Face à une mobilisation massive, des soldats épuisés dénoncent la faible participation des Haredim
Les réservistes voient leur situation économique, leur santé mentale, les relations avec leurs familles et leurs carrière se dégrader, pendant que les exemptions permettent aux ultra-orthodoxes de rester à l’écart des lignes de front

JTA — Tzemach David Schloss a passé 290 jours dans la réserve de l’armée israélienne au cours des 19 derniers mois, soit près de la moitié du temps qui s’est écoulé depuis le massacre commis par le Hamas en Israël, le 7 octobre 2023. Et ce qu’il a vécu de plus difficile, explique-t-il, ce ne ne sont pas les dangers liés aux combats – c’est ce qu’il a vécu à l’occasion de son premier retour chez lui, affirme-t-il.
« Je refusais de trop me rapprocher de ma femme ou de mes enfants ; j’avais peur d’être rappelé à tout moment », se souvient-il.
Son rappel ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. « Mon fils est né pendant la guerre, dans mes bras, à la maison. Une semaine plus tard, j’étais de retour dans les ruines de Gaza, avec la crainte permanente de me faire tirer dessus ».
« J’ai probablement passé plus de temps en uniforme qu’avec mon bébé. Cette idée me terrifie », confie Schloss. « C’est pourtant une étape essentielle dans notre relation future. Il en a été affecté et moi aussi. J’ai l’impression qu’on m’a empêché de devenir vraiment père. »
Schloss s’y engage : il continuera à se présenter à chaque appel. Il exprime toutefois sa profonde frustration face à ce qu’il décrit comme un système défaillant, qui envoie sans prévenir des ordres de mobilisation pour de longs mois, faisant peser la charge du fardeau sur un bassin de réservistes de plus en plus restreint.
Et il n’est pas le seul.
Dans le monde, le discours sur la guerre s’est concentré sur la famine et sur les morts entraînés par la guerre à Gaza – des questions qui ont également commencé à faire leur apparition dans le débat, au sein de l’État juif. Mais la principale inquiétude des Israéliens, en plus de la souffrance des otages détenus par le Hamas, est le bien-être de ces maris, de ces pères et de ces fils qui se battent et qui, parfois, perdent la vie au front. Aujourd’hui, l’intensification des opérations israéliennes à Gaza a provoqué de nouveaux bouleversements pour les réservistes et leurs familles. Une certaine rancœur face au sort qui est réservé aux Juifs ultra-orthodoxes, qui sont exemptés de service militaire, fait également son apparition.
Lundi, le gouvernement a autorisé le rappel de quelque 450 000 réservistes au cours des 3 prochains mois, un chiffre supérieur au nombre total de personnes mobilisées depuis le 7 octobre et le plus important de toute l’Histoire d’Israël. Lors du dernier appel, le mois dernier, avec l’intensification de l’offensive à Gaza, certains avaient été mobilisés pour la septième fois depuis le pogrom du 7 octobre 2023. Au mois de novembre dernier, une décision avait pourtant été prise de plafonner le devoir de réserve en 2025 à 2 mois et demi.
« Je suis conscient du poids de ces missions, des responsabilités et de la charge que nous vous imposons, à vous et à vos familles », avait fait savoir Eyal Zamir, chef d’état-major de l’armée, aux réservistes après la publication des ordres. « À chaque fois que nous vous rappelons, nous le faisons avec le plus grand respect. »
Tsahal compte environ 100 000 soldats en service actif, ceux qui effectuent leur service militaire obligatoire – un service qui a été prolongé par les législateurs durant la guerre. Au lendemain du 7 octobre, Tsahal avait mobilisé environ 300 000 réservistes qui avaient accompli plusieurs séjours sur le front, avec une moyenne de 136 jours par an au total.
Le 7 octobre, Tsahal avait connu un taux de participation volontaire sans précédent du côté des réservistes, à hauteur de 120 %. Actuellement, ce taux a été plus que divisé par deux, a rapporté le bureau de Zamir. Cette baisse fait suite à l’épuisement et aux difficultés économiques rencontrées après des mois d’appels répétés, à la colère face aux exemptions de conscription des Haredim et à une perte de confiance dans le gouvernement, dans un contexte où des responsables ont déclaré que le retour des 58 otages restants n’était pas le principal objectif de la guerre.
Les signes d’une crise se multiplient. La semaine dernière, une commission de la Knesset a voté en faveur de l’extension du droit du gouvernement à rappeler des réservistes – malgré l’opposition des députés de l’opposition. Ces derniers ont expliqué que le gouvernement devrait agir davantage en faveur de la conscription des soldats Haredim avant de compter, pour la énième fois, sur la bonne volonté des autres réservistes. Ces derniers jours, deux réservistes membres du groupe de défense Soldiers for Hostages – l’un ayant passé 110 jours en uniforme depuis le 7 octobre, l’autre indiquant qu’il a effectué 270 jours de service – ont été condamnés à des peines de prison militaire pour avoir refusé de servir dans ce qu’ils ont appelé « une guerre sans fin ». Un rapport a également révélé que certains réservistes souffrant de problèmes psychologiques ont été rappelés, alors qu’un tel diagnostic devrait les faire déclarer inaptes au service.

Selon des données qui ont été publiées en mars par le ministère de la Défense, une très grande partie des blessés depuis le début de la guerre (66 %) sont des réservistes. Environ la moitié d’entre eux souffrent de trouble de stress post-traumatique. D’après les responsables du ministère, ces chiffres devraient encore augmenter à mesure de la multiplication des cas diagnostiqués.
Tal Zalcman est l’un des réservistes qui viennent de se présenter après avoir été rappelés. Juste après le 7 octobre, son escadron de l’armée de l’air avait été déployé à la frontière nord d’Israël. Le premier site où il avait été stationné avait été pris pour cible par des roquettes du Hezbollah, provoquant chez lui anxiété et dépression – en contraste avec la positivité et l’optimisme qui le caractérisaient avant le 7 octobre.
« Tout le monde était bouleversé autour de moi. Et moi, je me suis simplement éteint », raconte-t-il. « Je ne pouvais plus réfléchir et me projeter au-delà ma prochaine tâche technique – une garde, une patrouille, une coordination. »
De retour de son premier séjour dans la réserve, Zalcman avait repris son travail d’enseignant dans un lycée de Ramat Gan. Il estime aujourd’hui que cette décision était une erreur compte-tenu de la gravité de son état psychique de l’époque – il avait des crises de panique pour la toute première fois de sa vie. À la fin de l’année, il avait réalisé qu’il devait changer. À la rentrée scolaire de 2024, il n’était pas retourné en classe.
Son cas n’est pas unique. D’après une enquête du service national en charge de l’emploi qui a été publiée en mars, 41 % des réservistes ayant servi après le 7 octobre ont déclaré avoir été licenciés ou avoir quitté leur travail d’une autre manière après leur retour à la vie civile.

Les changements fréquents de personnel ont mis à rude épreuve le milieu du travail et l’économie. Les groupes de veille ont fait savoir qu’une expansion de la guerre pourrait avoir d’importantes répercussions sur l’économie. Les allers-retours entre le front et la vie civile ont également affecté les nombreux réservistes qui étudiaient à l’université, interrompant leurs études et les faisant potentiellement régresser.
Eitan Shamir, ancien chef du Département de la doctrine de sécurité nationale au sein du ministère des Affaires stratégiques, est désormais à la tête du Centre d’études stratégiques Begin-Sadat de l’Université Bar-Ilan. Il raconte que les professeurs et autres personnels administratifs ont commencé à enregistrer les cours et qu’ils ont décidé d’assouplir les règles d’assiduité pour mieux tenir compte de la situation des étudiants appelés au service.
« Chaque professeur doit considérer comme une responsabilité personnelle d’alléger la charge de travail des réservistes », déclare-t-il. Il fait toutefois remarquer que – si les outils numériques ont permis un meilleur accès aux études dans de nombreux départements – certaines filières, comme la médecine et l’ingénierie, nécessitent une formation en présentiel et sont particulièrement touchés. Les étudiants prennent un retard si important qu’il pourrait s’avérer être impossible à rattraper.
Quant à Zalcman, quitter sa classe n’a pas suffi à soulager sa dépression qui s’est aggravée avec le temps. Il a déménagé dans une ferme thérapeutique au sein de la communauté de Nir Tzvi, dans le centre d’Israël. Sous la pression de ses amis, il a ensuite rejoint la Thaïlande. Quelques mois plus tard, il s’est rendu à Koh Phangan, dans un lieu de retraite appelé David’s Circle. Cet espace dédié au rétablissement est fréquenté par des réservistes – des survivants du festival de musique électronique Supernova y sont également venus. Sur cette île, réputée pour sa combinaison d’hédonisme et de soin, tous ont pu bénéficier d’un cocktail de bains glacés, de cérémonies psychédéliques et d’un accès facile aux drogues récréatives.
Dans sa quête de guérison, Zalcman, qui avait auparavant suivi une formation de professeur de yoga, s’est inscrit à un programme à l’issue duquel il sera ordonné moine dans un monastère bouddhiste. Mais après avoir été contraint de se raser la tête, d’abandonner ses phylactères et de s’incliner devant le Bouddha et le moine supérieur, il a senti quelque chose se briser en lui.
« Tout le monde autour de moi avait l’air heureux, mais j’avais l’impression d’être dans une secte », dit-il. Il a alors quitté le programme à mi-parcours.

Depuis son retour en Israël, Zalcman s’imagine créer un centre de retraite unique en son genre : un espace réservé aux hommes destiné aux réservistes actuels et anciens, proposant un hébergement et un programme axé sur le yoga, la méditation et d’autres formes de guérison alternative.
« Si vous voulez vous en sortir, vous n’avez que deux options », affirme-t-il, évoquant le service des réservistes en temps de guerre. « Soit vous souffrez de traumatisme ou de post-traumatisme et vous êtes celui qu’on va soigner, soit c’est vous qui administrerez le soin. »

Mais d’abord, il va se rendre à Gaza. Il ne sera alors qu’un soldat parmi les dizaines de milliers qui vont affluer dans l’enclave dans le cadre de l’intensification de l’offensive d’Israël. « C’est en partie pour la réserve que je suis revenu en Israël », reconnaît-il. « Vous vous présentez parce qu’on vous appelle, parce que c’est votre devoir. »
Schloss n’a également aucun doute sur le fait qu’il se présentera à nouveau s’il est à nouveau mobilisé dans le cadre de la réserve – même si sa famille s’est agrandie – et que d’autres, le temps passant, refusent de reprendre le service.
« La limite entre se battre pour pouvoir mener une vie normale et encourager les gens à ne pas se présenter est ténue », confie-t-il. « Nous ne pouvons pas nous permettre de la franchir. »
Le fait que certains ne servent pas au sein de Tsahal pèse toutefois. Pour lui comme pour nombre d’autres Israéliens, les derniers appels ont encore souligné une situation profondément injuste. Les Juifs Haredim ne sont en effet pas dans l’obligation de servir.
L’année dernière, dans un contexte de tensions grandissantes sur le sujet, la Cour suprême israélienne avait statué : le plan d’exemption de service militaire des Haredim – un plan mis en place depuis des décennies – était illégal. Des dizaines de milliers de jeunes hommes ultra-orthodoxes ont depuis été appelés, mais seule une infime partie d’entre eux s’est présentée aux centres de recrutement. D’autres sont descendus dans les rues pour manifester contre la conscription.
Ceux qui ne se sont pas présentés sont passibles de sanctions. Toutefois, peu ont été poursuivis en raison des ressources limitées de l’armée – en plus de la proximité de Netanyahu avec les partis politiques haredim. La question pourrait pourtant provoquer l’effondrement de la coalition de Netanyahu : les politiciens ultra-orthodoxes ont exigé l’avancée d’une loi officialisant un plan d’exemption généralisé pour les membres de la communauté d’ici la fête de Shavouot, qui débute dimanche soir. À défaut, ils ont menacé de quitter le gouvernement, privant alors le Premier ministre d’une majorité.
Pour Schloss, qui se décrit comme idéologiquement de droite – mais il ne soutient pas le gouvernement actuel, précise-t-il – la crise autour de la conscription des Haredim est particulièrement douloureuse, compte-tenu des bouleversements survenus dans sa propre vie.

« Quand une menace est si terrible que votre unique choix est d’enrôler quelqu’un pendant une période de 100 jours avec un préavis d’une semaine, ça signifie qu’il est temps d’envisager d’autres mesures », fait savoir Schloss. « Une possibilité serait de supprimer totalement le financement des institutions ultra-orthodoxes. Couper 100 millions [de shekels], voire 400 millions. Ce n’est pas éthique ? Ou c’est antidémocratique ? Peut-être. Mais arracher les gens à leur vie pendant 100 jours, ça ne l’est pas non plus. »
Shamir fait remarquer que la guerre en cours, un conflit prolongé et mené sur plusieurs fronts, qui implique des acteurs non étatiques, des puissances régionales et des superpuissances mondiales, est fondamentalement différente de toutes celles qui l’ont précédée. Contrairement aux campagnes brèves et décisives du passé, explique-t-il, cette guerre est une guerre d’usure, qui met à l’épreuve l’endurance des militaires et des civils.
« Elle exige de la résilience et de l’endurance à long terme de la part de tous ceux qui se trouvent à l’intérieur, et pas uniquement de la part de ceux qui servent en première ligne », ajoute-t-il.
Nombre de réservistes sont mariés et ont de jeunes enfants. Les épouses des réservistes sont devenues une véritable force politique au cœur de la guerre, plaidant avec succès pour obtenir le versement d’une cagnotte de 9 milliards de shekels de fonds gouvernementaux aux familles des soldats déployés. Elles ont également obtenu des mesures de soutien pour leur foyer. Il y a un an, sous la pression de ces épouses, la Knesset avait adopté une loi interdisant aux employeurs de licencier ou de mettre en congé sans solde les conjoints des réservistes en service actif, atténuant ainsi un traumatisme qui avait impacté différentes familles depuis le début de la guerre.
Mais de nombreux défis restent à relever. Une enquête récente commanditée par le Forum des épouses des réservistes, qui avait commencé comme un groupe Facebook informel, au début de la guerre, et qui emploie désormais des dizaines d’avocats pour le compte des familles, a révélé que plus de la moitié des femmes dont le mari était déployé avaient dû réduire leur temps de travail pour compenser les absences de leurs époux, et ce malgré les protections accordées. Dans le groupe Facebook, les épouses partagent des histoires de violence domestique, d’enfants traumatisés, de maris en dépression et de crises financières.
Au cours de l’automne dernier, un autre sondage réalisé par l’organisation, qui plaide désormais pour la conscription des Israéliens haredim, a révélé que quasiment l’ensemble des épouses de réservistes avaient rapporté un préjudice émotionnel, d’un « degré très élevé » dans 37 % des cas, causé par le service de leur mari.
« L’aspect émotionnel est le plus difficile. C’est hélas également la partie la plus difficile à comprendre pour les décideurs », avait fait savoir Sapir Bluzer, l’une des cofondatrices du groupe, lors d’un entretien sur le podcast « Israel Story » l’année dernière. « Il est beaucoup plus facile d’expliquer à quelqu’un qui travaille au bureau du Trésor l’impact des événements sur notre carrière, plutôt que les conséquences émotionnelles sur nos familles. »
Kaley Halperin, une musicienne américano-israélienne, vit à Jaffa. Elle fait partie des centaines de milliers de femmes israéliennes dont les maris se sont présentés au service le 7 octobre. Durant les premiers mois de la guerre, elle a continué à élever seule ses 4 enfants. Son mari Yoni, commandant dans une brigade de parachutistes, était alors déployé à Gaza. Depuis, il a passé plus de 200 jours dans la réserve. La situation a entraîné des problèmes dans son travail – elle est employée dans le secteur de la technologie – ainsi qu’à la maison.

Dans une interview accordée en novembre 2023, Halperin avait raconté que, durant ses premiers jours de service, Yoni n’avait pas voulu voir sa famille, même lorsque qu’il y était autorisé. Si les siens lui manquaient profondément, il craignait que sa détermination n’en pâtisse.
« Il m’a dit qu’il essayait de s’endurcir », avait-elle expliqué à l’époque. « Je lui ai dit ‘l’objectif de cette guerre, c’est la paix. Tu dois t’en souvenir’. »
Un an et demi plus tard, Halperin dit avoir fini par comprendre à quel point ce type de détachement émotionnel était réellement insoutenable.
« Certaines personnes s’investissent avec un sens profond de leur mission – servir leur équipe, leur pays, se transcender et faire quelque chose d’exceptionnel », indique-t-elle. « Mais avec le temps, cela peut changer. Cela peut faciliter le processus de déshumanisation de l’adversaire. Je suis convaincue qu’il y a un espace entre commettre des crimes de guerre et être tué. Je prie pour que nous restions toujours dans cet espace. »
La tension causée par un service prolongé s’est immiscée dans son mariage, mettant à jour les divergences en matière de parentalité et de visions du monde. « Comme dans de nombreuses familles, la situation a mis en lumière des choses qui se trouvaient déjà là », note-t-elle. Le couple a finalement décidé de se séparer.
Yoni a été rappelé dans la réserve pour un autre déploiement à partir du mois de juillet. Il n’a pas encore décidé de se présenter une nouvelle fois.
« J’ai le sentiment d’avoir payé un prix trop élevé. J’ai perdu de l’argent et des clients, et j’ai aussi payé le prix fort en ce qui concerne ma famille », regrette-t-il. « De plus, la mission elle-même n’est pas claire pour moi. Je ne ressens aucune connexion avec elle. Je n’ai aucune certitude sur ce que nous faisons là-bas, à part traîner les pieds. Nous détruisons des maisons, nous abattons des terroristes ; ça ne me paraît pas très clair. »
« La combinaison de tous ces fronts – mon travail, ma maison, ma famille, mes expériences personnelles, mon temps et mon argent : c’est trop », ajoute-t-il.
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