Le « jeu de la Gestapo », aujourd’hui désavoué par les éducateurs de la Shoah, a sévi dans l’établissement de Tim Walz
Lorsqu'il était enseignant dans le Minnesota, le candidat à la vice-présidence aurait contribué à mettre fin à ce jeu de rôle désuet qu'il condamnait dans son mémoire de maîtrise
JTA — Alors même qu’en 2001, Tim Walz dénonçait dans son mémoire de maitrise certaines méthodes d’enseignement de la Shoah, le lycée qui l’employait utilisait précisément un « jeu » qui, au regard des standards contemporains, s’attirerait aujourd’hui les foudres des experts sur la question.
Pour jouer à ce jeu, l’enseignant devait séparer sa classe en deux : certains devaient porter l’étoile jaune et jouer les « Juifs », les autres, des officiers de la Gestapo chargés de les harceler.
Selon le témoignage accordé à la Jewish Telegraphic Agency, la semaine passée, par une ancienne élève juive très affectée par cette activité, Walz serait intervenu pour arrêter le jeu suite à la plainte du père de la jeune fille. Ce dernier, qui se nomme Stewart Ross, a déclaré à la JTA qu’il ne se souvenait de rien si ce n’est la détresse de sa fille.
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Bob Ihrig, l’enseignant qui avait eu l’idée de faire jouer ses élèves au jeu de la Gestapo, et John Barnett, à l’époque directeur de l’établissement Mankato West, ont eux aussi indiqué à la JTA qu’ils n’avaient pas souvenir de cet incident. Ihrig a pourtant précisé que Walz, aujourd’hui candidat démocrate à la vice-présidence, savait pertinemment ce qui se passait.
« Quand les élèves qui portaient l’étoile jaune se déplaçaient dans le couloir, ils passaient devant la salle de classe de Tim », dit-il. « Il ne pouvait pas ne pas voir. »
Ce qui est certain, c’est que dans un autre contexte, Walz avait mis en garde contre le type d’activités proposé par Ihrig, et notamment celle baptisée « Jeu de la Gestapo », protégée par un brevet et utilisée partout dans le monde.
Dans son mémoire de maîtrise en éducation de l’Université d’État du Minnesota, à Mankato, favorable à une évolution de l’enseignement de la Shoah, Walz écrivait que les chercheurs « jugeaient contre-productives » les activités en vertu desquelles les étudiants devaient jouer le rôle de victimes ou bourreaux la Shoah.
« Prétendre reproduire ce qu’ont vécu les victimes de la Shoah est absurde », lit-on dans le mémoire de Walz. « On ne fait au final que banaliser les atrocités de la Shoah. »
Walz n’est pas le seul à s’être opposé à ce jeu : l’activité défendue par Ihrig est aujourd’hui frappée d’anathème dans le milieu de l’enseignement de la Shoah. Yad Vashem, le mémorial de la Shoah d’Israël, tout comme le Mémorial de la Shoah des États-Unis ou encore l’Anti-Defamation League mettent en garde contre l’utilisation de jeux de rôle sur la Shoah.
« Même lorsque l’on prépare bien une classe à ce genre d’activité, la simulation de la Shoah reste pédagogiquement insensée », écrit le Mémorial américain sur son site Internet.
« L’activité peut intéresser les élèves, mais ils ont vite tendance à oublier la finalité de l’activité lorsqu’ils n’ont pas purement et simplement l’illusion de savoir ce qu’ont enduré et vécu les victimes de la Shoah. »
Walz terminait sa thèse au moment où Agustin était dans la classe d’Ihrig.
Son sujet de mémoire est la preuve de son intérêt de longue date pour la sensbilisation à la Shoah et au génocide, intérêt né bien des années avant d’enseigner à Mankato West et qui se poursuit, aujourd’hui encore, dans le cadre de ses fonctions de gouverneur de l’Etat du Minnesota.
Selon la thèse de Walz, il aurait été préférable que les établissements scolaires dissocient la sensibilisation à la Shoah de l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale et l’évoquent plutôt dans le cadre des génocides et des droits de l’Homme. De cette façon, expliquait-il, les élèves seraient mieux à même de comprendre les causes profondes de la violence et d’empêcher la survenue d’autres génocides.
De toute évidence, il s’agit là d’une conviction de Walz particulièrement bien ancrée. Il avait en effet animé des séances de sensibilisation à la Shoah et d’autres génocides durant ses premières années d’enseignant à Alliance, dans le Nebraska. Après avoir étudié avec lui la Shoah, entre autres génocides, sa classe avait prédit que ce serait au Rwanda que se ferait le prochain génocide.
Pour autant, Walz n’évoquait pas ses vues sur l’enseignement de la Shoah avec ses proches collègues, ont confié plusieurs d’entre eux à la JTA. Selon Ihrig et Mike Sipe, un autre enseignant qui se trouvait par ailleurs être l’entraîneur de lutte de Mankato West, la surprise a été totale, la semaine dernière, lorsqu’ils ont appris que Walz avait écrit un mémoire sur l’enseignement de la Shoah à l’époque où ils travaillaient ensemble.
Ils ont précisé que l’obtention d’une maîtrise conférait à son titulaire certains avantages, à commencer par un meilleur salaire, sans pour autant refléter les centres d’intérêt d’un enseignant.
Tous deux ont le souvenir d’un enseignant exemplaire pour les élèves et d’un bon collègue, toujours prompt à s’investir dans le travail collaboratif instauré de manière informelle au sein de leur département.
(L’annuaire des étudiants qualifie Walz de professeur « le plus inspirant » et, la même année, Ihrig de professeur « le plus à même de conquérir le monde ».)
Selon Ihrig, Walz l’avait « encouragé » et s’était montré « curieux » au sujet de certains points de l’activité sur la Shoah – activité dont Ihrig garde un souvenir ému, plus d’une dizaine d’années après avoir pris sa retraite.
Ihrig explique avoir découvert l’existence de cette activité dans un catalogue pour enseignants, à la fin des années 1970, à l’instar des milliers de ses pairs qui se sont procurés le jeu Gestapo créé par le rabbin Raymond Zwerin en 1976.
Selon un article paru en 2022 dans le Forward, ce rabbin de Denver marié à une rescapée de la Shoah avait conçu ce jeu pour répondre à la demande d’éducateurs désireux de se procurer des supports pédagogiques attrayants sur la Shoah. Il avait alors expliqué au journal que le jeu était supposé illustrer le rôle que la chance – mazel, en yiddish – jouait en matière de survie.
« Je pense à ma femme. Ses parents ont été tués, sa sœur aussi, mais elle en a réchappé », avait-il expliqué. « On l’a trouvée dans la rue, elle était tellement jeune : on l’a amenée sur le bon bateau au bon moment. Pure chance. »
Le jeu de Zwerin est bien accueilli : à l’époque, le thème est porteur et le climat favorable. Le regain d’intérêt pour la Shoah donne lieu à la diffusion d’une mini-série sur NBC, la parution d’ouvrages à succès et des cours dans les collèges et lycées un peu partout aux Etats-Unis.
Les activités de simulation abondent : un téléfilm sorti en 1981, « The Wave », parle d’une activité en classe qui consiste à monter les élèves les uns contre les autres sans toutefois mentionner la Shoah. Selon un article de 1980 publié dans le New York Times au sujet de la grande popularité de l’évocation de la Shoah, même certains établissements scolaires et camps juifs se livrent à des simulations, l’un d’entre eux mettant en avant le slogan « Le camp créatif qui fait revivre la Shoah ».
L’époque n’est pour autant pas exempte de scrupules.
Selon le même article du Times, Elie Wiesel, lui-même rescapé de la Shoah et romancier, incarnation de la mémoire de la Shoah et futur prix Nobel, se dit « consterné par le fait que des enseignants bien intentionnés pensent faire comprendre la Shoah aux enfants en les enfermant dans de petites pièces pour simuler des chambres à gaz » – geste qu’il relie à la mini-série de NBC. « Un jour, il a demandé à une enseignante pour quelle raison elle utilisait des techniques de simulation, laquelle lui a répondu : « NBC le fait. S’ils font de fausses chambres à gaz pour sensibiliser le public, pourquoi ne le ferions-nous pas avec nos élèves ? »
Ihrig n’a jamais eu l’intention de transformer sa salle de classe en réplique de chambre à gaz. Mais cette activité s’est transformée et étendue au fur et à mesure que des générations d’étudiants de Mankato West en ont fait l’expérience, explique Ihrig.
Ce sont les élèves eux-mêmes qui ont suggéré que certains d’entre eux endossent le rôle de la Gestapo. Quant à l’étoile jaune, dit-il, l’idée était de lui. Tout comme le fait que l’activité déborde sur les frontières de la classe.
« Je voulais que les élèves comprennent que le peuple juif ne pouvait pas cesser d’être juif ou d’être persécuté, que c’était un phénomène constant, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », confie-t-il à la JTA. « Cela aurait été trop facile pour les élèves, une fois que la cloche sonnait, d’arrêter et de revenir à la normale. Je voulais que ce stress, cette tension, cette expérience, dure plus longtemps. »
C’est là que les élèves, du côté « Gestapo », ont commencé à harceler les « Juifs » d’une manière problématique, se souvient Ihrig, jusqu’aux toilettes. Phénomène difficile mais instructif, assure-t-il.
« Personne ne leur avait dit de le faire, on ne leur avait rien dit. Ils l’ont fait d’eux-mêmes », ajoute-t-il « On était à environ 95 % d’élèves dociles et obéissants, soit exactement ce qui a été observé dans l’Allemagne nazie. »
Les enseignants de la Shoah disent aujourd’hui qu’il existe de bien meilleures méthodes sur la question : témoignages de rescapés, étude de sources primaires, sensibilisation à la psychologie et aux comportements humains. Ils estiment que les jeux de rôle ne font que traumatiser les élèves et banaliser ce qu’ont vécu les victimes et rescapés, sans effet positif sur la connaissance de cet épisode de l’Histoire.
« En matière d’enseignement de la Shoah, ces jeux de rôle ont désormais très mauvaise presse partout dans le monde – ils sont absolument inappropriés – et je pense que c’est une excellente chose. Toutes les organisations concernées font passer le message aux enseignants », explique Deborah Lauter, directrice exécutive de l’Institut Olga Lengyel pour l’étude de la Shoah et des droits de l’homme.
« Aujourd’hui, cela ne prend plus », ajoute Lauter. « Il y a des petites résurgences, de temps en temps, mais cela s’arrête assez vite. »
Un collège de Floride a ainsi fait face à de vives critiques, en 2006, après avoir séparé ses élèves entre « privilégiés » et « persécutés » dans le cadre d’un enseignement comprenant la lecture du « Journal d’Anne Frank ». Selon l’ADL, un élève a dit à ses parents : « La seule chose que j’ai apprise aujourd’hui, c’est que je ne veux pas être juif. »
Dans un article publié en 2015 par un journal de l’Indiana est évoquée une journée de simulation à laquelle ont pris part élèves et enseignants. Selon le témoignage de l’enseignant à l’origine de l’activité, reconduite durant une bonne dizaine d’années, la négation de la Shoah se faisait toujours plus prégnante parmi ses élèves.
Selon Sipe, qui enseigne toujours à Mankato West, les cours d’histoire ne donnent plus lieu à des simulations de la Shoah.
« Je pense que cette activité ne convient plus aux écoles publiques d’aujourd’hui », dit-il. « Non, cette activité ne correspond plus à ce que nous faisons. »
Ihrig assure comprendre que les temps ont changé et que cette simulation peut aujourd’hui paraitre « traumatisante ». Mais il a le souvenir de commentaires positifs sur l’activité de la Gestapo, et ce, avant comme après le cas Agustin.
« Une des mères qui siégeaient au conseil scolaire m’a dit : ‘Vous savez, cela a été épuisant émotionnellement pour ma fille. Elle rentrait de l’école chaque soir avec une telle dose de stress et de tension’. J’expliquais à mes élèves que s’ils prenaient l’activité au sérieux, cela aurait un impact sur eux », se rappelle Ihrig.
« Ce à quoi elle a ajouté : ‘C’était très difficile à gérer, une semaine avant les vacances’ puis : ‘Je suis néanmoins contente que vous ayez fait ça pour ma fille et ses camarades : ils avaient besoin de faire cette expérience’ ».
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