La montée du mouvement US « End Jew Hate » divise la scène politique
L'organisation, qui veut faire du 29 avril la journée de « Fin de la haine des Juifs », est regardée avec suspicion par les progressistes en raison de ses origines conservatrices
Le mois dernier, le gouverneur du Colorado, Jared Polis, Démocrate juif, a proclamé le 29 avril « Journée de la fin de la haine des Juifs », évoquant « le besoin d’agir en urgence contre l’antisémitisme, au Colorado comme dans le reste du pays ».
Des déclarations similaires ont été faites par le Représentant de New York, Mike Lawler, Républicain, et des dizaines d’autres élus aux Etats Unis.
Mais au conseil municipal de New York, la controverse fait rage. Le conseil, majoritairement Démocrate, a en effet voté en faveur de l’adoption du 29 avril comme date de la Journée de la fin de la haine à l’égard des Juifs, mais six de ses membres se sont abstenus ou ont voté contre ce qui était pressenti comme une décision à l’unanimité.
L’initiative à l’origine de ces déclarations est un mouvement new-yorkais relativement nouveau dénommé End Jew Hatred [NDLT : En finir avec la haine des Juifs], qui se fraie peu à peu un chemin sur la scène nationale grâce à des manifestations, des pétitions, des campagnes de presse omniprésentes et, aujourd’hui, dans les cercles de pouvoir. Le succès de l’initiative peut se mesurer au nombre de proclamations du 29 avril. L’an dernier, elles étaient une poignée. Cette année, selon End Jew Hatred, il y en a eu 30.
Ce mouvement fait face à une opposition inattendue au sein du conseil municipal de New York. Les élus qui n’ont pas voté en faveur de cette proclamation ont déclaré l’avoir fait parce que le mouvement End Jew Hatred, bien que dirigé par des personnes se disant « déconnectées de la politique et des idéologies », est lié à des militants juifs de droite.
End Jew Hate dit peu de choses sur sa structure ou son financement. Ce n’est pas officiellement une organisation à but non lucratif et il n’a pas souhaité communiqué à la New York Jewish Week son budget annuel ou des détails sur les dons qu’il reçoit.
One way you can show your Jewish pride and community support is by helping spread the mission to #EndJewHatred! It's imperative we live confidently and proudly.
Join the movement and get your EJH merch with our link in bio. Step into your power and have your voice heard! pic.twitter.com/ql0r7Sq2mj
— End Jew Hatred (@EndJewHatred) May 13, 2023
Là où ses partisans voient un outil infatigable de lutte contre un problème de plus en plus préoccupant, l’antisémitisme, ses critiques y voient une tentative de faire entrer un discours belliciste dans la politique de lutte contre la persécution des Juifs. La montée en puissance du mouvement et le succès de sa résolution à l’échelle nationale montrent comment une initiative fondée par des militants conservateurs exerce une réelle influence dans le débat sur l’antisémitisme, même chez les libéraux.
Voici ce que nous savons sur End Jew Hatred, comment le mouvement s’est établi à New York et ailleurs, et pourquoi ses activités suscitent des réactions négatives.
Un mouvement fondé dans l’espace politique en 2020
Fondé à New York au début de la pandémie, End Jew Hate commence à faire parler de lui en octobre 2020, en organisant une manifestation devant la bibliothèque municipale de New York pour protester contre la façon dont, disent ses militants, le maire de New York, Bill De Blasio, et le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, s’en prennent sans raison aux orthodoxes new-yorkais, soumis à des restrictions au titre de la santé publique.
Les haredim New-Yorkais et leurs soutiens s’insurgent contre les règlements municipaux restreignant les prières collectives et autres cérémonies religieuses, qui leur paraissent appliqués de manière discriminatoire envers leur communauté.
« Jamais de ma vie je n’aurais pensé voir un cas de haine à l’égard des Juifs aussi flagrante de la part de nos fonctionnaires », explique Brooke Goldstein, fondatrice du mouvement End Jew Hatred, à l’occasion de cette manifestation qui réunit des dizaines de manifestants. « Rendre les Juifs de New York responsables de la propagation du coronavirus est inadmissible et discriminatoire. »
Si la première action significative du mouvement concerne la pandémie, le porte-parole de End Jew Hate assure que son inspiration est à trouver du côté d’un autre événement fondateur, en 2020, à savoir les manifestations en faveur de la justice raciale et la montée du mouvement Black Lives Matter.
« Comment faire de même pour le peuple juif ? », questionne à propos de la genèse de « End Jew Hatred » Gerard Filitti, avocat du mouvement Lawfare Project, dirigé par Goldstein. « Nous avons vu l’antisémitisme regagner du terrain pendant la pandémie. C’était le moment de lancer cette idée. »
Depuis lors, au-delà de l’initiative des proclamations, le mouvement continue à organiser des manifestations, protestant notamment contre l’UNRWA [NDLT : L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient], qu’il accuse de « promouvoir la haine des Juifs », et l’antisémitisme à Berlin, Toronto et ailleurs dans le monde. Cette année, il s’est opposé à une négociation de peine pour les agresseurs de Joseph Borgen, attaqué à proximité d’une manifestation pro-israélienne, en mai 2021, en adressant un courrier au procureur du district de Manhattan, Alvin Bragg, et en étant présent à l’audience des agresseurs présumés.
Trois ans après son lancement, la structure du mouvement reste opaque : il refuse de communiquer la moindre information financière ou de préciser sa relation avec le Lawfare Project, qui se présente comme un « fonds international de contentieux pro-Israël ». Dans une brève déclaration à la New York Jewish Week, le porte-parole de End Jew Hate déclare, sans plus de détails, que l’organisation accepte les dons des membres de la communauté et des ONG aux vues similaires.
NYC Councilwoman @InnaVernikov & others rally to End Jew Hatred following an assault on a teenage boy was assaulted and called a dirty jew for wearing an IDF hoodie
Anti Zionist counter demo: "we oppose israel because we are jews"
per @timcast: https://t.co/HE9D2aPALN pic.twitter.com/8A55rYrJD0
— Elad Eliahu (@elaadeliahu) January 4, 2022
« Notre réseau de militants est présent dans le monde entier, de New York à Los Angeles et de Toronto à Berlin », dit-il. « Le mouvement est par ailleurs soutenu par des individus de tous horizons, qui donnent leur temps et leur argent pour faire du mouvement un succès. Les activistes sont encouragés à collecter des fonds au sein de leur communauté, et certaines actions ont été soutenues par des organisations qui y ont participé. »
Des racines dans l’activisme pro-israélien et de droite
Le Lawfare Project, l’organisation de Goldstein, a représenté des étudiants juifs lors de procès pour discrimination avec l’Université d’État de San Francisco et, l’année suivante, une organisation israélienne en procès avec la National Lawyers’ Guild, suite à son refus de diffuser l’annonce du groupe dans son journal, au moment de son gala annuel.
Cette année, l’organisation a apporté son aide à un adolescent juif des environs de Las Vegas à qui on avait lacéré une croix gammée dans le dos et poursuivi la maire de Barcelone pour avoir rompu les relations avec Tel Aviv.
Goldstein est connue pour son activisme de droite et ses déclarations controversées. Elle a fait des apparitions sur des réseaux d’information conservateurs tels que Fox News, One America News ou Newsmax. Elle a dit un jour : « Il n’y a pas de Palestiniens » et, le jour des élections, en 2016, elle a tweeté : « Puis-je diriger le département anti-anti-islamophobie de l’administration Trump ? »
Elle affirme que Ronald Lauder – philanthrope, président du Congrès juif mondial et donateur conservateur – est un de ses alliés. Lors d’un entretien à distance entre eux, organisé par la synagogue de la Cinquième Avenue de Manhattan l’an dernier, Goldstein a remercié Lauder pour son « soutien et son amitié », et Lauder a dit de Goldstein qu’elle était « très intelligente et merveilleuse ». Lauder a pris part aux actions du mouvement pour établir la Journée de fin de la haine antisémite à New York, l’an dernier.
End Jew Hate a également travaillé avec Dov Hikind, élu Démocrate de l’Assemblée de Brooklyn aujourd’hui à la tête de l’organisation Americans Against Antisemitism [NDLT : Les Américains contre l’Antisémitisme]. L’organisation de Hikind s’est en effet associée à End Jew Hatred, et il a fait des apparitions à l’occasion de divers événements. Hikind a déclaré à la New York Jewish Week que son organisation et End Jew Hate étaient « impliqués dans la promotion du même programme ».
Hikind n’est pas exempt de controverses : en 2013, il a arboré un blackface pour Pourim et, en 2005, a parrainé un projet de loi qui aurait permis à la police de profiler les hommes originaires du Moyen-Orient dans le métro. Il a été disciple du défunt rabbin d’extrême droite Meir Kahane.
Controverse ou consensus ?
Quand bien même ses liens avec la droite éveillent la suspicion des militants progressistes, End Jew Hate est soutenu par des organisations juives qui ont pignon sur rue. La Conférence des présidents des principales organisations juives américaines a ainsi fait la promotion de la Journée de fin de la haine à l’égard des Juifs sur Twitter, la semaine passée, avec un graphique reprenant le logo du mouvement. Et le Conseil des relations de la communauté juive de la ville a soutenu la résolution du conseil municipal.
« Toutes les personnes, quelle que soit leur affiliation politique, ont un rôle à jouer contre l’antisémitisme et les autres formes de haine. Nous ne devrions pas le perdre de vue », a déclaré un porte-parole du JCRC à la New York Jewish Week. « De notre point de vue, chaque jour devrait être la Journée de la fin de la haine des Juifs. »
Dans une vidéo publiée par le Congrès juif mondial, vue plus de 480 000 fois, Lauder se dit favorable à l’utilisation de l’expression « haine des Juifs » à la place d’ »antisémitisme ».
« Cela ne gêne plus personne de se faire traiter d’antisémite », a-t-il déclaré. « L’antisémitisme doit dire ce que c’est vraiment, à savoir la haine à l’encontre des Juifs. »
Ce point de vue n’est pas partagé par toutes les organisations de surveillance de l’antisémitisme.
Holly Huffnagle, directrice de la lutte contre l’antisémitisme au sein de l’American Jewish Committee, estime que l’expression « haine des Juifs » est « choquante » et « incite les gens à réfléchir », même si elle passe sous silence la manière dont l’antisémitisme se diffuse, dans un langage codé.
« Certains peuvent ne pas savoir ce qu’est l’antisémitisme, alors qu’ils savent bien ce qu’est la haine des Juifs », dit-elle. « En ce sens, cette expression peut être utilisée pour attirer l’attention et permettre de nommer les choses. »
« Mais l’antisémitisme d’aujourd’hui, dans sa forme primaire et conspirationniste, est mal défini par l’expression ‘haine des Juifs’ », ajoute-t-elle. « J’entends des gens dire qu’ils ne haïssent pas les Juifs, qu’ils sont contre la haine des Juifs, qu’ils ne sont pas antisémites, mais qui croient que les Juifs ont trop de pouvoir ou qu’ils contrôlent les médias. »
Les relations de « End Jew Hate » avec l’aile droite lui ont valu la méfiance de certains militants progressistes de New York quant à ses motivations. Le principal soutien de la résolution du conseil municipal sur la Journée de la fin de la haine des Juifs est la Républicaine du Queens Inna Vernikov, ex-assistante de Hikind à l’origine de la médiatisation d’accusations d’antisémitisme à la City University of New York.
Sa résolution, adoptée à une écrasante majorité, a été soutenue par 14 parrains, parmi lesquels d’éminents Démocrates juifs en plus des six Républicains qui siègent au conseil, dont deux ont des liens avec des suprémacistes blancs et une personne arrêtée pour avoir pris d’assaut le Capitole des États-Unis, le 6 janvier 2021.
Ce sont précisément ces relations avec la droite qui ont conduit six membres progressistes du conseil à s’abstenir ou à voter contre la résolution. L’une des élues à avoir voté non, Shahana Hanif, de Brooklyn, a fait savoir à la New York Jewish Week qu’elle avait participé à de multiples actions contre l’antisémitisme, mais qu’elle s’était opposée à la résolution pour ne pas soutenir le mouvement End Jew Hate.
« L’antisémitisme est bien réel », explique Hanif. « Je comprends l’urgence. Je comprends que c’est le moment, lorsqu’il y a une résolution ou un geste symbolique, et que chaque député est prêt à soutenir nos collègues juifs. Mais dans le même temps, il est de notre responsabilité d’identifier qui est à l’origine de ces initiatives. »
Le contrôleur municipal Brad Lander, éminent politicien progressiste juif, atteste de l’action de Hanif en matière de lutte contre l’antisémitisme et exprime de semblables préoccupations. Il dit à la New York Jewish Week que les militants de End Jew Hate sont « des gens de droite qui ont l’habitude de travailler en étroite collaboration avec ceux qui diffusent la haine ».
L’organisation progressiste Jews for Racial and Economic Justice [NDLT : Les Juifs pour la justice raciale et économique] s’est elle aussi opposée à l’adoption de la résolution. Rafael Shimunov, qui en est membre, explique que la résolution est « clairement liée à la droite » et rappelle que, lors d’une audience préliminaire au vote, un militant a dénoncé la remise en liberté sous caution, dont les défenseurs de droite réclament depuis des années l’abrogation.
Shimunov conteste par ailleurs les propos tenus par Vernikov sur George Soros, milliardaire juif libéral et généreux donateur devenu un avatar de l’antisémitisme de droite. Vernikov la qualifié d’« homme maléfique, qui se trouve être juif ».
Les militants de Jews for Racial and Economic Justice ont fait remarquer que certains marraines Républicaines du projet de loi, comme Vernikov, Vickie Paladino ou Joann Ariola, souhaitaient par ailleurs faire interdire la pratique de sports féminins aux femmes transgenres dans les écoles et les universités. Paladino est connue pour ses propos anti-LGBTQ. Les militants estiment que ces arguments disqualifient l’appel des membres du conseil à s’opposer à la haine des Juifs.
Les partisans de End Jew Hatred rejettent catégoriquement les accusations d’appartenance à la droite. Par SMS, Vernikov a déclaré à la New York Jewish Week : « Cette résolution n’a rien à voir avec la politique ou les extrémistes de droite », ce que Hikind a repris.
« Tout le monde, au sein de la communauté juive, est favorable à cette idée », a déclaré Hikind. « Dire que ce ne sont que des organisations de droite est malhonnête et hypocrite. »
Filliti, l’avocat de Lawfare, a déclaré que l’objectif de la résolution – mettre fin à la haine des Juifs – était de faire passer « un message d’union ».
« Nous ne voulons pas politiser la question », a-t-il déclaré. « Cette initiative a eu un grand succès et nous sommes très heureux de la voir prospérer. »