Jérusalem : Réouverture au Musée du Seam d’une expo censurée pour des images de nus
La galerie Beita, gérée par la ville, avait ordonné la fermeture de l’exposition, qui a depuis rouvert dans un espace privé ; la mairie dit ne rien savoir de l’affaire
Jessica Steinberg est responsable notre rubrique « Culture & Art de vivre »
Les artistes Sarah Benninga et Rachel Rotenberg ne s’attendaient pas à ce que leur exposition de nus abstraits peints et sculptés, dans une galerie de Jérusalem, ferme très peu de temps après son ouverture… ni même qu’elles retrouveraient vite un autre endroit.
L’exposition « Kravot » a ouvert ses portes cette semaine dans la galerie municipale Beita, sur la rue Jaffa, avant d’être subitement déprogrammée et de se retrouver sur les cimaises du Musée du Seam, à l’invitation de la directrice du musée, Merav Maor.
La municipalité de Jérusalem dit avoir diligenté une enquête pour établir qui, dans ses services, avait demandé à la galerie Beita de fermer cette exposition, insistant sur le fait que la décision n’avait pas été prise par le maire, Moshe Lion.
« Dès que nous avons compris ce qui se passait, nous nous sommes tournés vers le conservateur et les artistes pour accueillir l’exposition dans nos murs », a expliqué Maor, depuis le Musée du Seam, institution culturelle indépendante qui ne reçoit aucune subvention de la municipalité de Jérusalem.
« Cela a pris quelques heures, mais nous avons agi comme pour une campagne militaire. Nous avons voulu faire preuve de solidarité, surtout par les temps qui courent. »
L’exposition a trouvé sa place le long des pièces et couloirs de cette bâtisse, construite à l’origine par un architecte arabe chrétien et transformée plus tard en avant-poste militaire israélien, à la frontière de la ville, lorsqu’elle a été divisée entre 1948 et 1967.
Lors de la réouverture de l’exposition mercredi soir, Benninga et Rotenberg étaient présentes, accueillies par tout ce que Jérusalem compte d’artistes, conservateurs, directeurs de musées et passionés d’art.
Les noirs, gris et bleus des nus rêveurs de Benninga se fondent facilement avec les sculptures en bois et en métal de Rotenberg, désormais exposées dans les galeries supérieures du musée dont les murs épais et les fenêtres d’artillerie évoquent sa destination première.
Les peintures grand format de Benninga font partie de la série « Pleasure Garden », basée sur ses recherches pour sa thèse de doctorat en histoire de l’art à propos du plaisir et de la chair dans les nus du peintre flamand Peter Paul Ruben. Au 16e siècle, le travail de Ruben était considéré comme trop radical, expression du péché et de la gourmandise, et il devait garder ses peintures dans son atelier.
Dans sa série, Benninga tente d’imaginer les femmes sans ce regard masculin posé sur elles.
Originaire de Jérusalem, Benninga est bien consciente de l’ironie qu’il y a à questionner le radicalisme d’il y a six siècles, alors même que ses œuvres se heurtent manifestement aux mêmes réserves.
« Je n’en reviens pas », dit-elle.
Benninga explique que la conservatrice de la galerie Beita, Avital Naor Wexler, s’était assurée de ne placer aucun nu face aux fenêtres et avait installé un pannonceau avertissant de la présence dans l’exposition d’images de corps.
« Le fait d’avoir fermé l’exposition est tout sauf professionnel, je trouve », regrette Benninga.
« Si cela vous déplaît, vous avez le choix de ne pas aller voir l’exposition. »
Rotenberg, l’artiste avec laquelle elle partage l’exposition, est une ex-New-Yorkaise installée en Israël depuis six ans. Elle sculpte le bois en courbes sensuelles, de forme arrondie et de nature statuesque. Aux États-Unis, elle travaillait souvent d’épaisses branches de glycine trouvées au bord des autoroutes et des routes.
En Israël, elle a commencé à intégrer le ciment et le métal à ses œuvres, attentive à ce qu’elle trouve sur place.
Les deux artistes ont travaillé ensemble à l’invitation de Wexler, le conservateur de Beita.
« J’aime le lien entre sculpture et peinture, cela permet aux gens de voir d’autres choses dans chaque matériau », explique Wexler.
Wexler était également présent au vernissage mercredi soir au Musée du Seam, mais en qualité d’employé de la municipalité de Jérusalem, il n’a pas pu répondre aux questions relatives à la fermeture de l’exposition à la galerie Beita.
On ignore toujours à ce stade l’identité de la personne qui a pris la décision de fermer l’exposition.
Une porte-parole de la ville a déclaré que la décision de retirer l’exposition n’avait jamais été portée à l’attention du maire Moshe Lion.
« Nous avons appris l’incident par les médias. La question est en cours d’examen par l’unité culturelle de la ville », a déclaré la porte-parole.
La galerie Beita, situé au 155, rue Jaffa, fait partie du département de la culture et des arts de la ville et jouxte plusieurs quartiers dont les résidents sont pour la plupart ultra-orthodoxes.
« J’ai été très surprise car l’accrochage avait été conçu d’une manière très modeste », explique Rotenberg, qui est pratiquante et utilise le terme hébreu pour la modestie, « tniyus » ou « tzniyut ».
Benninga compare, elle, la fermeture de l’exposition à celle, en janvier 2022, du musée d’art de Ramat Gan, près de Tel Aviv, fermé après que presque tous les artistes aient demandé le retrait de leurs œuvres, en signe de soutien à un autre artiste dont une oeuvre avait été retirée parce jugée offensante pour les ultra-orthodoxes.
Dans cet incident, le maire de Ramat Gan, Carmel Shama-Hacohen, avait demandé que le tableau de David Reeb soit retiré.
« J’y vois une tendance », analyse Benninga.
« Je ne vois pas la logique de la municipalité. C’était une sous-censure du département artistique de la ville, ce qui est encore pire qu’une décision politique. On ne peut pas fermer une exposition déjà installée, c’est absurde. »
Après la fermeture de l’exposition, un collectif de 160 artistes a adressé une lettre à Lion menaçant de boycotter la galerie Beita à moins que les responsables ne reviennent sur leur décision.
Rien de tout cela n’a de sens, regrette Rotenberg.
« Je comprends l’inquiétude autour des nus, et le conservateur en a tenu compte », a-t-elle précisé.
« Il n’y avait aucune raison d’en faire une épreuve de force. Jérusalem abrite des Juifs de toutes sortes. Nous devons être capables de vivre notre vie en respectant celle des autres. Nous devons traiter les gens comme des adultes, et non comme des enfants. »
Le nouvel emplacement de l’exposition au Museum du Seam est également un choix ironique.
Le musée est « vraiment à la lisière de la ville », assure la directrice du musée Maor, car il sépare la zone ultra-orthodoxe de Mea Shearim des quartiers arabes de Sheikh Jarrah et Jérusalem-Est.
À quelques pas de l’entrée du musée, on trouve des immeubles surpeuplés et les rues de Mea Shearim, avec les hommes, les femmes et les enfants haredim qui passent à toute heure. De l’autre côté de la rue se trouvent les rues résidentielles et les commerces de Jérusalem-Est. Le tramway de Jérusalem passe au milieu.
Cette structure représente l’histoire politique compliquée de Jérusalem ainsi que son présent.
Pourtant, affirme Maor, bien que le musée soit une institution indépendante, son équipe est très attachée à ne « froisser personne ».
« Nous sommes fermés le Shabbat parce que nous ne voulons blesser personne, nous respectons nos voisins », assure-t-elle.
« Nous sommes à l’intérieur de notre bâtiment, derrière nos murs très épais. »