Élections américaines : Des groupes juifs américains surveillent théories complotistes et bureaux de vote
Avec un œil sur les ingérences étrangères, ces organisations mettent en garde contre ceux qui pensent que le vote est "truqué, frauduleux ou manipulé par les Juifs"
Luke Tress est le vidéojournaliste et spécialiste des technologies du Times of Israël
JTA — Théories complotistes. Alertes à la bombe. Manifestations anti-israéliennes. Violences de rue. Les Juifs américains ont été la cible de tout cela cette année et les actes antisémites ont connu un fort regain depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas.
Aujourd’hui, à moins d’une semaine des élections, les spécialistes des questions de sécurité affirment que ceci pourrait faire courir un réel danger aux Juifs, à la fois pendant et après le vote – surtout en présence d’un affrontement on ne peut plus polarisé et disputé.
« Avant, on n’était pas content des résultats des élections, ça nous embêtait, mais on continuait à vivre », explique Alex Friedfeld, directeur adjoint du Centre sur l’extrémisme de l’Anti-Defamation League. « Mais de nos jours, avec des enjeux tellement élevés, le fait que l’autre gagne est perçu comme une menace pour votre mode de vie, votre communauté, vos proches, votre pays et c’est précisément là que la menace, le risque de violence, sont les plus élevés. »
Lors des dernières élections de 2020 – qui ont connu leur lot de troubles, surtout lors de l’émeute pro-Trump au Capitole le 6 janvier 2021 – les analystes mettaient déjà les institutions juives en garde contre le risque de violences politiques.
Cette année, ils estiment que le regain d’antisémitisme et les nouvelles technologies maintiennent cette menace à un haut niveau – même si aucune menace n’a à ce stade été formulée à l’encontre d’institutions ou d’électeurs juifs.
Selon le point sur la menace publié en octobre dernier par le département de la Sécurité intérieure, « le conflit au Moyen-Orient » et les élections sont des raisons pour lesquelles « la menace terroriste aux États-Unis restera élevée l’an prochain ».
Le débat sur Israël a déjà donné lieu à des violences liées aux élections : dans l’État de Washington et dans l’Oregon, des urnes ont été incendiées et des engins portant le message « Free Gaza » trouvés à proximité. On ignore à ce stade si les auteurs des faits sont des militants pro-palestiniens, précise le New York Times.
« Ce que nous ne voulons surtout pas, c’est que les gens soient gagnés par la paranoïa. Nous voulons simplement qu’ils soient conscients de la situation », explique Stephanie Viegas, conseillère adjointe à la sécurité nationale au Secure Community Network (SCN), chargé de la coordination de la sécurité des communautés juives. « Nos vies sont pleines de tellement de choses que nous faisons en sorte de dire : « Ayez bien conscience de la situation et soyez capable de rapporter ce qui semble pertinent. »
À cette fin, le SCN surveille les bureaux de vote situés dans le ressort ou à proximité de communautés juives et assure la coordination avec les forces de l’ordre et d’autres partenaires. Il surveille notamment le « swatting » – ces fausses menaces destinées à provoquer une action policière -, les scrutateurs agressifs et le sabotage.
Le groupe a préparé un document d’une page qui conseille les organisations juives de « bien se préparer », d’être en contact avec la police et prêt à fermer rapidement un bâtiment en cas de problèmes.
Les fédérations juives de Philadelphie et d’Atlanta, toutes deux situées dans des États pivots, travaillent toutes deux avec le SCN à l’établissement de mesures de sécurité pour le jour des élections.
Fort des avertissements des autorités fédérales, le SCN surveille également les menaces provenant d’acteurs étrangers tels que la Russie ou l’Iran. Une campagne de piratage ou de désinformation de la part d’un acteur étranger pourrait déclencher des actes antisémites, souligne Viegas.
À New York, l’Initiative de sécurité communautaire, chargée de coordination des actions de sécurité des communautés juives de la région, a communiqué à la police la liste des bureaux de vote dans des institutions juives, écoles et synagogues comprises, de façon à bénéficier de protections supplémentaires.
« A la base, il y a tous les problèmes de sécurité auxquels sont de nos jours confrontés les lieux juifs. Et aujourd’hui s’y ajoute une couche liée à la posible contestation des élections », explique le directeur de CSI, Mitch Silber, qui évoque de récents incidents, comme ce ressortissant afghan inculpé en octobre de complot en vue de commettre un attentat terroriste le jour des élections au nom de l’État islamique.
Friedfeld ajoute que le Centre sur l’extrémisme, qui surveille les organisations extrémistes en ligne et communique ses conclusions à ses partenaires communautaires ainsi qu’aux forces de l’ordre, s’inquiète du risque que représentent les théories complotistes anti-juives et les menaces susceptibles de peser sur les bureaux de vote installés dans des institutions juives.
Il s’agit en l’occurrence de théories complotistes vieilles de plusieurs siècles, de celles qui prétendent que les Juifs manipulent voire contrôlent ce qui se passe dans le monde, réactivées avant le vote et de nature à faire croire à certains que l’élection est une bataille existentielle – ce qui génère une forte hostilité envers les Juifs, explique Friedfeld. Il précise que l’extrême droite comme l’extrême gauche répandent des théories complotistes, et que les accusations contre Israël et les « sionistes » avaient pris de l’ampleur cette année en raison du conflit que livre Israël sur plusieurs fronts.
« Si vous pensez que les Juifs sont responsables d’un résultat qui vous déplait, cela pourrait vous donner envie de vous venger ou de les punir pour cela, d’où un risque particulier en matière de sécurité », souligne Friedfeld. « Notre crainte est que des personnes amatrices de ce genre de récits, de contenus, prêtes à croire que l’élection est truquée, frauduleuse ou manipulée par les Juifs, décident de passer à l’action. »
L’idée de reprocher aux Juifs l’issue des élections a été avancée par Trump en septembre dernier, lorsqu’il a déclaré que si son adversaire Kamala Harris gagnait, « le peuple juif aurait beaucoup à voir avec la défaite ». Les dirigeants juifs ont déclaré que ces propos étaient de nature à mettre en danger la communauté juive toute entière.
« Je pense que les candidats ont une immense influence. Les gens voient en eux des références et chaque fois qu’un candidat utilise sa notoriété pour dénigrer un groupe ou tenir des propos provocateurs, c’est susceptible d’engendrer des problèmes de sécurité », estime Friedfeld. « Les gens s’inspirent de ces dirigeants car ils se disent : ‘Ces gens sont responsables’, ce qui est réllement préoccupant. »
Selon Lindsay Schubiner, directrice des programmes au Western States Center, organisation de défense des droits civiques et de promotion d’une démocratie inclusive, son organisation s’inquiète surtout des violences engendrées par la théorie complotiste du Grand Remplacement dont l’une des versions postule que les Juifs sont à l’origine des migrations de masse destinées à remplacer les populations blanches des pays occidentaux par d’autres populations. C’est précisément cette théorie qui a poussé à l’action le nationaliste blanc qui a assassiné 11 Juifs dans une synagogue de Pittsburgh en 2018.
« Ce discours, de plus en plus utilisé dans les couloirs du Congrès, les médias ou sur les réseaux grand public, est colporté par des figures politiques ainsi que des organisations et figures nationalistes blanches, anti-immigrés et anti-démocratie qui y voient le moyen de bâtir un pouvoir politique adossé au sectarisme », explique Schubiner.
« Nous avons vu à plusieurs reprises que la normalisation d’un discours déshumanisant et sectaire ouvrait la voie aux violences. »
Cette élection diffère également des précédentes en raison des nouvelles technologies.
Friedfeld estime que l’intelligence artificielle générative, capable de créer des contenus d’apparence authentique ou des vidéos « deepfake » faites pour diffuser de fausses images, peut aider des acteurs malveillants à semer la discorde.
En outre, poursuit-il, les théories complotistes de gauche sont « plus fortes » que les années précédentes.
Les graves troubles qui ont émaillé la dernière élection présidentielle ne cessent pas de nourrir d’autres inquiétudes. Les tentatives de Trump pour contester et refuser sa défaite ont culminé lors du rassemblement du 6 janvier, qui a donné lieu à des cas d’effraction dans le Capitole et à des émeutes sanglantes.
Et ce mercredi, Trump a laissé planer le doute sur l’intégrité des élections dans l’État pivot de Pennsylvanie.
« Je pense que tout ceci requiert une grosse dose d’attention si l’on veut garantir la sécurité des communautés. Si on regarde derrière nous, en 2020, le chaos a commencé après », rappelle Friedfeld. « Il est impossible de dire ce qui va se passer. Mais il est clair que la période est propice à la circulation de théories complotistes fort susceptibles de s’envenimer et se propager. »
Selon Richard Priem, chef du Service de sécurité communautaire chargé de la formation des bénévoles qui protègent les sites et événements juifs, son organisation est passée à un niveau d’alerte élevé, le même que celui qui prévaut pour des dates sensibles comme les grandes fêtes juives ou l’anniversaire du pogrom du 7 octobre 2023.
Il précise que son organisation n’est pas mobilisée dans la sécurisation des bureaux de vote mais qu’elle est consciente des risques et que les gens ont tout intérêt à rester sur leurs gardes.
« L’élection et tout ce qui l’entoure peut servir de déclencheur pour certains groupes, quelle qu’en soit l’obédience politique. Nous ne savons rien de concret, mais nous maintenons un niveau d’alerte élevé », conclut Priem.
« Il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est rester sur ses gardes. »