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Le duo juif qui a fui les nazis et écrit une grande page de l’histoire du jazz

Le documentaire "Ça doit schwinguer !" rend hommage aux fondateurs du légendaire label de jazz Blue Note Records

  • Alfred Lion, assis, et Francis Wolff. (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Alfred Lion, assis, et Francis Wolff. (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
  • Alfred Lion regardant au-dessus de l'épaule de Hank Mobley. (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Alfred Lion regardant au-dessus de l'épaule de Hank Mobley. (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
  • Le musicien Quincy Jones parle d'Alfred Lion et de Francis Wolff dans 'Ca doit Schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Le musicien Quincy Jones parle d'Alfred Lion et de Francis Wolff dans 'Ca doit Schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
  • Image de 'Ca doit schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Image de 'Ca doit schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
  • Image de "Ca doit schwinger"  (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Image de "Ca doit schwinger" (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
  • Sheila Jordan dans 'Ca doit schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)
    Sheila Jordan dans 'Ca doit schwinger!' (Crédit: Festival du film juif d'Atlanta)

Pour le 80e anniversaire du légendaire label de jazz Blue Note Records, un documentaire s’intéresse aux deux immigrés juifs allemands qui ont lancé le label américain : Alfred Lion et Francis Wolff.

Ensemble, ils ont signé certains des plus grands noms de l’histoire de la musique du 20e siècle, tout en œuvrant indirectement pour l’égalité raciale. Ils sont maintenant le sujet de « Ça doit schwinguer ! L’histoire de Blue Note » du réalisateur allemand Eric Friedler en partenariat avec le célèbre réalisateur et producteur Wim Wenders.

« J’ai toujours été fasciné par l’histoire de ces deux jeunes Allemands qui sont arrivés en Amérique en 1939 et on lancé un label de musique devenu légendaire, a expliqué Eric Friedler au Times of Israël. [Ils] ont fui l’Allemagne nazie et, sans argent en poche, ont essayé d’établir l’un des plus importants labels de jazz de l’histoire. »

Miles Davis, Herbie Hancock, John Coltrane, et Quincy Jones sont parmi les grands artistes qui ont enregistré des morceaux avec Blue Note à un moment de leur carrière, au cours des plus de trente années où Lion et Wolff étaient aux commandes du label. Plusieurs grands artistes encore en vie apportent leur témoignage dans le documentaire à l’occasion d’entretiens.

Alfred Lion regardant au-dessus de l’épaule d’Hank Mobley. (Crédit: Festival du film juif d’Atlanta)

Le titre « Ça doit schwinguer ! » vient de la phrase d’encouragement que Lion adressait à ses artistes avec son accent allemand.

D’après le dossier de presse du film, « la chose la plus importante était que la musique devait swinguer, ou comme Alfred avait l’habitude de le dire avec son accent très caractéristique quand il prononçait les seules instructions qu’il donnait aux musiciens : « Ça doit schwinguer ! »

De fait, sous la direction de Lion et Wolff, une grande partie de la musique produite par Blue Note « schwinguait ». Des 1 000 morceaux enregistrés chez Blue Note pendant cette période, 95 % sont devenus des classiques, d’après Eric Friedler. Lion et Wolff ont même pris le risque de faire découvrir des artistes dont la musique n’a eu du succès que plus tard – on pense notamment à Thelonious Monk.

« Ça doit schwinguer ! » est le deuxième documentaire récent au sujet de Blue Note. Le premier, « Blue Note records : au-delà des notes », est l’œuvre de la réalisatrice suisse Sophie Huber. Il propose une vision plus générale du label, aujourd’hui  dirigé par le célèbre musicien juif américain Don Was.

Tous les musiciens doués et talentueux étaient les bienvenus

A Blue Note, Lion et Wolff ont créé une atmosphère chaleureuse pour de nombreux musiciens afro-américains dans des genres de musique comme le jazz et le blues, qui étaient discriminés par d’autres labels de l’époque en raison de la ségrégation raciale aux États-Unis.

Dans les années 1950 et 1960, des personnalités comme le Dr Martin Luther King Jr allaient devenir des porte-voix de la lutte pour les droits civiques auprès du public américain. Les projections du Festival du film juif d’Atlanta de « Ça doit schwinguer ! » ont eu lieu dans la ville de naissance du pasteur, dans le cadre du Mois de l’histoire noire organisé chaque année en février aux États-Unis.

Pour le réalisateur du film, Lion et Wolff n’étaient « pas des militants politiques » mais défendre l’égalité raciale était « une position parfaitement normale » pour eux. Pour lui, il s’agit « de deux Allemands qui considéraient la musique comme admirable, jouée par des gens extraordinairement talentueux, et ils voulaient simplement témoigner du respect aux artistes, les traiter avec dignité et humanité ».

Alfred Lion, assis, et Francis Wolff. (Crédit: Festival du film juif d’Atlanta)

Installé à Hambourg, Eric Friedler a réalisé plus de 10 films. « Ça doit schwinguer ! » a une valeur personnelle : il se décrit lui-même comme ayant « grandi au son des disques de jazz », et son père lui jouait des morceaux de la Blue Note quand il était enfant.

« Un jour, je me suis dit, ‘Ok, je dois raconter cette histoire’ », a déclaré Friedler, ajoutant que son associé Wim Wenders a joué un rôle crucial dans la réalisation du film. « C’est l’un des plus grands réalisateurs de documentaires de musique dans le monde, » a déclaré Friedler. « C’est un honneur de travailler avec lui ».

Le réalisateur allemand Eric Friedler, qui a réalisé « Ca doit schwinguer! » aux prix Grimme-Preis de la télévision allemande en 2014. (Crédit : Wikimedia commons/CC-SA-3.0/Krd)

Il indique avoir entamé le projet il y a cinq ans — d’abord en Allemagne, puis aux États-Unis. Les réalisateurs ont mis la main sur une mine précieuse de documents, dont une interview des deux producteurs par le journaliste allemand Eric T. Vogel datant de 1964. C’est le seul entretien en allemand du duo découvert jusqu’à présent, d’après Eric Friedler.

Les réalisateurs ont également interviewé des légendes vivantes liées à Blue Note pendant l’ère Lion-Wolff — Herbie Hancock, Quincy Jones, Wayne Shorter, ou encore Lou Donaldson, Benny Golson, Sheila Jordan, Kenny Burrell et Sonny Rollins, notamment.

D’après E. Friedler, « dès qu’ils ont appris que le film était au sujet d’Alfred Lion et de Francis Wolff, ils m’ont immédiatement dit oui. »

Un destin né à l’Admiralspalast de Berlin

Le coup de foudre de Lion et Wolff pour le jazz remonte à leur adolescence, vécue dans les années 1920 en Allemagne. Les deux jeunes s’étaient rencontrés durant un concert du musicien afro-américain Sam Wooding et de ses Chocolate Dandies à l’Admiralspalast, à Berlin. Dès lors, l’amour du jazz allait sceller l’amitié des deux passionnés.

Cette amitié s’est avérée vitale lorsque la situation des Juifs allemands s’est rapidement détériorée après la prise de pouvoir de Hitler et des nazis dans les années 1930. Lion fut le premier à émigrer – « le seul endroit où il voulait partir, c’était les Etats-Unis, et en particulier New York », explique Friedler. C’est grâce à Lion que Wolff a pu également quitter l’Allemagne, ajoute-t-il, par le dernier navire ayant levé l’ancre de Hambourg, une ville qui n’était pas surveillée par la Gestapo.

« Ils se sont entraidés », estime Friedler. « Ils se faisaient très profondément confiance ».

Le claviériste de jazz Herbie Hancock dans ‘It Must Schwing!’ (Autorisation : Festival du film juif d’Atlanta)

Lion faisait en tout cas suffisamment confiance à Wolff pour le faire entrer dans la maison de disques qu’il avait fondée au début de l’année 1939. (Selon le livre écrit en 2003, « Blue Note Records: A Biography by Richard Cook », les deux « principales personnalités » à l’origine de la création du label étaient Lion et Max Margulis, « auteur et homme de gauche engagé »). Sous la direction de Lion et de Wolff, Blue Note représentait une opportunité rare pour les musiciens afro-américains.

Friedler raconte que lorsque Lion émigra à New York, il fut « choqué » de s’apercevoir que « les stars et la musique qu’il admirait tant subissaient, en fait, des discriminations. Il n’arrivait pas comprendre ce qu’il se passait ».

« Les labels de blancs, les grosses maisons de disque n’enregistraient pas les Afro-américains à cette époque-là », explique le professeur Eddie Meadows du Département d’études du jazz de l’université UCLA. Lion et Wolff étaient différents, note-t-il : « Parce qu’ils venaient de l’étranger, je pense qu’ils ont été les témoins de la culture musicale des Afro-américains aux Etats-Unis et qu’ils y ont vu une opportunité ».

« Ils adoraient le jazz, tout simplement », poursuit Frieder. « Ils ne s’arrêtaient pas aux barrières ».

Lorsque Lion et Wolff se décidèrent à développer une maison de disques qui ferait la promotion du jazz, leurs personnalités se sont complétées.

« Alfred était le plus extraverti des deux », dit Friedler. « Il tirait les ficelles… Il était un très bon partenaire. Francis était plus introverti, plus timide, il se tenait en arrière-plan ».

Le musicien Quincy Jones parle d’Alfred Lion et de Francis Wolff dans ‘Ca doit schwinguer !’ (Crédit: Festival du film juif d’Atlanta)

Et pourtant, aucun d’entre eux n’hésitait à donner leur chance à des musiciens négligés ou à des genres musicaux peu connus. Meadows rend hommage à Lion et Wolff qui ont enregistré des artistes de modern jazz comme Monk, Fats Navarro et Bud Powell, et de beebop tels que Howard McGhee, James Moody et le jeune Miles Davis.

« Même si le marché n’était pas important, Blue Note acceptait de les enregistrer », dit Meadows. « Cela a été un apport très important pour la culture afro-américaine ».

Un legs qui perdure

Don Was lors des 56ème Grammy Awards au Staples Center de Los Angeles, le 26 janvier 2014 (Crédit : Christopher Polk/Getty Images, via JTA)

Le président actuel de Blue Note, Was, est revenu sur la volonté de Lion et de Wolff de prendre des risques dans un article publié sur le site Internet d’Universal Music, qui est propriétaire de Blue Note.

« Alfred Lion et Frank Wolff ont écrit un manifeste lorsqu’ils ont lancé la maison de disques. Leur volonté était de trouver des musiques marquées par l’authenticité et d’accorder une liberté sans compromis aux artistes », écrit Was (le Times of Israël a tenté en vain d’entrer en contact avec ce dernier).

« Je pense finalement que cette philosophie a permis de créer une musique authentique, parce qu’elle était une expression honnête. Elle est devenue une musique qui a traversé les décennies parce qu’elle provenait du réel », ajoute Was dans l’article.

Sheila Jordan dans ‘Ca doit schwinguer !’ (Crédit: Festival du film juif d’Atlanta)

L’enseignant de l’UCLA explique que Lion et Wolff ont tenté « de réaliser des sessions d’enregistrement très ouvertes, en faisant en sorte que les gens se sentent vraiment à l’aise ». Ce qui se retrouve dans le film, qui dépeint Lion et Wolff comme des personnes qui traitaient les musiciens avec respect, de la rémunération jusqu’aux répétitions, avec une politique salariale équitable. Une approche appréciée par les musiciens interviewés par le réalisateur.

« Comme le soulignent Kenny Burrell et Lou Donaldson, ce n’était pas une maison de disques dans le sens où il y avait des cadres ou des managers », explique Friedler. « C’était plus comme une famille où, d’une certaine manière, tout le monde était traité à égalité ».

Lion et Wolff ont vendu Blue Note à Liberty Records en 1965, Lion prenant sa retraite avant de mourir en 1987, à l’âge de 78 ans. Wolff est pour sa part resté au sein de la maison de disques, avant de s’éteindre six ans plus tard. Et pourtant, la vision des créateurs perdure.

Image de « Ca doit schwinguer ! » (Crédit: Festival du film juif d’Atlanta)

« Blue Note a paru évoluer avec le temps », dit Meadows. « Le label a continué à enregistrer un jazz qui reflète les temps modernes et ne s’appuie pas seulement sur des styles plus anciens ».

Aujourd’hui, Blue Note travaille avec des stars comme Norah Jones, Jason Moran et l’artiste de hip-hop Madlib. Selon Meadows, « cette manière dont la maison de disques s’est efforcée de rester actuelle, de suivre ce qu’il se passe dans la culture contemporaine en s’intéressant aux nouveaux marchés, je trouve ça fascinant ».

Quatre-vingt ans après les débuts de Blue Note, les amoureux du jazz peuvent encore apprécier ces deux amis originaires de Hambourg qui auront aidé à connecter l’Amérique avec une musique qui swingue – ou schwingue ?

« Je me suis dit : n’est-ce pas fantastique de montrer un film consacré à ces deux réfugiés originaires d’Allemagne qui auront eu un tel impact sur la musique ? », s’exclame Friedler.

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