« Diplomatie marginale » : un négociateur israélien a fait libérer Brittney Griner
Mickey Bergman, du Richardson Center, spécialisé dans la libération des prisonniers politiques américains, a évoqué les négociations qui ont mené à la libération de la basketteuse
La semaine dernière, dans un petit aéroport d’Abu Dhabi, Brittney Griner, la joueuse américaine de basketball, a été échangée contre le trafiquant d’armes russe Viktor Bout.
Griner avait été emprisonnée par les autorités russes au mois de février – quelques jours avant que que la Russie ne lance son offensive en Ukraine – parce qu’elle se trouvait en possession de moins d’un gramme d’huile de cannabis. Elle avait été ultérieurement condamnée à une peine de neuf ans de prison.
Bout, qui a inspiré le personnage fictif de Viktor Orlov, interprété par Nicholas Cage dans le film « Lord of War », serait, selon les autorités américaines, le trafiquant d’armes le plus célèbre du monde. En 2008, après une longue traque, l’homme avait été arrêté en Thaïlande, extradé aux États-Unis et il avait écopé d’une peine de 25 ans d’incarcération dans une prison fédérale.
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Une petite équipe qui travaille pour le Richardson Center, une organisation américaine spécialisée dans le rapatriement des prisonniers américains détenus dans le monde entier, a joué un rôle déterminant dans les négociations secrètes qui ont permis à Griner de retrouver la liberté. L’un des directeurs de l’organisation est Mickey Bergman, qui a grandi en Israël.
Bergman, 46, vit en Virginie, à proximité de Washington D.C., et travaille étroitement avec Bill Richardson, ancien gouverneur du Nouveau-Mexique et ancien ambassadeur américain aux Nations unies, qui est dorénavant à la tête du centre qui porte son nom.
Bergman a été à l’origine, au mois d’avril 2022, de la libération de Trevor Reed, un ancien Marine, qui était emprisonné en Russie. Il a également coordonné la délivrance du journaliste juif américain Danny Fenster, incarcéré au Myanmar, en novembre 2021. Et ces derniers jours, aux côtés d’autres membres du Richardson Center, Bergman a été impliqué dans les pourparlers en vue de la libération de Paul Whelan, un entrepreneur dans le secteur de la sécurité et ancien Marine qui avait été arrêté en Russie et accusé d’espionnage au mois de décembre 2018.
Dans quelques mois, Bergman recevra le Prix James Foley pour son travail au sein du Richardson Center. Cette distinction porte le nom d’un journaliste et photographe indépendant qui avait été kidnappé par l’État islamique en Syrie, en 2012, et décapité deux années plus tard.
« Nominé au prix Nobel de la paix, en 2019, dans le cadre de son travail au Richardson Center, Bergman a été un précurseur de ‘la diplomatie marginale’, explorant ce qu’il y a au-delà des frontières des capacités et de l’autorité des gouvernements », déclare Diane Foley, présidente et fondatrice de la James W. Foley Legacy Foundation, dans un communiqué. « Bergman et son équipe ont facilité la libération d’un plus grand nombre de prisonniers politiques que cela n’a jamais été le cas de n’importe quelle autre organisation. Le monde est un lieu plus sûr grâce à cette diplomatie innovante, qui renverse les barrières ».
Dans un entretien avec le Times of Israel, Bergman a évoqué les négociations qui ont permis, à terme, à Griner de retrouver la liberté et tout le travail mené en faveur de la libération de Whelan. Notre entretien, à découvrir ci-dessous, a été réexaminé à des fins de clarté. L’interview originale peut être lue sur le site en hébreu du Times of Israel, Zman Israel.
Le Times of Israel : Pouvez-vous nous dire comment la famille de Brittney Griner a commencé à travailler avec le Richardson Center?
Bergman : Ce sont toujours les familles qui nous sollicitent. Nous travaillons en leur nom et gratuitement pour elles. L’agente de Brittney était entrée en contact avec moi à la fin du mois de février 2022 quand elle avait entendu dire que nous allions partir pour la Russie pour négocier la libération de Trevor Reed et de Paul Whelan.
Immédiatement après, nous avons rencontré Cherelle Griner — l’épouse de Brittney — et j’ai parlé avec elle des personnalités qui étaient susceptibles de l’aider au sein du gouvernement américain, des gens à qui elle devait parler, ce qu’elle devait leur demander.
Ces familles se retrouvent plongées dans une situation qui leur est totalement inconnue. Il n’y a pas d’information, il n’y a pas d’explication. Leur monde est totalement bouleversé, il change du jour au lendemain. C’est la raison pour laquelle nous n’exerçons aucune pression sur les familles pour les amener à nous demander de les aider. Et à la fin de cette rencontre initiale avec Cherelle Griner, nous avons convenu de rester en contact – mais nous n’avions pas été officiellement recrutés à ce moment-là.
Dites-nous comment ont commencé les négociations avec les Russes – c’était peu après l’invasion de l’Ukraine.
Bill Richardson et moi-même nous sommes rendus à Moscou à deux reprises pour rencontrer les dirigeants russes. Je suis également allé assister seul à des réunions en Arménie. Parce que notre délégation agit à titre privé, qu’elle est officieuse, nos entretiens n’ont jamais lieu dans des bureaux gouvernementaux. On se voit dans des restaurants, dans les halls des hôtels, chez les uns ou chez les autres… Les discussions sont très amicales. Nous avons développé, au fil des années, des relations personnelles et c’est ça qui nous aide à trouver une issue heureuse dans ces crises.
Nous discutons d’abord de manière informelle avec la partie intéressée. Pas de déclarations grandioses : nous écoutons et nous tentons de comprendre l’autre partie afin de pouvoir trouver des idées qui nous aideront à conclure un accord.
Au mois de juillet 2022, par exemple, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, avait déclaré dans un discours public que l’administration avait fait une offre significative aux Russes mais que ces derniers n’avaient apporté aucune réponse. Un discours qui avait été perçu par les Russes comme une gifle parce qu’ils estimaient que l’offre américaine n’était pas symétrique et qu’elle était, par conséquent, déraisonnable.
En résultat direct, notre voyage à Moscou avait été mis entre parenthèses. Pendant quelques semaines, nous avions tenté de trouver une solution au téléphone ou via Zoom, en vain. J’étais alors parti seul pour aller rencontrer mes homologues russes en face à face et, deux semaines plus tard, Richardson et moi-même étions revenus à Moscou. Rien ne peut remplacer le contact direct.
L’un de mes entretiens avait duré plusieurs heures. Dans les trois premières heures, les Russes m’avaient ‘expliqué’ ce qui était réellement en train d’arriver dans le monde de leur point de vue. Si j’avais été un diplomate, j’aurais été dans l’obligation de protester – mais je ne le suis pas. Je m’étais donc assis et j’avais écouté le narratif du gouvernement russe. Comment Vladimir Poutine voyait le monde, le retour d’un monde divisé en blocs, qui faisait partie du bloc russe…
Que je sois d’accord ou pas avec les propos tenus dans ce genre de situation est hors-sujet. Pour moi, le plus important est de comprendre le narratif qui m’est soumis parce que cela m’aide à comprendre pourquoi les Russes font ce qu’ils font et que ça va donc nous aider à anticiper la manière dont ils vont réagir aux actions et aux déclarations américaines.
Dans l’accord original, Paul Whelan devait, lui aussi, être libéré. Que s’est-il passé ?
Pendant toutes nos négociations au sujet de Brittney, nous avions refusé d’évoquer un accord qui ne comprendrait pas la libération de Whelan. Au mois de février 2022 – avant même que Griner n’entre dans l’équation – nous étions revenus aux États-Unis avec deux options : Un seul échange impliquant Trevor Reed uniquement, ou un double échange avec Reed et Whelan.
A l’automne, nous avons pensé que nous avions trouvé une équation qui fonctionnerait mais la dynamique actuelle des relations entre les administrations américaine et russe ont empêché des pourparlers efficaces. Des facteurs extérieurs dont je ne peux pas parler ici sont aussi entrés en compte à ce stade.
Ce qui a entraîné un sentiment d’urgence et l’idée, chez les Américains, que seul un échange « un contre un » était possible. Les Russes, de leur côté, n’étaient intéressés que par un échange de Griner contre Viktor Bout. Ce n’est que dans les deux jours qui avaient précédé la finalisation de l’accord que nous avions réalisé que le nom de Paul Whelan n’y figurait pas. Selon moi, la décision prise par le président, qui a donné le feu vert à l’échange, a été la bonne dans les circonstances qui étaient les nôtres – mais ça a été une décision compliquée à prendre, problématique. L’état de santé de Paul n’est pas bon. Nous avons l’intention de revenir à Moscou dans un avenir proche pour trouver une solution adaptée.
Comment le gouvernement russe parvient-il à exploiter à son profit des affaires comme celle de Griner ?
Dans la majorité des cas, les gens qui sont enlevés ou arrêtés n’ont commis qu’un délit mineur. Mais il arrive toujours deux choses. La première, les charges retenues à leur encontre sont excessives : Griner, par exemple, a été accusée de trafic de drogue. Puis le gouvernement commence à marchander la libération du prisonnier et, à un moment, il apparaît clairement que le détenu est devenu un prisonnier politique. Aux États-Unis, il y a une définition légale pour une telle situation : détenu à tort.
Même si l’arrestation initiale est médiocrement justifiée – et je ne dis pas que celle de Britney a été justifiée – les choses se transforment rapidement en emprisonnement politique. Trevor Reed, par exemple, avait été arrêté parce qu’il était ivre à une fête du Nouvel an, à Moscou. Il a été accusé d’avoir mis la vie d’officiers russes en danger.
Après avoir grandi en Israël, quel est votre sentiment quand vous rencontrez des officiels des régimes dictatoriaux ?
Mes origines israéliennes sont hors de propos. Il n’y a rien qui reste secret dans ce monde. Tout le monde sait que je suis Israélien et que je suis un ancien officier de Tsahal. Parfois, ça peut aider dans les conversations et parfois, c’est problématique. En Corée du nord, au Venezuela et au Myanmar, ça n’a aucune pertinence. Mais quand je suis amené à travailler avec des Iraniens, c’est important – en particulier quand il y a pu y avoir, sur Twitter et dans les médias, une campagne laissant entendre que j’étais un agent du Mossad. Ce qui a nui à nos capacités à communiquer avec l’Iran. Et ma famille et moi-même avons même reçu des menaces.
Pourquoi les familles et l’administration travaillent-elles avec vous ? Un privé peut-il ainsi soumettre des offres que le gouvernement ne pourrait pas proposer de son côté ?
Travailler avec l’administration américaine est très complexe, parfois plus complexe encore que de travailler avec les Russes ou avec les Iraniens. Pas parce que ce serait de mauvaises personnes ! c’est complètement le contraire : il s’agit de fonctionnaires intelligents, efficaces et dévoués. C’est seulement que le gouvernement américain a des intérêts complexes face à un pays comme la Russie, en particulier en ce moment. Nous, le Richardson Center et les familles, nous n’avons qu’un seul intérêt en tête – et ça cause des frictions inévitables.
Ces frictions sont parfois publiques et parfois, c’est l’ego qui est blessé. L’administration aurait préféré que nous partions et que nous ne nous mettions pas au milieu de ce qui se passait – mais les prisonniers n’auraient pas été libérés. Quand nous avons pu ramener avec nous le journaliste juif américain Danny Fenster qui était emprisonné au Myanmar, l’année dernière, nous l’avons fait sans aucune aide de l’administration.
En réalité, l’administration pensait que nous n’y arriverions pas, et en particulier sans son aide. Quand nous sommes revenus avec Danny, ça lui a mis la pression et l’image renvoyée n’était pas très bonne. On a donc une certaine capacité à tenter d’obliger l’administration à faire des choses qu’elle ne souhaiterait pas toujours faire rapidement le cas échéant. Une fois encore, pas parce qu’il y aurait de mauvaises personnes au sein de l’administration. Au contraire, ce sont des gens intelligents, bons, ils ont de bonnes intentions. Mais le monde est complexe et ce travail est compliqué.
Parce que nous ne travaillons pas pour l’administration, nous avons la capacité d’essayer différentes idées et de rencontrer des gens qui estiment qu’il est difficile de traiter avec l’administration. Et en fin de compte, c’est assez drôle parce qu’au fond, nous ne sommes que trois et que nos moyens sont limités.
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