Guerre, pénurie de main-d’œuvre : le secteur de la construction en difficulté
Les employés palestiniens sont interdits d'entrée suite aux massacres du 7 octobre et les milliers de travailleurs étrangers partis, le secteur de la construction est "totalement à l'arrêt"

Après de longues semaines d’accalmie relative, un chantier de construction du nord de Tel-Aviv reprend vie à grand renfort de perceuses, coups de marteau et cris enthousiastes d’ouvriers portant des casques de protection.
Des consignes de sécurité en arabe et en mandarin sont encore placardées tout autour du chantier et un petit engin retire les débris de l’entrée.
C’est avec lenteur que certains chantiers de construction reprennent de l’activité après des semaines d’arrêt suite à l’attaque ravageuse du Hamas, le 7 octobre dernier dans le sud d’Israël, au cours de laquelle des terroristes ont tué plus de 1 200 personnes, pour la plupart des civils, et fait près de 240 otages, dont 129 sont toujours en otages mais pas tous ne sont en vie.
Les travailleurs palestiniens, dont dépend l’industrie de la construction, ont disparu du jour au lendemain lorsqu’Israël a décrété l’interdiction d’entrée des travailleurs de Gaza et restreint l’accès à la plupart de ceux de Cisjordanie. Des milliers de travailleurs étrangers originaires de Chine, Thaïlande, des Philippines et d’autres pays sont repartis chez eux suite à l’attaque, avec une économie totalement à l’arrêt.
S’ajoutent à cela les plus de 350 000 Israéliens rappelés dans la réserve, avec un impact sur l’économie, et les 250 000 personnes évacuées du sud et du nord du pays, qui ont face à eux de longs mois d’incertitudes alors que la reconstruction s’amorce lentement.
Dans ce contexte, les sous-traitants israéliens se font concurrence pour recruter des travailleurs moins nombreux et versent des salaires plus élevés, dans l’espoir que le gouvernement autorise bientôt l’entrée de travailleurs étrangers dans le secteur de façon à les aider.

Jusque-là, disent-ils, il y a un risque de fermetures d’entreprises, de retards dans la livraison de logements et d’écoles ainsi que de travaux d’infrastructure essentiels, dans un contexte de bouleversement général du secteur du logement déjà marqué par une offre insuffisante et des coûts élevés.
« Arrêt complet »
« Nous sommes dans une situation totalement désespérée », a affirmé Raul Sargo, président de l’Association des constructeurs d’Israël, devant la Commission des travailleurs étrangers de la Knesset, le 25 décembre.
« L’industrie est à l’arrêt, elle ne fonctionne qu’à 30 % de sa capacité. Près de 50 % des chantiers sont fermés, ce qui a un impact sur l’économie israélienne et le marché du logement. »
Le ministère des Finances estime les pertes économiques liées à l’absence des Palestiniens à quelque 3 milliards de shekels chaque mois.
Cette pénurie pourrait avoir des conséquences sur l’économie dans son ensemble, car les secteurs de la construction et de l’immobilier sont endettés auprès des banques et institutions non bancaires à hauteur de 400 milliards de shekels, selon les données de la Banque d’Israël dans son rapport sur la stabilité financière d’août 2023.
« Même si une petite partie de la dette n’est pas remboursée, ce sera un coup dur pour l’ensemble de l’économie », a déclaré au Times of Israël Shay Pauzner, vice-président de l’Association des bâtisseurs d’Israël, lors d’un entretien téléphonique.
Selon les données de la Banque d’Israël, au deuxième trimestre 2023, près de 208 000 Israéliens travaillaient dans le secteur de la construction – 75 000 en Cisjordanie et 12 000 à Gaza -.
En outre, 15 000 travailleurs de Cisjordanie travaillaient illégalement dans le secteur, tandis que le nombre de travailleurs étrangers déclarés était d’environ 23 000, selon ces mêmes données.
Dans l’industrie de la construction, l’impact devrait être particulièrement important en raison des restrictions à l’entrée des travailleurs de Judée-Samarie et de l’arrêt complet de l’emploi des travailleurs de Gaza. Celles-ci devraient continuer à avoir un effet jusqu’en 2024 », estimait le département de la recherche de la Banque d’Israël dans ses prévisions macroéconomiques de novembre.

Les travailleurs palestiniens et étrangers sont en charge de l’étape, très consommatrice de main-d’œuvre, de mise en place de la structure du bâtiment – ce que l’on appelle le « travail humide », une fois les fondations posées. Ils effectuent également des travaux d’infrastructure tels que des évacuations d’eaux usées ou la mise en place d’infrastructures pour les chemins de fer, les ports ou les structures publiques.
« Les travailleurs israéliens entrent en scène une fois que la structure est déjà en place », explique Pauzner. « Ils s’occupent pour l’essentiel de la plomberie, de l’électricité, de la peinture et de tout ce qui est sanitaire. »
Le secteur de la construction représente environ 6,2 % du PIB, alors que celui de la technologie se taille la part du lion avec 17 % du PIB, explique Itai Ater, professeur d’économie à la Coller School of Management de l’Université de Tel Aviv et chercheur principal à l’Institut israélien de la démocratie.

Depuis 2000, rappelle Ater, il y a eu une augmentation progressive du nombre de travailleurs palestiniens en Israël – sauf pendant la pandémie de COVID, où il y a eu une baisse – avec un niveau record en 2022 lors d’un boom de la construction. L’économie israélienne est donc « très dépendante » des travailleurs palestiniens, principalement originaires de Cisjordanie, dit-il.
Il y a eu quelques tentatives pour faire venir en Israël des travailleurs de Chine et d’Inde, histoire de diversifier leur origine, explique-t-il, mais en raison du nombre de travailleurs requis, il sera difficile de combler le manque.
« On peut toujours faire venir des travailleurs, mais faire venir le même nombre de travailleurs palestiniens qui travaillaient dans la construction pour combler ce manque est un très gros défi », estime Ater. « Il n’y a aucun moyen de combler le manque laissé par les travailleurs palestiniens. Peut-être que les choses vont changer, mais pas dans le court terme. »
Problèmes et solutions
Ce mois-ci, le cabinet de sécurité israélien a reporté un vote sur une proposition autorisant l’entrée en Israël de travailleurs palestiniens originaires de Cisjordanie, suite à son rejet par les 15 membres du cabinet socio-économique.
Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, a déclaré qu’Israël « peut et doit proposer des alternatives susceptibles d’offrir une solution différente à l’économie ».
L’association des constructeurs a réagi en rappelant qu’en raison de la pénurie persistante de travailleurs palestiniens, le secteur ne pourrait renouer avec la pleine activité que dans « de très nombreux mois », ce qui entraînera « la faillite de nombreux entrepreneurs et propriétaires d’entreprises ».
De son côté, le gouvernement fait ce qu’il peut pour attirer davantage de travailleurs étrangers en Israël. Plus de 12 000 travailleurs étrangers, nouveaux et déjà confirmés, sont arrivés ou revenus en Israël depuis l’assaut du Hamas du 7 octobre dernier : ils sont ainsi 2 218 dans le secteur agricole – la moitié originaires de Thaïlande -, soulignait une représentante du ministère de l’Intérieur à l’attention des députés le 20 décembre dernier.

Témoignant devant la commission de la Knesset sur les travailleurs étrangers le 20 décembre, Inbal Mashash, directrice de l’Administration des travailleurs étrangers de l’Autorité de la population et de l’immigration, avait annoncé l’arrivée de 100 premiers travailleurs originaires du Sri Lanka sur un total de 10 000, selon les autorités, soulignant les efforts déployés pour attirer des travailleurs d’autres pays, comme la Moldavie.
Pauzner, de l’association des constructeurs, a déclaré que des représentants d’entreprises du secteur de la construction se rendaient en Inde et au Sri Lanka pour y tester les travailleurs.
L’idée est d’autoriser dans un premier temps 10 000, puis 30 000 travailleurs à venir travailler en Israël en début d’année prochaine, dans le secteur de la construction, a-t-il ajouté.
Pénurie aiguë et hausse des prix
Dans cet environnement tendu, les constructeurs se font concurrence pour attirer les travailleurs sur leurs chantiers, ce qui fait grimper les salaires.
PHI Engineering and Construction, basée dans la zone industrielle de Reem, dans le sud d’Israël, comptait une cinquantaine de travailleurs palestiniens avant la guerre, et employait 200 autres travailleurs, dont une centaine de Palestiniens, par l’intermédiaire de sous-traitants et sociétés d’intérim.
« Les travailleurs palestiniens ne sont pas là en ce moment », explique Polina Soibelzon, qui travaille sur le terrain depuis 13 ans. « Leur nombre est tombé à zéro. »

En outre, 12 ingénieurs sur les 40 qu’emploie l’entreprise sont réservistes dans l’armée, ce qui fait que le reste de l’équipe accumule les heures supplémentaires pour compenser leur absence, explique-t-elle. Les travailleurs encore disponibles, précise-t-elle, principalement des Chinois, vont vers le plus offrant.
« Si nous demandons cinq travailleurs, nous n’en obtenons qu’un », dit-elle, en parlant des sociétés d’intérim et cabinets de ressources humaines. « Nous venons de recevoir un courrier nous informant que ces entreprises vont augmenter leurs tarifs pour les travailleurs à partir du 1er janvier. »
« Nous payions jusqu’alors 75 shekels de l’heure par travailleur », explique-t-elle. « Désormais, nous devrons payer 100 shekels. »
Les travailleurs palestiniens, souligne-t-elle, étaient payés au salaire minimum légal de 31,5 shekels, et les plus expérimentés de 50 à 55 shekels de l’heure.
Le cabinet travaille principalement sur des projets résidentiels à Tel Aviv, Herzliya et Ramat Hasharon. Un projet à Herzliya, par exemple, a été interrompu durant près de trois semaines. Aujourd’hui, le chantier a repris, mais toujours avec une sévère pénurie de main-d’œuvre.
« Ce chantier pourrait employer 120 à 150 travailleurs pour progresser à un bon rythme », explique M. Soibelzon. « En pratique… Si nous en avons 11 ou 12 en ce moment, c’est déjà une bonne journée. Je paie des frais généraux tous les jours – les chefs de chantier, la grue, les échafaudages -, mais les travaux n’avancent pas. »
« Nous essayons de limiter la casse », confie-t-elle. L’entreprise a trouvé un sous-traitant qui emploie des travailleurs israéliens et qui pourra commencer à travailler en janvier. PHI doit leur verser 20 % de salaire en plus, précise-t-elle. « Dans une situation où les frais généraux sont tellement élevés, cela vaut la peine de payer et faire avancer le travail plutôt que d’attendre autre chose. »
« Espérons que les travailleurs étrangers viendront », ajoute-t-elle. « Mais je ne les vois toujours pas sur le marché. »
À la fin de la guerre, le secteur de la construction jouera un rôle crucial pour la reconstruction des infrastructures et des communautés détruites par la guerre. Pour cela, elle aura besoin de travailleurs.
« Il y a 20 kibboutzim et villages à reconstruire dans l’enveloppe de Gaza, et il y a aussi d’énormes dégâts dans le nord », rappelle Pauzner.
« Tout cela devra être reconstruit. Nous devrons travailler à 150 % de nos capacités, mais sans les travailleurs palestiniens. C’est un manque que nous allons devoir combler. »