Israël en guerre - Jour 586

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Deux amies ont défié les nazis, puis l’une d’elles a « écrit » un livre pour trahir l’autre

Dans "Paris Undercover", Matthew Goodman explore la vérité derrière un best-seller qui a déformé les faits, mettant en danger l’une de ses protagonistes encore détenue par les nazis

Etta Shiber, sur une photo promotionnelle du livre Paris-Underground (1943), et Kate Bonnefous, photographiée en 1940, étaient des amies et des héroïnes improbables de la résistance française à ses débuts. (Crédit : Ballantine Books/JTA)
Etta Shiber, sur une photo promotionnelle du livre Paris-Underground (1943), et Kate Bonnefous, photographiée en 1940, étaient des amies et des héroïnes improbables de la résistance française à ses débuts. (Crédit : Ballantine Books/JTA)

JTA – L’histoire regorge de mémoires falsifiées. The Hitler Diaries, un faux publié en 1983, a même trompé un expert d’Hitler. Misha: A Memoire of the Holocaust Years, paru en 1997 et vendu comme le témoignage d’un survivant, s’est avéré être une imposture (le passage où l’auteur prétend avoir été élevé par des loups aurait pourtant dû éveiller les soupçons).

Lorsque la supercherie est dévoilée, les auteurs sont publiquement discrédités et les critiques, comme les lecteurs, se mettent alors à débattre des limites acceptables dans la mise en scène des faits à des fins littéraires ou commerciales.

Mais si la plupart des lecteurs s’accordent à dire qu’un livre présenté comme une œuvre de « non-fiction » doit s’attacher à l’exactitude des faits, qu’en est-il lorsque des inventions servent une cause plus grande, comme celle de rallier l’opinion publique américaine contre le nazisme ?

C’est une question que Matthew Goodman ne s’attendait pas à explorer lorsqu’il a entamé ses recherches pour son nouveau livre, Paris Undercover: A Wartime Story of Courage, Friendship, and Betrayal, (Paris clandestin : une histoire de courage, d’amitié et de trahison en temps de guerre). Son objectif initial était simplement de raconter l’histoire d’Etta Shiber et Kate Bonnefous, deux femmes d’âge mûr qui, dans le Paris occupé, ont caché des dizaines de soldats britanniques et français bloqués derrière les lignes ennemies avant de les exfiltrer vers des lieux sûrs.

Sa principale source était Paris-Underground, un récit extrêmement populaire publié pour la première fois en 1943 et attribué à Shiber et à deux co-auteurs. Ce livre relate la mise en place, par les deux femmes, d’un réseau d’évasion pour les soldats dans les premiers mois de l’occupation, leur arrestation par la Gestapo, et la libération de Shiber après 18 mois d’emprisonnement, tandis que Bonnefous (nommée Kitty dans l’ouvrage) restait détenue dans les geôles nazies.

Le livre est resté 18 semaines sur la liste des best-sellers du New York Times et s’est vendu à un demi-million d’exemplaires, notamment grâce à la promotion du prestigieux Book-of-the-Month Club. Constance Bennett, l’une des actrices les mieux payées des années 1930, a produit et interprété une adaptation cinématographique hollywoodienne sortie en 1945.

« Ce livre remplissait de nombreux critères que je recherche lorsque j’écris : un arc dramatique, des personnages fascinants, une portée plus large », se souvient Goodman dans une interview. « Ma seule crainte était de trop dépendre de ces mémoires pour mon propre livre. »

Il n’aurait pas dû s’inquiéter car plus Goodman avançait dans ses recherches, plus il découvrait que de nombreux éléments du récit ne correspondaient pas aux faits historiques. Si Shiber et Bonnefous ont bien mis en place une ligne d’évasion, le livre est largement romancé et n’a pas été écrit par Shiber elle-même. De plus, ce récit édifiant sur le courage en temps de guerre a pris une tournure plus sombre lorsque Goodman a découvert des preuves indiquant que sa publication avait, en réalité, mis en danger Bonnefous, alors toujours prisonnière des nazis.

« Au final, l’histoire devient plus vaste, plus complexe et, à mes yeux, plus intéressante, car elle soulève une question de dilemme moral », explique Goodman. « Kate a été trahie par la publication du livre, tandis qu’Etta a été trahie par ses éditeurs », qui lui avaient pourtant garanti que la publication n’aggraverait pas la situation de son amie. « En même temps, on peut comprendre pourquoi ils ont tenu ce discours : cela servait l’effort de guerre. C’est une affaire compliquée. »

Shiber, une New-Yorkaise d’origine juive, avait quitté les États-Unis pour Paris après la mort de son mari en 1936. Elle s’était installée chez Bonnefous, une amie divorcée de neuf ans sa cadette.

Goodman la décrit comme une femme timide, bien que très cultivée, et « en proie à une profonde anxiété ». À l’inverse, Bonnefous, d’origine britannique, était audacieuse et indépendante. Elle dirigeait une entreprise et conduisait une voiture élégante, à une époque où les femmes françaises n’avaient même pas le droit d’ouvrir un compte bancaire en leur propre nom.

Matthew Goodman dit avoir commencé des recherches sur l’histoire de la résistance française en 2019 et avoir été « frappé par la question de savoir comment les individus réagissent face à la montée de l’autoritarisme, à l’injustice sociale croissante et à la montée de la xénophobie ? » (Crédit : Ballantine Books/JTA)

Lorsque les nazis sont entrés dans Paris en juin 1940, les deux femmes ont fui vers le sud, mais sont rapidement revenues à l’appartement parisien de Bonnefous. Volontaire pour la Croix-Rouge, Bonnefous a proposé d’aider un officier britannique détenu par les Allemands dans un hôpital réquisitionné. Shiber, d’abord réticente, a accepté de se joindre à elle. Après l’avoir exfiltré en cachette dans le coffre de leur voiture, les deux femmes ont confié l’aviateur à un réseau clandestin de commerçants, de prêtres, de bureaucrates dissidents et de femmes au foyer qui aidaient les soldats à franchir la frontière.

« Je cite un historien dans le livre qui décrit cette période comme la phase artisanale des lignes d’évasion », explique Goodman, précisant que la résistance française organisée n’émergera que de nombreux mois plus tard.

Avant que la Gestapo ne vienne frapper à leur porte en novembre 1940, les deux femmes avaient aidé une quarantaine de soldats – à parts égales britanniques et français – à s’échapper. Nombre d’entre eux sont retournés au combat et ont été décorés pour leur bravoure.

Shiber est devenue la première Américaine détenue par les nazis en France. Âgée d’une soixantaine d’années et déjà en mauvaise santé, elle a survécu de justesse après trois crises cardiaques en prison. Elle a finalement été renvoyée aux États-Unis en 1942 dans le cadre d’un échange de prisonniers, tandis que Bonnefous, considérée par les nazis comme une meneuse, languissait en isolement.

C’est un émigré juif hongrois, Aladar Anton Farkas, arrivé de France à New York en 1941, qui a eu l’idée d’écrire un livre sur leurs aventures. Il avait lu un article de journal évoquant les épreuves traversées par Shiber et s’est dit que cela pourrait servir de base à un roman inspirant sur la clandestinité en France. Il a alors soumis l’idée à Paul Winkler, un autre Juif hongrois ayant fui Paris pour rétablir son agence d’édition et de littérature à New York.

Winkler a chargé ses assistants d’interviewer Shiber (Farkas maîtrisait mal l’anglais) pendant plusieurs mois. En manque d’argent et convaincue par les promesses de Winkler, Shiber a accepté de signer le livre, co-écrit avec « Anne et Paul Dupre », les pseudonymes de Winkler et de sa femme Betty. Farkas n’a jamais été crédité pour son travail, et le procès qu’il a finalement intenté contre l’éditeur Charles Scribner’s Sons a permis à Goodman de mesurer l’ampleur des inventions du véritable auteur : les noms avaient été changés, des personnages créés de toutes pièces, et les deux femmes s’étaient vu attribuer le nombre improbable de 250 sauvetages.

Malgré ces libertés prises avec la réalité – et peut-être en partie à cause de ce chiffre exagéré – Bonnefous a véritablement souffert des conséquences de la publication. Goodman relate en détail les tortures qu’elle a subies sous les nazis, ainsi que leur décision de réinstaurer sa condamnation à mort, en s’appuyant sur le témoignage, même déformé, contenu dans le livre de Shiber. Elle n’a été libérée qu’en 1945 lors de l’avancée des Alliés, mais même après sa libération, elle et d’autres prisonniers ont subi des sévices infligés par des soldats ivres de l’Armée rouge. Lorsqu’elle est rentrée en France, elle ne pesait plus que 33 kg.

Des avocats l’ont dissuadée d’intenter un procès contre Shiber et son éditeur, mais rien n’indique que les deux femmes se soient reparlées après la guerre. Shiber est morte en 1948, à l’âge de 70 ans.  Bonnefous est morte en 1965 à l’âge de 79 ans, reconnue pour sa bravoure par les gouvernements britannique et français, mais largement oubliée du grand public.

Photo promotionnelle de « Paris-Underground », un film de 1945 basé sur les mémoires d’Etta Shiber. Une image du livre apparaît en bas à droite. (Crédit : United Artists/JTA)

Goodman, que j’avais connu comme chroniqueur gastronomique au Forward avant qu’il ne se consacre à des récits approfondis sur le journalisme américain du XIXe siècle et le scandale du basket-ball universitaire dans les années 1950, explique que son livre traite de la manière dont les citoyens peuvent se défendre lorsque les institutions censées les protéger les abandonnent.

Il a commencé ses recherches sur la résistance française en 2019 et a été « frappé par la question de savoir comment les individus réagissent face à la montée de l’autoritarisme, à l’injustice sociale croissante et à une xénophobie de plus en plus prononcée ».

« Ces deux femmes, héroïnes très improbables – surtout Etta – ont trouvé en elles des forces insoupçonnées et accompli des actes qu’elles ne se seraient peut-être jamais crues capables de réaliser », poursuit-il. « Elles ont véritablement risqué leur sécurité, voire leur vie. Il y a là quelque chose d’admirable. »

Goodman souligne également une omission frappante dans les soi-disant mémoires de Shiber : elle n’y mentionne jamais qu’elle était juive. Profondément assimilée, elle avait été mariée par Felix Adler, fondateur de l’Ethical Culture Society, une organisation laïque d’inspiration réformiste. Son livre ne contient que quelques références aux persécutions antisémites infligées par les nazis en France et dans le reste de l’Europe.

Selon Goodman, cette omission était délibérée.

« L’antisémitisme était si répandu aux États-Unis à l’époque que même l’administration Roosevelt hésitait à associer de trop près la question juive à la guerre », explique-t-il. « Il existait un courant sous-jacent, alimenté par des figures comme [Charles] Lindbergh, selon lequel des jeunes Américains mouraient pour sauver des Juifs. Même les organisations juives de l’époque restaient discrètes, de peur que l’effort de guerre ne soit perçu comme ‘entaché’ d’une manière ou d’une autre. »

Quelles qu’aient été ses réflexions sur son identité juive, sa propre vulnérabilité et les risques qu’encourait Bonnefous, Shiber et ses éditeurs ont justifié les embellissements et omissions du livre au nom du soutien à la France et de la lutte pour la libération de l’Europe.

« Cela a remonté le moral des troupes. C’est un fait », affirme Goodman. « Le livre a aidé les Américains à comprendre la noblesse de la cause française et de la résistance. »

Les points de vue et opinions exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de JTA ou de sa société mère, 70 Faces Media.

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