Faire connaître Roman Vishniac au-delà de son œuvre, tel est le credo de sa fille
Dans "Vishniac", au festival de Docaviv, la réalisatrice Laura Bialis évoque l'homme qui a photographié les Juifs d'Europe avant la Shoah avant de se plonger dans la science
Le photographe Roman Vishniac est connu et admiré pour ses images qui témoignent de la vie d’avant la Seconde Guerre mondiale, en Europe de l’Est, monde disparu avec la Shoah. Il est également le pionnier de la microphotographie, technique qui mêle photographie et microscopie et donne à voir dans ses plus infimes détails la nature in vivo et les couleurs de la vie.
Vishniac n’a eu de cesse d’observer le monde qui l’entourait.
Aujourd’hui, un film documentaire lui est consacré, qui permet de découvrir qui il était, professionnellement et personnellement.
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C’est la réalisatrice américano-israélienne Laura Bialis qui le fait très intelligemment dans « Vishniac » en se plaçant du point de vue de sa fille, Mara Vishniac Kohn.
« Mara était une femme incroyable. Et c’était une conteuse née. Elle avait ce don incroyable de se remémorer les choses comme une enfant, avec ses expériences et ses ressentis. Elle n’a jamais perdu ce lien avec l’enfance », a expliqué Bialis lors d’une interview accordée au Times of Israel.
La Première du film a eu lieu en février au Festival international du film de Santa Barbara et a été projeté dans le cadre du Festival international du film documentaire de Docaviv le 11 mai dernier. Il évoque la relation parfois tendue de Kohn avec son talentueux et singulier père et revient sur la vie du photographe.
« Il se voyait comme un mélange de Moïse et Superman », dit Kohn de son père, qui ne manquait pas une occasion de s’encenser lui-même.
À un stade déjà avancé de sa vie, Vishniac disait à qui voulait l’entendre qu’il avait un nombre incroyable de doctorats et parlait huit langues. Une émission de télévision consacrée à son œuvre microphotographique le présentait comme un scientifique et un philosophe. Une autre comme un expert en art oriental et collectionneur de manuscrits médiévaux. Conteur accompli, il était difficile de savoir ce qui était vrai dans tout ça.
Dans « Vishniac », Bialis entremêle avec talent de nombreuses images tirées du corpus artistique, riche de 30 000 photos, de Vishniac (des photos pour l’essentiel, mais il y a également quelques films), ses écrits, des images d’archives, des entretiens avec des historiens et des proches de Vishniac et, pour finir, des reconstitutions filmées en Pologne et dans un studio californien. (La fille de Bialis interprète d’ailleurs de manière très convaincante Mara Vishniac Kohn dans ces scènes.)
Au cœur de tout cela se trouvent les souvenirs et le récit que fait Kohn.
Un regard conditionné par la focale de l’appareil photo ou du microscope
Roman Vishniac (1897-1990) nait près de Saint-Pétersbourg, en Russie, et grandit à Moscou. Son père Solomon Vishniac, homme d’affaires prospère, était autorisé à vivre avec les siens en ville, et non dans la zone de peuplement réservée aux Juifs.
Fasciné par les caméras et les microscopes depuis son plus jeune âge, Vishniac a l’ambition de devenir scientifique : il étudie la biologie à l’université, mais ses ambitions sont contrariées par la révolution russe, qui pousse sa famille bourgeoise à s’enfuir à Berlin.
La République de Weimar, culturellement et socialement libre, est un terrain propice à l’éveil de la créativité visuelle de Vishniac. Peu désireux de reprendre les affaires de son père ou de son grand-père, il insiste pour se consacrer à la photographie et à la micrographie. Avec sa femme Luta, son fils Wolf (né en 1922) et sa fille Mara (née en 1926), ils vivent grâce aux largesses de ses parents.
Bialis reconstitue des scènes émouvantes dans lesquelles on voit Vishniac se promener dans la nature avec Wolf et Mara, ou travailler dans son laboratoire, chez lui, entre les cages de singes et de lézards et les aquariums.
« Il m’appelait toujours pour me montrer les belles choses qu’il voyait », raconte sa fille Vishniac Kohn.
« Il me disait que plus on regardait de près, plus c’était beau », ajoute-t-elle.
Elle aimait particulièrement passer du temps dans la chambre noire avec son père, regarder les images apparaître, les zones sombres en premier.
Au-delà de ces souvenirs heureux, Kohn évoque aussi dans le film la tension qui régnait entre ses parents, qui n’étaient plus très proches. Elle se souvient que sa mère, son frère et elle-même vivaient leur vie, une vie somme toute normale, alors que son père vivait dans son monde à lui. Par ailleurs, Vishniac entretient une longue liaison avec une jeune femme non juive nommée Edith, en 1932.
Quitter l’Europe à temps
Ce qui attend la famille Vishniac est ce qui a suscité l’intérêt de Bialis pour ce documentaire. En 1996, Bialis fait la connaissance de Kohn lors d’une conférence donnée par Elie Wiesel, survivant de la Shoah et lauréat du prix Nobel, à Santa Barbara, en Californie.
« Mara et moi vivions toutes les deux à Santa Barbara, il n’y a rien d’étonnant à ce que nous nous soyons rencontrées. La communauté juive y est assez petite », explique Bialis.
Les deux femmes sont assises côte à côte et, avant le début de la conférence, Kohn raconte à Bialis comment sa famille a fui l’Europe pour se mettre en sécurité à New York, au tout dernier moment.
Roman et Luta Vishniac divorcent en 1935 mais ne déposent pas les papiers dans l’espoir d’obtenir un visa familial pour quitter l’Allemagne nazie. Suite au pogrom de la Nuit de cristal, en novembre 1938, les Vishniac envoient Wolf, alors âgé de 16 ans, chez des parents à Riga, en Lettonie, et Mara, 12 ans, dans un foyer pour enfants réfugiés en Suède. Mara retrouvera sa mère à Stockholm, mais Roman, qui réussit à se rendre dans le sud de la France, se retrouve dans un camp d’internement en septembre 1939.
Dans la mesure où les quatre membres de la famille sont citoyens lettons et non allemands, du fait de la naissance de Luta à Riga, elle obtient des autorités lettones qu’elles fassent libérer Vishniac. Les États-Unis acceptent toujours les Lettons (mais pas les Juifs allemands) et ils obtiennent leur visa. Luta et les enfants prennent le risque de retourner à Berlin pour se rendre à Lisbonne, au Portugal. Ils y retrouvent Roman et, ensemble, ils montent à bord d’un navire qui arrive à New York le 1er décembre 1940.
« Elle m’a tenue en haleine avec cette histoire incroyable », confie Bialis.
Ce sont les circonstances qui dictent le sujet et le style des photos
En revenant sur la trajectoire artistique de Vishniac, Bialis donne à voir ses tout premiers travaux, dans un style pictural russe, et ses images modernistes de l’époque de Weimar, avec des angles appuyés, des contrastes nets et une forte empreinte géométrique.
Lorsque les nazis accèdent au pouvoir et imposent des lois raciales anti-juives, Vishniac photographie sa jeune fille Mara, debout devant des affiches de propagande. C’est une façon de garder la trace de ce qui se passe sans pour autant attirer l’attention.
Lorsque le régime nazi interdit à la plupart des Juifs de travailler, Vishniac s’intéresse et photographie les institutions juives qui emploient des Juifs et prennent soin de la communauté – écoles, hôpitaux, soupes populaires et hachsharot (programmes agricoles destinés à préparer les jeunes Juifs à l’immigration en Palestine).
Il commence à se déplacer en Europe de l’Est pour photographier la vie dans les villes et les petits shtetls. Il se rend même dans des communautés agricoles juives éloignées, dans les Carpates.
Ces déplacements, faits à la demande de l’American Joint Distribution Committee (AJDC), donnent lieu à des images étonnantes, en même temps qu’elles témoignent de la pauvreté des Juifs d’Europe de l’Est. Pour Vishniac, c’est une façon de défendre ses compatriotes juifs, et pour l’AJDC, un outil de collecte de fonds pour aider ces populations.
Même si ces photos reflètent le regard d’un Juif d’Europe occidentale sur les Ostjuden, elles sont pour Vishniac l’occasion de se rapprocher de sa propre identité juive.
« Il se sentait proche des personnes qu’il photographiait », confie Kohn.
Bialis souligne que les photographies modernistes de Vishniac témoignent de sa volonté de faire partie du courant dominant. Son travail en Europe de l’Est est un tournant vers le particularisme et la valorisation de la vie juive spirituelle et traditionnelle.
« En parcourant ses photographies et ses écrits, on le voit tomber amoureux de son propre peuple », dit-elle.
Pendant la guerre, Vishniac organise trois expositions photos pour sensibiliser au sort des Juifs européens. Et après la guerre, l’AJDC lui demande de retourner en Europe témoigner des destructions et de la présence de centaines de milliers de Juifs déplacés. (Déjà divorcé de Luta, il retrouve Edith en Allemagne, qu’il épouse et fait venir aux États-Unis.)
Se trouver une identité avec la microphotographie
Une fois en Amérique, Vishniac se démène pour subvenir aux besoins de sa famille. Il fait des portraits et réussit à obtenir un travail dans un magazine. Il emmène sa fille, alors adolescente, le jour où il frappe, sans être attendu, à la porte du bureau d’Albert Einstein à l’Université de Princeton. Il le persuade de se laisser photographier.
« Il avait une énorme chutzpah [NDLT : Mot hébreu qui désigne l’audace, le culot] », relève Kohn.
Bialis dit avoir vu pour la première fois ces images bien avant de commencer à travailler sur « Vishniac », lorsqu’avec ses parents, elle a rendu visite à Kohn, après leur rencontre. À l’époque, les photos, négatifs, journaux et autres documents de Vishniac étaient stockés chez Kohn, où elle vivait avec son deuxième mari, Walter Kohn, réfugié juif autrichien à la fois chimiste et physicien, lauréat du prix Nobel.
« Elle a ouvert un placard où se trouvaient beaucoup de choses, et ces photos d’Einstein sont tombées au sol », se souvient Bialis.
Désireux de faire la couverture du magazine LIFE, Vishniac se consacre à la microphotographie et la technique dite de colorisation qu’il prétend avoir inventée. Son insistance à observer les choses in vivo et en mouvement, plutôt que d’écraser des éléments inertes entre deux lames de verre, est sa plus grande contribution à la science, qui lui permet de décrocher une importante subvention de la National Science Foundation pour tourner les désormais célèbres documentaires de la série « Living Biology ».
Vishniac donne des conférences et se considère comme un authentique scientifique, contrairement à la communauté scientifique, qui voit en lui un simple photographe et un conteur romantique. Il parle en effet de la nature comme d’une histoire, plutôt que comme des faits ou des données bruts.
Son fils Wolf deviendra, lui, un microbiologiste de grand renom, mal à l’aise avec les affirmations et théories de son père. (Wolf décèdera tragiquement, en 1973, à l’âge de 51 ans, en tombant d’une falaise lors d’une expédition scientifique en Antarctique.)
Choisir parmi des dizaines de milliers d’images
Devenue une proche de Kohn au fil des années et des séances de travail pour le film, Bialis a accès à toutes les archives Vishniac de la Magnes Collection of Jewish Art and Life, conservées à l’Université de Californie à Berkeley.
Jusqu’en 2018, elles sont conservées par Maya Benton et hébergées au Centre international de la photographie (ICP) de New York.
La plupart des photographies scientifiques de Vishniac sont conservées dans les Moving Image Research Collections de l’Université de Caroline du Sud. Kohn a également autorisé Bialis à y avoir accès.
Face à tant de trésors, il est difficile à Bialis de faire son choix pour « Vishniac ».
« Ses photos sont toutes magnifiques. C’est fabuleux d’avoir eu accès à chacune d’elles et d’avoir pu faire un choix. Ces photos sont incroyables, sa manière de saisir les visages surtout. J’ai l’impression qu’il avait une relation presque magique avec ses sujets, à la façon dont ils le regardent. Il était capable de capturer l’essence de quelqu’un », dit-elle.
Kohn est décédé en 2018 à l’âge de 92 ans, avant l’achèvement du film. Bialis dit que cela a été très difficile, mais que la fille et les petites-filles de Kohn ont été formidables. Elles sont heureuses que le film permette à Kohn – une femme forte et accomplie – de sortir de l’ombre des hommes célèbres qui ont émaillé son existence.
« La fille de Mara a d’ailleurs pris la parole lors de la Première du film et dit que c’était exactement l’histoire que sa mère voulait raconter. Cela m’a fait plaisir », conclut Bialis.
« Vishniac » sera projeté le 23 mai prochain à la 18e édition du Los Angeles Jewish Film Festival, qui vise à « nouer des relations avec des personnes extérieures à la communauté juive » selon sa fondatrice, et le 11 juin au 31e Toronto Jewish Film Festival.
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