Israël en guerre - Jour 650

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Analyse

Des sous-traitants en danger : des entreprises civiles en première ligne à Gaza

Alors que des entreprises sanctionnées obtiennent des contrats avec la Défense, des questions se posent sur le contrôle, la légalité et la frontière ténue entre militaire et civil

Un bulldozer de Tsahal, au milieu de batailles en cours entre Israël et le Hamas, lors d'une opération militaire dans le nord de la bande de Gaza, le 22 novembre 2023. (Crédit : Ahikam SERI / AFP)
Un bulldozer de Tsahal, au milieu de batailles en cours entre Israël et le Hamas, lors d'une opération militaire dans le nord de la bande de Gaza, le 22 novembre 2023. (Crédit : Ahikam SERI / AFP)

Alors que la guerre menée par Israël contre le groupe terroriste palestinien du Hamas à Gaza entre dans son 21ᵉ mois, une réalité discrète, mais préoccupante s’est installée : des entrepreneurs civils, engagés par le ministère de la Défense, effectuent régulièrement des missions de démolition, d’ingénierie et de logistique directement en zone de guerre.

Bien qu’ils aient officiellement le statut de non-combattants, nombre d’entre eux opèrent désormais sur les lignes de front ou à proximité immédiate, prenant des risques normalement réservés aux soldats en uniforme.

Le risque comporté par ces missions est apparu de manière tragique à la fin du mois de mai, lorsque David Libi, un entrepreneur civil de 19 ans, a été tué par une bombe alors qu’il manipulait du matériel d’ingénierie au cours d’une opération de Tsahal dans le nord de la bande de Gaza.

Selon l’armée, Libi se trouvait dans la zone de Jabaliya lorsque la bombe a explosé. Il s’agit du troisième entrepreneur du ministère de la Défense tué à Gaza depuis le début de la guerre.

Libi travaillait pour Libi Construction and Infrastructure, une société récemment sanctionnée par le Royaume-Uni pour avoir soutenu des avant-postes illégaux en Cisjordanie. L’entreprise appartient à son père, Harel Libi.

Le ministère britannique des Affaires étrangères a accusé l’entreprise d’avoir fourni un « soutien logistique et financier » à l’expansion d’implantations entraînant le déplacement forcé de Palestiniens.

Harel Libi, résident de l’avant-poste illégal d’Adei Ad en Cisjordanie, a également été sanctionné pour « actes d’agression et de violence contre des Palestiniens », de même que d’autres activistes d’extrême droite impliqués dans des activités similaires.

Selon le groupe de surveillance Kerem Navot, Libi Construction a réalisé de nombreux travaux dans des zones non autorisées de Cisjordanie, notamment la construction d’infrastructures pour des avant-postes illégaux tels que Coco’s Farm, lui aussi sanctionné. Des groupes palestiniens accusent les employés de Libi de harceler les éleveurs locaux et d’empêcher l’accès aux pâturages.

David Libi, un sous-traitant du ministère de la Défense tué, à Gaza le 29 mai 2025. (Crédit : Autorisation)

Malgré les sanctions et les allégations, Libi Construction a poursuivi ses activités dans le cadre de contrats avec le ministère de la Défense et a continué à être active à Gaza. Le ministère a refusé de commenter la poursuite de sa collaboration avec l’entreprise ou le rôle plus large des entrepreneurs civils dans la bande de Gaza. Libi Construction n’a pas répondu immédiatement aux demandes de commentaire.

Le ministère de la Défense a engagé de nombreux civils, comme David Libi, pour effectuer des travaux de démolition et des missions logistiques, libérant ainsi des unités de Tsahal pour des opérations de combat. Mais le recours à des entrepreneurs civils dans des zones de guerre actives soulève de sérieuses questions sur le contrôle, la légalité et la véritable nature de leur statut.

L’essor des sous-traitants civils dans la guerre moderne

Ori Swed, directeur du Texas Security Center à l’université Texas Tech, a expliqué au Times of Israel que si le recours à des sous-traitants dans des contextes militaires n’est pas nouveau, son ampleur et sa visibilité ont considérablement augmenté depuis les années 1990.

Il a cité des « cas très médiatisés » comme celui de Blackwater, l’entreprise militaire privée américaine dont le rôle controversé dans la guerre d’Irak a attiré l’attention de la communauté internationale sur le recours aux sous-traitants civils dans des zones de combat actif.

Ori Swed, directeur du Texas Security Center à l’université Texas Tech (Crédit : autorisation)

En 2007, des contractants de Blackwater qui escortaient un convoi diplomatique américain avaient ouvert le feu sur la place Nisour à Bagdad, tuant 17 civils irakiens. Ce massacre avait conduit l’Irak à révoquer la licence d’exploitation de l’entreprise, même si celle-ci a ensuite été temporairement rétablie par les autorités américaines.

Cet incident a donné lieu à des condamnations pénales, à des enquêtes du FBI et à un vaste débat sur la responsabilité juridique des sous-traitants civils. Erik Prince, le fondateur de Blackwater, a toujours nié toute faute, accusant le gouvernement américain d’avoir ciblé son entreprise avec ce qu’il a qualifié d’allégations « sans fondement », notamment des accusations de négligence, de discrimination raciale, de meurtre et de contrebande d’armes.

Swed a précisé que des cas comme celui de Blackwater ne représentent pas l’ensemble du secteur militaire privé, qu’il a qualifié de « tragique, extrême et profondément problématique ».

Une excavatrice israélienne opère dans le sud de Gaza à Rafah, au milieu des opérations des Tsahal, le 18 juin 2024. (Crédit : Emanuel Fabian/Times of Israel)

« Les opérations militaires ne se résument pas aux combats », a expliqué Swed.
« Elles impliquent la construction, la logistique, le transport, les communications et même les soins de santé. Lorsqu’une armée nationale ne dispose pas de toutes les ressources ou de la spécialisation nécessaires en interne, ou lorsqu’elle doit simplement accroître ses capacités, elle se tourne vers le secteur privé. »

À Gaza, ces entrepreneurs civils ont été mobilisés pour construire et démolir des routes, déblayer des décombres et modifier le terrain afin de faciliter les mouvements de troupes et de contrôler le territoire – des actions que Swed décrit comme essentielles à l’ingénierie militaire moderne.

D’autres acteurs privés, tels que la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), soutenue par les États-Unis et Israël, sont également intervenus sur le terrain, distribuant de l’aide alimentaire sous la coordination du ministère de la Défense. Depuis son lancement fin mai, la GHF affirme avoir fourni plus de 46 millions de repas aux civils palestiniens. Cependant, ses opérations sont ternies par des signalements quasi quotidiens de tirs meurtriers sur des Palestiniens tentant d’atteindre les points de distribution à travers les lignes de Tsahal.

Le chemin vers Gaza : Bureaucratie et opacité

Selon CivilEng, une organisation privée représentant les professionnels de la construction en Israël, les entreprises souhaitant participer aux opérations doivent d’abord s’enregistrer auprès du Centre de construction du gouvernement, qui relève de la Direction de la technologie et de la logistique de Tsahal, ainsi qu’auprès du Registre des entrepreneurs.

Ce n’est qu’après cette étape qu’elles peuvent demander à être reconnues comme fournisseurs de travaux publics et répondre aux appels d’offres du ministère de la Défense.

Le département de l’ingénierie et de la construction du ministère, selon son propre site internet, est composé à la fois d’officiers de Tsahal et d’ingénieurs civils. Il supervise la planification et l’exécution des infrastructures militaires, y compris la majorité des travaux actuellement menés à Gaza.

La transparence autour de ces opérations reste toutefois très limitée. Swed souligne que les impératifs de sécurité empêchent souvent la diffusion d’informations auprès du grand public.

Des membres d’une société de sécurité privée américaine, engagée par la Fondation humanitaire de Gaza, encadrent des Palestiniens déplacés venus recevoir des vivres, alors que des bombes fumigènes sont tirées par les troupes israéliennes, dans un centre de distribution au centre de la bande de Gaza, le 8 juin 2025. (Crédit : Eyad Baba/AFP)

« Tout ce secteur fonctionne volontairement dans l’ombre », a-t-il déclaré. « Toutes les activités liées aux opérations militaires – en particulier en zone de guerre – impliquent un certain niveau de confidentialité. Les entrepreneurs n’échappent pas à cette règle. Divulguer leur identité, leurs contrats ou même des détails logistiques pourrait mettre leur vie en danger. »

Risque sans reconnaissance

Bien qu’ils opèrent dans des zones de guerre, les entrepreneurs comme Libi ne bénéficient ni de la reconnaissance publique ni de la protection juridique accordées aux soldats.

« Lorsqu’un entrepreneur meurt, la réaction du public n’est pas la même que lorsqu’il s’agit d’un soldat », explique Swed. « On considère généralement que ces entrepreneurs sont là pour l’argent et qu’ils ont accepté les risques de leur plein gré. »

Contrairement aux soldats de Tsahal, les entrepreneurs civils ne sont pas considérés comme des combattants au regard du droit international et ne bénéficient donc pas du statut de prisonnier de guerre s’ils sont capturés.

Ils interviennent également dans le cadre de contrats privés et non sous un commandement militaire formel, ce qui rend la supervision fragmentée et la responsabilité plus difficile à définir. Les sous-traitants opérant en zone de conflit ne bénéficient pas des protections institutionnelles accordées aux soldats – telles que les pensions, les avantages sociaux à long terme ou l’assistance juridique dans le cadre du système judiciaire militaire – et doivent s’appuyer sur les seules protections prévues par le droit civil du travail.

« Les acteurs de ces sociétés de sécurité ne sont pas des soldats… mais en même temps, ce ne sont pas des non-combattants », a expliqué Swed.

Des soldats israéliens debout près d’un bulldozer, lors d’une tournée médiatique organisée par Tsahal, pendant la guerre en cours entre Israël et le Hamas, dans la ville de Gaza, le 8 février 2024. (Crédit : Jack Guez/AFP)

Swed a également souligné l’utilité politique plus large de l’externalisation.
« Cela permet à l’État de réduire la pression politique liée aux pertes militaires ou aux projets impopulaires », a-t-il indiqué, ajoutant que « c’est parfois tout simplement plus rentable et plus flexible que de déployer des soldats. »

Mais cette flexibilité peut avoir un coût humain.

« Ce secteur s’est heurté à des difficultés juridiques majeures, notamment en matière de droits du travail et de protection des travailleurs », a déclaré Swed.

« Lorsqu’on opère dans des zones dangereuses, sans supervision, le risque d’exploitation augmente. »

Des habitants des implantations juives à l’avant-poste illégal de Ramat Migron en Cisjordanie, le 8 septembre 2023. Illustration (Crédit : Chaim Goldberg/Flash 90)

Une frontière floue

Bien que les chiffres précis ne soient pas rendus publics, la présence d’entrepreneurs civils israéliens à Gaza semble augmenter. Nombre d’entre eux viendraient d’implantations de Cisjordanie, ce qui soulève d’autres questions politiques sur les motivations, l’idéologie et les préférences du gouvernement en matière de sélection des prestataires – bien que Swed se garde de toute spéculation en l’absence de preuves concrètes.

« Il est possible que le gouvernement actuel privilégie les offres émanant d’entreprises dont les membres partagent certaines motivations idéologiques », reconnaît-il, tout en soulignant qu’il est impossible d’en être certain sans davantage d’informations.

Une chose est cependant certaine : la frontière entre civils et soldats dans l’effort de guerre israélien devient de plus en plus floue. Et pour des entrepreneurs comme Libi, le résultat est tragiquement clair : ils sont déployés en zone de guerre comme civils et doivent affronter les dangers du conflit sans aucun statut ni protection.

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