Le nouveau musée de la Shoah de Budapest dans l’incertitude
Achevé en 2015, l’impressionnant bâtiment orné de l'étoile de David demeure vide dans un contexte d'impasse entre deux branches de la communauté juive et le gouvernement
- Le musée de l'Holocauste et le centre éducatif House of Fates à Budapest. (Crédit : Yaakov Schwartz/ Times of Israel)
- Le rabbin Slomo Koves se tient à l'intérieur du couloir surélevé en forme d'étoile de David du musée de le Shoah de la Maison des destins, installé dans une ancienne gare qui déportait les Juifs vers les camps de concentration, vu à Budapest, en Hongrie, le 27 août 2021. (Crédit : Cnaan Liphshiz/JTA)
- Le rabbin Slomo Koves marche sur le parking du musée de l'Holocauste House of Fates à Budapest, Hongrie, le 27 août 2021. (Crédit : Cnaan Liphshiz)
- La cafétéria du musée de la Shoah House of Fates à Budapest, en Hongrie, le 27 août 2021, attend les visiteurs six ans après que le musée et l'institution à laquelle il appartient aient été ouverts au public. (Crédit : Cnaan Liphshiz/ JTA)
- Le nouveau musée de l'Holocauste "House of Fates", installé dans ce qui était l'ancienne gare ferroviaire "Jozsefvarosi", est photographié à Budapest le 21 janvier 2019. (Ferenc Isza/AFP)
- Le musée de l'Holocauste et le centre éducatif House of Fates à Budapest. (Yaakov Schwartz/ Times of Israel)
BUDAPEST – Les résidents de la voie Fiumei, un axe de circulation majeur dans l’est de la ville, sont d’ores et déjà habitués à cet étrange monument qui a été surnommé « l’étoile juive ».
Construite en 2015, l’enceinte comprend un axe métallique étroit de plus de 18 mètres, suspendu dans les airs, qui relie deux tours sous forme de wagons à bestiaux empilés. L’axe ressemble à un rayon de lumière en forme d’étoile de David, flamboyant à travers deux immeubles d’habitation.
C’est de loin le site de commémoration le plus haut et le plus impressionnant de la Shoah. Et pourtant, la commémoration du génocide reste compliquée dans ce pays d’Europe centrale : de nombreux habitants de l’époque ont été complices de la Shoah.
S’il est prêt à accueillir les visiteurs depuis la fin de sa construction, en 2015, les portes du musée restent closes. Seuls les rats et quelques rares employés arpentent ses couloirs, conséquence de luttes acharnées entre certains dirigeants de la communauté juive et le gouvernement de droite du Premier ministre hongrois Viktor Orbán sur la façon de commémorer la Shoah.
Récemment, des initiatives importantes (et réussies) ont eu lieu pour relancer le projet et aider à le sortir de l’impasse. Un groupe juif local a recruté une équipe d’historiens éminents qui se disent attachés à l’exactitude historique – et qui demandent à ce que le musée ne soit plus exploité à des fins politiques.
L’histoire du musée, dont le nom provisoire est la Maison des destins, souligne la manière dont le souvenir de la Shoah empêche les Juifs d’être pleinement intégrés dans la société hongroise. Il met également en exergue les divisions qui existent entre les Juifs de Hongrie sur ce que devrait être la commémoration du génocide.

Ces désaccords sont apparus pour la première fois en 2012, lorsque le gouvernement de Viktor Orbán a choisi Maria Schmidt, une historienne de droite qui, selon ses détracteurs, a établi dans le passé des parallèles inappropriés entre communisme et nazisme, pour diriger la création d’un nouveau musée de la Shoah dans l’ancienne gare de Józsefváros. C’est depuis cette gare – et en haut du monument de l’étoile juive – que les visiteurs pourront observer l’endroit où les Juifs de Budapest étaient rassemblés avant d’être déportés dans les camps de la mort pendant la Seconde Guerre mondiale.
La présence de Maria Schmidt avait d’emblée divisé la communauté juive. Et ceux qui la soutenaient avaient finalement cessé de le faire en 2014 lorsque le gouvernement de Viktor Orbán et Mazsihisz, le plus grand groupe juif de Hongrie, s’étaient affrontés publiquement au sujet d’une statue honorant les victimes du nazisme que le gouvernement voulait installer à Budapest. Les critiques avaient considéré que cette statue n’était qu’une tentative de blanchir la complicité de certains Hongrois dans les crimes de la Shoah.
La statue représente un ange – un symbole qui, pour beaucoup, représente la Hongrie – attaqué par un aigle, qui représente le nazisme. Viktor Orbán avait contesté cette interprétation, choisissant d’ignorer les protestations de Mazsihisz et d’autres personnalités, entraînant une rupture des relations entre Mazsihisz et le gouvernement. Mazsihisz a depuis fait savoir qu’il boycotterait le nouveau musée, tout comme Yad Vashem, le musée national de la Shoah en Israël.

Ce sont dorénavant les pigeons et autres chauves-souris qui ont élu domicile dans les nombreux recoins des 14 hectares qui composent le complexe du musée et du centre d’apprentissage de la Maison des destins, située dans le 8e arrondissement de Budapest.
Pourtant, des progrès ont été réalisés en faveur de son ouverture.
Ainsi, en 2018, le gouvernement a confié le contrôle de l’institution à l’EMIH, un groupe juif hongrois. Son dirigeant, le rabbin Slomo Koves, a indiqué à JTA, au mois d’août, que Maria Schmidt n’était plus dans le projet et qu’il souhaitait redonner un nouveau nom au musée, « Etz Hayim » – « arbre de vie » en hébreu. Koves espère que le musée sera ouvert d’ici 2024.
« Le musée a eu des débuts difficiles. Il entraîne la désapprobation a-priori de certains avant même d’avoir été seulement vu. Nous travaillons actuellement sur son contenu qui montrera la tragédie de la Shoah en Hongrie et qui pourra être une source d’espérance pour l’avenir », a déclaré Koves, 42 ans, à JTA.

La tâche est loin d’être simple, dans la mesure où le financement du musée provient en grande partie du gouvernement hongrois. En plus de ses initiatives de commémoration controversées, le gouvernement de Viktor Orbán affiche un vif intérêt pour les récits historiques susceptibles d’être mis au service de son patriotisme populiste. Un objectif n’est guère servi par l’étude et la révélation des complicités passées pendant le génocide et par l’antisémitisme institutionnalisé qui, selon les historiens, faisait partie intégrante de l’histoire du pays durant la Shoah.
La finalisation, au mois de juillet, d’un nouveau document conceptuel de 400 pages pour le nouveau musée est une indication importante de la volonté du musée d’aborder ces thématiques difficiles. La chronologie du projet – c’est le tout premier projet détaillé qui déterminera les expositions du musée – commence en 1867, lorsque les Juifs étaient devenus égaux devant la loi dans l’Empire austro-hongrois, et se termine en 2021.
Le document contient quelques vérités gênantes pour les ultra-nationalistes hongrois, qui affirment souvent que la persécution des Juifs du pays a commencé lorsque l’armée allemande a envahi le pays en 1944.
Miklos Horthy, le dirigeant profasciste de la Hongrie avant l’invasion nazie que de nombreux nationalistes considèrent aujourd’hui comme un héros, avait notamment imposé des « restrictions aux droits légaux des Juifs hongrois », selon le document. Il mentionne également la tristement célèbre loi Numerus Clausus, que le gouvernement de Horthy avait promulguée en 1920. Limitant la fréquentation des universités par les Juifs, elle est largement considérée comme la première loi antisémite de l’entre-deux-guerres en Europe.

En 1996, Gyula Horn, Premier ministre de l’époque, était devenu le premier dirigeant hongrois à reconnaître la responsabilité de l’État dans la Shoah en Hongrie. Il avait également présenté ses excuses et pris des mesures pour résoudre les problèmes liés à la restitution des biens pillés par les nazis à des Juifs. Plusieurs successeurs de Horn avaient fait la même démarche, dont Vikton Orban en 2017. Pendant la Seconde Guerre mondiale, « nous avons décidé qu’au lieu de protéger la communauté juive, nous allions choisir la collaboration avec les nazis », a déclaré Viktor Orbán dans un discours prononcé au début de l’année.
« La gendarmerie et l’armée hongroises tuent cruellement plus de 3 000 civils », indique le document dans sa description du massacre de Novi Sad en 1941. « De juillet à août 1941, la Hongrie déporte brutalement environ 18 000 Juifs hongrois », peut-on lire dans un autre document. La chronologie évoque également le meurtre de milliers de Juifs par le Parti des Croix fléchées, le régime fantoche nazi de la Hongrie, en 1944.
« Ce musée inscrira et reflétera la responsabilité, la complicité et la collaboration de toutes les autorités de l’État hongrois dans la Shoah, avant et pendant cette dernière », note Koves. Pour le moment, son équipe a réuni 1,29 million d’euros pour la création du contenu de l’institution. Un autre million a été fourni par le gouvernement.

Il a ajouté que la thématique de la complicité hongroise apparaîtra progressivement dans l’exposition, et seulement après avoir présenté un contexte plus large de la vie juive en Hongrie.
Cette approche graduelle n’est pas le fruit d’un quelconque désir d’être politiquement correct, a-t-il précisé.
Dans un pays où la population juive est relativement faible, « le voyage scolaire au musée de la Shoah sera pour beaucoup d’élèves le premier contact avec tout ce qui est Juif, avec le judaïsme. Ce qui renforce les enjeux et ce qui signifie que nous ne devons pas ouvrir la visite avec la Shoah, ou bien c’est Auschwitz qui sera le premier et le seul lien qu’entretiendront ces élèves avec le judaïsme », a noté Kove.
L’un des objectifs du musée est de montrer que « les Juifs n’étaient pas seulement des victimes sans espoir, mais aussi et surtout des individus dignes qui se sont dressés mentalement, spirituellement et parfois même physiquement contre le mal », a déclaré Koves.
Ce dernier a recruté une équipe internationale d’historiens respectés qui intègreront le comité directeur du musée. Cette équipe comprend Yitzchak Mais, ancien directeur de Yad Vashem, Esther Farbstein, spécialiste israélienne de la Shoah, et David Marwell, ancien directeur du Museum of Jewish Heritage de New York.

L’espace principal de 90 mètres de long, avec sa ligne temporelle, est conçu pour être visité en 60 minutes environ en marchant en ligne droite. Les espaces latéraux seront équipés de salles de projection, d’expositions interactives et de salles de projection par immersion panoramique, dans lesquelles les visiteurs pourront facilement passer une journée entière, a précisé Koves.
Le musée mettra également l’accent sur les récits personnels. Dans une exposition intitulée « Rencontre avec un survivant », les visiteurs pourront découvrir des fichiers numériques leur présentant individuellement des survivants, avec des enregistrements vidéo et des questions fréquemment posées, qu’ils pourront sélectionner et auxquelles le survivant répondra dans un message préenregistré.
Dans l’un de ces témoignages, Leo Adler, qui s’est installé aux États-Unis après avoir survécu à la Shoah dans son enfance, se souvient de la dernière fois qu’il a vu son père dans une gare de Munkács, avant que celui-ci ne soit déporté pour être assassiné. « Il m’a appelé à part, il m’a dit : ‘Tu es l’aîné. Essaie de t’occuper des enfants, de ta mère.’ Et le train est parti lentement. »
L’équipe du musée a enregistré plus de 150 témoignages de survivants en Hongrie, en Israël et aux États-Unis.
Sur les quelque 800 000 Juifs qui vivaient dans les zones contrôlées par la Hongrie, plus de 500 000 ont été assassinés.
Certains critiques insistent sur le fait que le musée est voué à l’échec parce qu’il est irrémédiablement entaché par le gouvernement d’Orban, qui a lancé l’institution.

« Non seulement à l’étranger, mais aussi en Hongrie, la Maison des Destins est accueillie avec suspicion », déclare à JTA Laszlo Karsai, un éminent spécialiste hongrois de la Shoah. Il cite l’implication de Schmidt, l’historienne controversée.
À propos de Mais, Laszlo Karsai dit : « Peut-être veut-il créer un nouveau Disneyland de la Shoah à Budapest. » Quant à Koves, qui a obtenu en 2007 un doctorat en histoire juive hongroise à l’université de Debrecen, Laszlo Karsai ajoute : « Il n’est pas un historien. C’est le rabbin de cour de l’actuelle kleptocratie de droite, nationaliste, antisémite, xénophobe et autocratique, un collaborateur du Premier ministre Orbán. »
D’autres spécialistes hongrois de la Shoah sont plus disposés à donner une chance au nouveau musée.
« Avant même sa création, le musée a été aspiré dans les batailles politiques de la gauche et de la droite ici, en Hongrie. La lutte à son sujet n’est donc pas universitaire, elle est partisane », estime Janos Pelle, un historien de la Shoah qui établit une partie du contenu du nouveau musée.
Farbstein, dont les recherches portent sur l’impact de la Shoah sur les communautés juives orthodoxes en Hongrie, affirme qu’elle n’a jusqu’à présent rencontré aucune censure et qu’il n’y a eu aucune intervention dans son travail sur le musée. Elle partira si cela se produit, affirme-t-elle.
« Franchement, j’ai accepté de participer au musée avant de tout savoir sur l’intensité du conflit qui l’entoure », s’exclame Farbstein. Maintenant qu’elle est consciente de la controverse, elle espère que le musée pourra atteindre son objectif d’une manière efficace et digne malgré la situation, continue-t-elle.
« Il est certainement préférable d’essayer de saisir l’occasion qui nous est donnée ici, celle d’un musée de la Shoah d’envergure internationale à Budapest, plutôt que d’en préjuger et de l’enterrer », dit Farbstein. « Je vais tenter le coup parce que je pense que cela a une chance d’aboutir sur quelque chose de vraiment valable. »
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