kollmann Ullmann, Margarethe Kollman, Adolfine Kollmann Kalmar et Paul Kalmar.
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