Le marché Mahane Yehuda de Jérusalem a 100 ans
Le célèbre marché de la capitale fête cette année son centenaire, à la recherche d'un équilibre entre commerces alimentaires et vie nocturne
Jessica Steinberg est responsable notre rubrique « Culture & Art de vivre »
Ce sont les 100 ans du marché Mahane Yehuda de Jérusalem, qui a beaucoup changé ces dernières années : il est en effet de plus en plus difficile d’y trouver des légumes qu’à l’époque de sa création, il y a 100 ans, sous la domination ottomane.
« Vous connaissez la rue Etz Hachaïm ? » demande Tali Friedman, cheffe à la tête de l’association des vendeurs du marché, à propos de la principale rue couverte de Mahane Yehuda. « Dans cette rue, j’aimerais voir ne serait-ce qu’une tomate ou un concombre. J’adorerais, mais ce n’est pas le cas. »
Friedman n’exagère pas. Ce marché, réputé pour ses produits de saison ainsi que les volailles, viandes et poissons, petites épiceries (c’est dans le shouk qu’a commencé la saga des supermarchés Rami Levy en Israël), articles ménagers et vêtements, a récemment beaucoup changé.
Etz Hachaïm, l’une des deux principales artères du marché, qui accueillait autrefois de nombreux maraîchers, est aujourd’hui réputée pour ses restaurants, bars et boulangeries, ainsi que pour ses cafés, ses stands d’épices et sa bijouterie.
Nombre de restaurants sont encore des entreprises familiales, avec une cuisine authentique, reflet de l’histoire du shouk et de Jérusalem, mais on trouve également un grand nombre de franchises.
Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose d’avoir un peu de tout, affirme Friedman, qui dirige The Jerusalem Atelier, qui allie visite du marché et atelier de cuisine. Mais il faut que ce soit bien encadré, de manière à trouver un bon équilibre pour cet endroit très apprécié.
« Le shouk est une sorte de musée de la vie », aime à dire Friedman : en regardant une femme âgée choisir ses tomates, on imagine sa vie, l’endroit où elle vit, jusqu’à l’odeur de sa cuisine. « C’est une porte d’entrée vers la culture et l’histoire : c’est on ne peut plus convivial. Si on ne protège pas le petit stand de ce maraicher et ses tomates, il disparaîtra et on en fera un endroit où on pourra acheter des glaces ou un café, ou alors un knafeh. Nous ferons notre possible pour garder un certain équilibre. »
Friedman travaille en étroite collaboration avec la municipalité. Elle est la toute première présidente du marché à avoir établi des directives et règles claires, comme le nettoyage chaque soir, la matérialisation de lignes jaunes au sol pour s’assurer que les tables des cafés et bars n’empiètent pas sur l’espace public ou les amendes infligées aux entreprises qui ne respectent pas les règles.
« Ce shouk est comme une petite ville », confie-t-elle. « Il se passe beaucoup de choses en coulisses. »
Au-delà des questions de propreté et de réglementation, se pose la question de savoir à quoi devrait ressembler le marché aujourd’hui, au bout d’un siècle.
Une enfance au milieu des étals
Friedman, qui a aujourd’hui 47 ans, dit avoir passé une grande partie de sa vie sur le marché, rue Agrippas, d’où partent les deux principales artères de Mahane Yehuda. Sa mère, célibataire, quitte Safed pour Jérusalem quand Friedman a 12 ans, pour la rapprocher de sa grand-mère et de sa cuisine.
Friedman se rend au marché tous les jours : c’est là qu’elle apprend à connaître les aliments et les marchands, et qu’elle tombe amoureuse de ce qu’elle qualifie d’ « endroit magique ». Sa mère vit toujours rue Agrippas.
Elle décide d’apprendre à cuisiner, à Hadassah puis Paris, avant de revenir en Israël, à Jérusalem, où elle ouvre les portes de son atelier, il y a de cela 14 ans, et propose les premières visites gastronomiques du marché.
Selon elle, c’est le regretté Eli Mizrachi, ex-président du marché sur lequel il possédait un étal de produits secs, qui ouvre la voie à la nouvelle identité gourmande du marché. En 2002, Mizrachi et sa fille Merav ouvrent le Café Mizrachi, le premier du genre dans le shouk, avec un excellent café et un petit-déjeuner d’inspiration française.
Mizrachi comprend ce qui manque à l’époque à ce marché déjà ancien : il en fait un endroit plus intéressant encore, analyse Friedman.
« Il a ouvert le shouk aux gourmands, ce qui nous va, à condition de ne pas tomber dans l’excès », dit-elle. « Il faut garder un équilibre. »
C’est une transition difficile, concède Yaron Tzidkiyahu, qui a passé 60 ans sur le marché, à gérer l’épicerie fine créée par son grand-père, cent ans plus tôt.
Tzidkiyahu représente la troisième génération, et ses fils, la quatrième. Il est bien conscient que le marché a besoin de renouveler son offre et de travaux, pour renforcer les infrastructures quotidiennement mises à rude épreuve par la foule.
« Nous sommes à la croisée des chemins », affirme Tzidkiyahu. « Il nous faut décider, nous vendeurs, en concertation avec les autorités, ce que nous voulons pour les 10 prochaines années. N’y aura-t-il plus de marché à proprement parler, ne restera-t-il que des bars ? Ou pourrons-nous renforcer le marché actuel avec l’aide de la ville ? »
Il est bien conscient d’avoir à la fois besoin des touristes, qui viennent au marché pour les ateliers de cuisine, et de ses collègues vendeurs de fruits et légumes. Pour autant, il n’est pas certain que les prochaines générations auront envie de vendre des tomates ou des concombres.
S’il apprécie certains des pubs et bars du marché, il est préoccupé par les nuisances sonores qu’ils génèrent.
« On ne peut pas permettre que les bars fassent trop de bruit et qu’ils dérangent les clients », affirme Tzidkiyahu. « Sinon, le shouk se limitera bientôt à la vie nocturne. »
Shouk de jour comme de nuit
Bars et vendeurs coexistent ici depuis 15 ans, parfois difficilement.
Pas plus tard que le mois dernier, une dispute a éclaté, un vendredi après-midi, lorsque la clientèle du poissonnier David Dagim (« David’s Fish ») faisait ses achats de Shabbat. Des clients attablés dans le bar voisin ont commencé à chanter très fort et le poissonnier a menacé de les asperger d’eau.
« Cela arrive constamment », assure Friedman.
Certains bars ont pourtant su s’intégrer dans le marché et donnent l’impression d’en faire partie depuis toujours.
Dotan Ben-Chaim a été l’un des premiers propriétaires de bar à Mahane Yehuda, en ouvrant Shuka il y a 15 ans, à l’origine à côté du poissonnier.
À l’époque, se rappelle Ben-Chaim, les étals du marché fermaient à 17 ou 18 heures, et « tout le monde rentrait chez soi : il n’y avait pas de vie nocturne, il ne se passait plus rien ».
Ben-Chaim et son partenaire ont l’idée d’utiliser ces ruelles étroites et vides et ils ouvrent Shuka, qui attire rapidement les amateurs des ruelles calmes du marché.
Ils ne sont pas les seuls à avoir l’idée. Chaque année, entre trois et quatre nouveaux bars ouvrent, certains assez haut de gamme comme le Casino de Paris, ouvert par Eli Mizrachi avec le rappeur Shaanaan Streett du groupe Hadag Nachash.
Au début, l’ambiance nocturne est bonne dans le marché, « mais les choses ont dégénéré », regrette Ben-Chaim.
« Sont arrivés des gens seulement intéressés par l’argent, et non par le rajeunissement du marché ou la culture. Cela a tout gâché », déplore-t-il.
La situation est devenue compliquée, avec des marchands qui ne veulent plus des bars et font la vie dure aux nouveaux arrivants.
Mais, tempère-t-il, « S’ils voient que vous êtes sérieux, comme eux depuis 40 ou 50 ans, alors ils vous acceptent. »
Ben-Chaim tient bon avec Shuka, qu’il déplace ailleurs, toujours rue Agrippas, et en profite pour ouvrir un restaurant de houmous, pour s’assurer des revenus pendant la journée. Des années plus tard, Ben-Chaim confie que son commerce faisait peu de profits, mais qu’il était important pour un grand nombre de personnes.
« Il y a eu des mariages, des naissances, des divorces, des moments tristes », se souvient-il. « Cet endroit n’est pas qu’à moi, il appartient à toutes les personnes qui y ont passé du temps. Même s’il n’est pas vraiment rentable, nous avons décidé d’y croire et de tenir bon, car nous avons besoin de lui. »
A l’instar de ses collègues du marché, il pense que ce centenaire est une bonne occasion pour trouver un nouvel équilibre pour le shouk, dans le respect de toutes les enseignes qui y vivent.
« Nous n’avons pas encore trouvé le bon équilibre entre les étals, la restauration et les bars », affirme Itzik Moreno, dont le père, Zion Moreno, a établi son stand de noix grillées en 1966 après avoir immigré d’Iran et vécu dans un camp de fortune dans les environs de Jérusalem. « Ce sont des activités bien différentes. »
Le stand a prospéré et les noix de chez Moreno sont aujourd’hui disponibles dans tout Jérusalem ainsi qu’à Modiin. Deux nouvelles enseignes ont été ouvertes par les fils d’Itzik.
« Peu importe ce que vous vendez, il faut que cela plaise aux habitants du quartier : il faut bien le comprendre », dit-il. « Ce que le shouk a d’unique, d’exceptionnel, c’est son identité, qui rend hommage à l’essence-même de la ville de Jérusalem. »
Le changement n’est pas nécessairement une mauvaise chose, estime Harry Rubenstein, dont l’entreprise Epic Israel Food Tours organise des visites de marchés israéliens, dont celui de Mahane Yehuda (qui reste l’un de ses favoris).
« Pour moi, le shouk est le plus grand restaurant juif du monde », dit celui qui a grandi aux États-Unis.
Il reconnaît qu’il y a parfois du négatif dans cette évolution, comme ces commerces surtout intéressés par le profit et l’exploitation des touristes, « et qui donnent au reste du marché une mauvaise réputation ».
Pourtant, dit Rubenstein, il y a ces commerces qui rappellent à ceux qui viennent au marché pourquoi ils le font, qui aiment ce qu’ils le font et le partagent.
« Le shouk existe toujours : on entend toujours les cris du vendeur de pastèque, cela n’a pas disparu », ajoute Rubenstein. « Alors oui, lorsqu’un maraîcher ferme, aucun autre ne prend sa place, mais on y trouve un concentré des cultures juives du monde, qui offrent ce qu’elles ont de meilleur à se mettre sous la dent. »
Tout ceci parle évidemment à Friedman, qui entend bien s’assurer que le marché soit encore là au siècle prochain.
Mahane Yehuda accueille 4,5 millions de touristes chaque année, soit autant que la ville de Jérusalem, rappelle-t-elle.
Le marché est « le cœur vibrant de Jérusalem », déclare le maire de Jérusalem, Moshe Lion, qui ajoute vouloir le développer encore et le moderniser, tant dans son usage de jour que de nuit.
Quant à Friedman, elle espère décrocher un classement de l’UNESCO, compte tenu du statut historique culturel du marché, qui impulse toute son énergie à la ville.
« C’est un endroit incontournable de Jérusalem, économiquement, culturellement et historiquement », conclut-elle.