Le sang de l’été et nos péchés d’omission collectifs
Le gouvernement et l’armée d’Israël sont responsables de l’attaque meurtrière à Duma, et les rabbins haredi du meurtre de la Gay Pride. Voici pourquoi

Chaque année, le système éducatif d’Israël célèbre le calendrier hébraïque en tournant ce nom de l’année, écrit à l’ancienne manière avec des lettres représentant des valeurs numériques, dans un acronyme pour une bénédiction de cette même année. Puisque chaque année académique de l’automne au printemps correspond plus ou moins au calendrier hébreu, l’année académique est officiellement comptée, et donc nommée, avec ces acrostiches hébreux.
La semaine dernière, le ministère de l’Education a annoncé que l’acrostiche de bénédiction pour la nouvelle année à venir 5756 (soit les lettres taf-shin-ayn-vav). Cela a été formulé de façon intéressante, avec six mots hébreux dans un acronyme de quatre lettres très étonnamment touchants : « Puisse cela être une année de responsabilité mutuelle et personnelle »(en hébreu : Teheh Shnat Arvut Hadadit Ve’ahrayut Ishit).
La semaine dernière, juste quelques jours avant le début de la nouvelle année scolaire, le ministre de l’Education Naftali Bennett a dévoilé le contenu pédagogique pour l’année à venir.
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« Dans un pays comme le nôtre, la tolérance n’est pas un luxe, c’est la précondition à notre existence, a-t-il déclaré. Cette année, l’une de nos élèves ne retournera pas en classe. Elle a été assassinée parce qu’elle avait défilé pour soutenir ses amis à la parade de la Gay Pride à Jérusalem. Nous ne pouvons pas oublier cela. Ne pas être d’accord l’un avec l’autre est permis et même encouragé. Mais lever la main, jamais. »
La citation ouvrait l’annonce du ministère selon laquelle des centaines de milliers d’écoliers israéliens passeraient leur première semaine de cours « à discuter de la violence et des solutions pour empêcher le racisme dans notre société ».
La déclaration précisait que la décision de Bennett de consacrer la première semaine au sujet « intervient dans le contexte de terribles incidents de violence de l’été passé, y compris le meurtre d’un enfant palestinien d’un an et demi, Ali Saad Dawabsha, bénie soit sa mémoire, et le meurtre d’une jeune fille, Shira Banki, bénie soit sa mémoire ».
La violence « nous rend reponsable en tant qu’éducateurs qui sanctifient l’éthique, l’amour de l’humanité et la liberté d’agir de chaque manière possible pour empêcher la diffusion de cet esprit de haine et de destruction », a écrit le directeur général du ministère dans un mémo adressé aux directeurs d’école.
« Le système d’éducation est responsable pour agir et corriger ces maladies sociales et inculquer nos valeurs sacrées, la défense de la dignité et de la liberté humaine, la morale et la justice, l’amour de l’humanité et la responsabilité mutuelle ».
Deux enfants ont été assassinés à cause de l’intolérance, ont déclaré des officiels de haut rang au ministère de l’Education du pays, dans les semaines qui ont suivi ces meurtres. La tolérance devrait donc être le sujet principal de l’année scolaire à venir.
Des crimes de haine
Les meurtres du 31 juillet à Duma et à la parade de la Gay Pride n’étaient pas des homicides ordinaires. Ils tirent en effet leurs sources dans la morale : l’obsession morale d’Yishai Schlissel contre les gays et le mouvement des attaques « Prix à payer » dans une manœuvre rapide de contournement moral visant à punir Israël en brûlant des Palestiniens.
Deux points culminants et simultanés d’extrémisme juif, deux moments de pathologie spirituelle juive qui ont été vus par de nombreux Israéliens, de l’extrême droite à l’extrême gauche, non pas comme des aberrations criminelles mais comme des signaux d’un futur potentiellement sinistre.
Il n’est pas exagéré de dire que la judaïté des criminels (à en juger par l’état actuel des preuves), couplé au fait que les crimes ont été ostensiblement commis au nom du judaïsme, a enflammé le débat public israélien.
Cela a conduit le président d’Israël, un politicien de droite qui croit pourtant que le judaïsme orthodoxe est la seule expression authentique du judaïsme et s’oppose depuis longtemps à un Etat palestinien en Cisjordanie, à s’inquiéter des crimes et de la bigoterie croissante parmi « mon propre peuple ».
Des politiciens de droite et de gauche ont tous rendu hommage à la famille Dawabsha. Des politiciens haredi et des porte-parole sont allés à la télévision pour affirmer que la violence contre les gays est un échec moral plus grand que les échecs présumés des gays eux-mêmes.
Et le système d’éducation s’est précipité pour jouer son rôle. Pour ceux qui ont planté un couteau dans le dos d’une adolescente au nom de Dieu, ou ceux qui ont incendié la maison d’une famille endormie au milieu de la nuit, la réponse juive traditionnelle tombait sous le coup du bon sens, et correspondait à l’émotion générale du public israélien après ces attaques : rejet de l’obscurité des préjugés et accroissement de la lumière de la tolérance.
Pourtant, d »une certaine manière, les politiciens et les éducateurs d’Israël, tout à leur authentique indignation quant à ces actes, s’y méprennent. Ils les qualifient de crimes « de haine » et les identifient comme des actes d’émotion.
Pourtant, l’étiquette émotionnelle dans « crime de haine » cache ironiquement le vrai sens du terme : les auteurs ne sont pas emportés par l’émotion, ni fous. Leurs actes sont au contraire perpétrés consciemment et pleins de sens.
Les réactions des Israéliens à cette violente journée de juillet ont largement failli à répondre à la question qui a si profondément troublé la psyché israélienne. Il s’agit d’une question qui n’a rien de nouveau, mais que le meurtre d’enfants a rendu impossible à ignorer.
Qui incendie la maison d’une famille au milieu de la nuit ? Quelles sortes de pensées passent par la tête d’une telle personne, et qui y a mis ces pensées ? Et quel genre de personne se lance sur des adolescents innocents, les lacérant frénétiquement avec un couteau jusqu’à ce que, dans les quelques secondes qu’il faut à la police pour le plaquer au sol, six personnes gisent dans une mare de sang dans les rues de Jérusalem ? D’où viennent de telles expressions d’extrémisme, et comment pouvons-nous les aborder en tant que société ?
Péchés d’omission
« Nos mains n’ont pas versé ce sang, » a tweeté après l’attaque de Schlissel, Benny Rabinovich, le rédacteur en chef de l’influent journal ultra-orthodoxe Yated Neeman et porte-parole de premier plan pour la communauté.
C’était un tweet dense, de la sorte que seul peut produire un hébreu clairsemé, sans voyelle. Il a continué : « Pas un seul média haredi n’a parlé de la parade ; pas un mot. Ce n’est pas un crime de haine. C’est un crime de maladie. Ce n’est pas un haredi. Ce n’est pas un être humain. C’est un animal prédateur. »

La défense de Rabinovich de sa communauté a fait suite à une serie de tweets des médias et des élites politiques d’Israël. Et elle est en grande partie exacte. Les médias haredi n’ont pas appelé à protester contre la Gay pride ; ils l’ont scrupuleusement ignorée. Cela s’explique par une raison qui ouvre une fenêtre sur la culture et les sensibilités de la communauté haredi israélienne.
La loi juive se montre sceptique sur la capacité de l’homme à surmonter ses appétits sexuels, et a donc construit des structures méticuleuses d’attentes rituelles et normatives destinées à canaliser et à contenir ces désirs, et, finalement, d’accorder à leur porteur le pouvoir de choisir comment et quand leur succomber. Les juifs pratiquants ne mentent pas, ni à eux-mêmes ni aux autres, quand ils décrivent parfois leurs modes de vie rigoureux comme « libérateurs ». La pensée haredie, enracinée dans l’opinion dominante de beaucoup de personnes suivant la tradition juive, voit l’homosexualité comme un « appétit sexuel » comme les autres, qui doit être géré de la même manière que la loi juive gère d’autres désirs humains, pécheurs ou non : à travers une discipline rituellement renforcée.
Armés de cette théorie ancienne et nuancée du comportement humain, les rabbins haredi, pendant ces deux dernières décennies d’acceptation croissante des gays dans la société israélienne dominante, ont émis, contre toute attente, une réponse mesurée et calculée.
Les dirigeants haredi ont compris il y a longtemps qu’ils n’ont rien à gagner en menant une guerre culturelle sur la question. Même lorsque la marche de la fierté est arrivée à Jérusalem, les instructions pratiquement unanimes des rabbins étaient explicites, et profondément enracinées dans leurs vues du péché et de la fragilité humaine.
Laissez les blasphémateurs laïcs blasphémer en paix, ont dit les rabbins. Il ne faut pas risquer d’importer leurs idées – leurs appétits – dans notre camp en allant faire la guerre contre eux.
Le simple fait de découvrir l’existence des gays et leur « fierté » auto-proclamée constituerait un « obstacle » alléchant à la force morale des jeunes haredim, ont affirmé les rabbins. La meilleure façon d’éviter le péché, disaient-ils, est de l’éviter tout simplement. Gardez le camp pur et les débauches des laïcs égarés – même la contemplation de ces débauches risque de mener à leur réalisation – bien à l’extérieur de nos murs.
Les médias haredi n’ignorent pas la Gay Pride par inconfort ou dégoût, mais parce qu’ils obéissent aux ordres directs de leurs maîtres spirituels qui leur enjoignent de le faire.
Puis vint le crime de Schlissel. Soudain la chose intouchable et indicible ne peut plus être évitée. Un assassinat a été perpétré au nom du judaïsme haredi, au nom de la sainte Torah. Soudain, le défilé de la fierté est devenu le sujet le plus discuté dans tous les grands médias haredi.
Kikar Hashabat, peut-être le site haredi en hébreu le plus populaire, a illustré les angoisses culturelles générées par l’attaque au couteau. « Tu ne tueras point », est-il écrit en caractères gras au-dessus de l’information sur l’assassinat en page d’accueil, fournissant une affirmation sans équivoque et même biblique de l’horreur morale du crime.
Mais immediatement après, dès le chapeau et dans le corps de l’article, le texte tergiverse de façon palpable. L’attaque, explique le chapeau, a eu lieu à l’occasion de ce qui est appelé, entre guillemets, « la Parade de l’abomination ».
Aux yeux des personnes extérieures, cette appellation peut sembler être un rejet sans équivoque de la parade, mais dans les limites du discours haredi, on peut au contraire y voir un léger assouplissement, un rejet moral de la parade néanmoins teinté d’une tentative visant à éviter tout soupçon d’incitation.
La marche ne pouvait pas être appelée un « défilé de la fierté » sans accepter le postulat de la parade, et donc les rédacteurs en chef se sont rabattus sur le fondement culturel inattaquable d’utiliser un terme que la Torah utilise elle-même en parlant des relations homosexuelles masculines. Pour clarifier, ne serait-ce que pour eux-mêmes, qu’ils s’étaient engagés dans un tour de passe-passe avec les catégories morales, ils ont inscrit le terme entre guillemets.

Les dirigeants haredi ont exprimé une horreur véritable face au crime évident de Schlissel contre les participants de la marche, mais étaient plus circonspects dans leurs déclarations aux médias non-haredi sur les deux horreurs que Schlissel a commis contre sa propre communauté : la « profanation du nom de Dieu » dans son affirmation que son acte représentait le code moral de la Torah, et la pénétration forcée – un observateur haredi l’a en effet appelé un « viol » – des murailles qui entourent le débat public dans le monde haredi, transformant la parade de la fierté, résolument ignorée par les haredim de Jérusalem (au moins en public) depuis une génération, en question la plus importante sur l’agenda de la communauté.
Donc Rabinovich a raison quand il dit que le crime de Schlissel ne représente rien de plus que le « fanatisme aveugle, haineux et sans pitié » d’un seul homme, selon les propres mots du tribunal qui a condamné Schlissel la dernière fois, quand il a poignardé des manifestants à la Gay Pride de Jérusalem en 2005.
« Nos mains n’ont pas versé ce sang », a insisté Rabinovich, insinuant : « Nous n’avons pas incité à cela. » Et en effet ils ne l’ont fait pas. Comment auraient-ils pu, en se tenant scrupuleusement à distance, au-dessus des remparts de la guerre des cultures ?
Pourtant, précisement, ce silence exprime avec autant d’éloquence que n’importe quel discours le dégoût de la société haredie au fait même de participer au débat sur l’homosexualité.
Si, comme la plupart des Occidentaux en conviennent, l’orientation homosexuelle est biologiquement innée, alors cela constitue une question et un défi à la loi et à la pensée juive qui ne disparaîtront pas par un silence obstiné.
Si l’humanité est parvenue à reconnaître l’existence de frontières du sexe et du genre plus poreuses que ce que l’on croit dans les sensibilités haredies normatives, cela constitue une question – pas une réponse, pas une réécriture ipso facto de la loi juive, mais indéniablement une question – qui ne peut pas être ignorée au prix de la souffrance et de l’ostracisme.
Le silence n’est pas une incitation, il est une abrogation de la responsabilité, et une création d’un espace social dans lequel la répulsion et la malveillance avancent sans être remis en question. Le meurtre de Schlissel est une rareté dans la société haredie, mais une violence moins extrême et des abus contre les gays, la honte et le rejet, le recours à la prostitution, la culpabilité accablante au point même de mener au suicide – ne sont pas absents de la rencontre des Haredi avec l’homosexualité, et ce même, s’ils sont ostensiblement ignorés par la direction spirituelle haredie.
La liturgie de la pénitence juive enseigne qu’il y a deux sortes de péchés, les « péchés actifs » commis par des actions spécifiques et des « péchés d’omission » commis passivement, en omettant de faire quelque chose. Le crime de Schlissel contre les manifestants de la fierté gay ne représente pas la communauté haredie d’Israël.
En revanche, c’est son crime contre sa propre communauté qui met à nu la responsabilité de celle-ci, son péché d’omission enraciné dans un choix prémédité, pour ne pas avoir à défier la malveillance qui finalement a porté la lame, et qui porte d’innombrables ignominies de moindre importance et de grandes souffrances tant au sein de la communauté qu’à l’extérieur.
« Mon propre peuple »
Dans une veine similaire, Ali Saad Dawabsha n’a pas été tué par les résidents des implantations ou par Tsahal, même si les services de sécurité maintiennent l’hypothèse qui prévaut – tirée de l’enquête du Shin Bet et des preuves médico-légales, comme les graffiti en hébreu sur le site de l’incendie de Duma – que les tueurs sont des juifs nationalistes extrémistes.
Après tout, la plupart des habitants des implantations ne vivent au-delà de la Ligne verte que parce que c’est le seul endroit où ils peuvent se permettre d’acheter une maison.
Et l’écrasante majorité de la minorité restante des résidents des implantations qui vivent en Cisjordanie pour des raisons idéologiques sont ouvertement et profondément horrifiés par le genre de violence qui a conduit à la mort du petit Ali et de son père.

Ainsi, ce fut Danny Dayan, un résident de Cisjordanie et ancien chef du principal groupe de défense des implantations de Yesha, qui a été parmi les premiers à rendre visite à la famille Dawabsha à l’hôpital. Il y est allé avec les dirigeants de l’Union sioniste Isaac Herzog et Tzipi Livni, « afin de souligner que sur cette question il n’y a ni droite ni gauche, pas de Tel Aviv et pas de Judée-Samarie, » a-t-il expliqué.
En effet, les dénonciations les plus amères du crime ont semblé venir des politiciens les plus favorables aux implantations : le président Rivlin, le président de la Knesset Yuli Edelstein et le ministre de l’Éducation Naftali Bennett ont tous dit que les assassinats n’étaient pas simplement « criminels » ou « mauvais », mais qu’ils étaient un avertissement selon lequel la société israélienne n’était pas à l’abri des défaillances sociales et morales désastreuses que les Israéliens voient de l’autre côté du conflit israélo-palestinien.
« Mon propre peuple a commis ce crime », a déclaré Rivlin. « Chaque société a des franges extrémistes, mais aujourd’hui, nous devons nous demander : ‘Qu’est-ce qu’il y a dans l’atmosphère publique [en Israël] qui permet à l’extrémisme et aux extrémistes de marcher en toute confiance, en plein jour ? Qu’est-ce qui a permis à ces mauvaises herbes de menacer la sécurité de l’ensemble de notre jardin ?’ »
Et il a insisté : « Nous ne serons pas des fanatiques. Nous ne serons pas des intimidateurs. Nous ne deviendrons pas une anarchie. »
Ce n’est pas par hasard que les politiciens qui sont le plus opposés à la solution à deux Etats prononcent de telles paroles.
Le meurtre de Duma a mis en relief, dans le cœur de l’extrême-droite d’Israël, le fossé croissant entre les démocrates de ce camp et (à défaut d’un meilleur terme) ses mystiques violents. Les partisans d’une solution à un Etat tels que Rivlin, Edelstein et Bennett veulent refuser aux Palestiniens des droits nationaux sur la rive occidentale du Jourdain – et c’est justement pour cette raison qu’ils se sont les plus engagés, comme une question de principe, pour que les Palestiniens qui deviendraient Israéliens jouissent de droits civiques et d’égalité civile et sociale.
Leurs points de vue sur cette question sont de notoriété publique : ils croient en la démocratie, en ses pouvoirs d’auto-guérison contre la pourriture politique, en son rôle essentiel dans la prospérité et la force d’Israël.
Et donc, avec la diversité d’ennemis et de défis auxquels Israël fait face, en son rôle essentiel dans la survie même d’Israël. Leur soutien à la démocratie et à la tolérance n’est pas un luxe idéologique pour Bennett, Rivlin ou leurs semblables, il ne s’agit pas uniquement de politiquement correct pour la forme.
Ils tiennent tête aux éléments les plus extrêmes de la droite religieuse constamment et publiquement, en grande partie parce qu’ils croient que l’annexion israélienne de la Cisjordanie, qu’ils préconisent, n’est réalisable qu’en se tenant aux exigences de la démocratie : la responsabilité d’assurer l’égalité pour les Arabes et les autres minorités, et de favoriser une culture de tolérance dans le majorité juive.
Parallèlement à ce groupe se trouve une petite, parsemée mais bruyante, bande de militants imprégnés de mysticisme nationaliste-religieux du mouvement des implantations, mais qui a tiré des conclusions radicales sur l’histoire récente d’Israël qui ne sont pas partagées par la plupart des Juifs vivant en Cisjordanie.
Le retrait d’Israël de Gaza de 2005, croient-ils, vient du fait que l’élite politique d’Israël a été intimidée. C’est une analyse qui suggère que l’Etat d’Israël, en dépit de tous ses appareils sécuritaires tant vantés, est politiquement faible et très sensible à la pression.

Le résultat de cette interprétation était la formation, déjà dans sa forme naissante dès 2006 mais avec une sophistication croissante organisationnelle et opérationnelle à partir des années 2008-9, du mouvement du « Prix à payer ».
Le groupe ne compte pas plus de quelques centaines d’activistes et partisans qui exigent un « prix » pour toute action menée par l’Etat israélien qu’ils jugent à l’encontre des intérêts du projet d’implantations en Cisjordanie.
L’attaque à Duma, qui porte toutes les caractéristiques du mouvement ‘prix à payer », était différente de la plupart des attaques de ce type par sa gravité, pas par l’intention
Cette théorie a été consciemment conçue comme un contrepoids à la pression du terrorisme palestinien et il n’est donc pas surprenant qu’elle a cherché à apprendre, et à certains égards, mettre au défi l’organisation et la logique stratégique des groupes terroristes palestiniens.
Les cibles ont été déterminées par l’évaluation peu flatteuse des activistes des points faibles de l’État : puisque l’Etat se soucie si ostensiblement des droits des Palestiniens, des biens palestiniens seront vandalisés et des civils seront battus ; puisque l’Etat prête tellement attention aux rapports et aux procès de groupes de défense de gauche, des gauchistes seront frappés. Même l’armée, si profondément identifiée avec la puissance et la souveraineté de l’Etat, est devenue une cible.
L’attaque à Duma, qui porte toutes les caractéristiques du mouvement du « Prix à payer », était différente de la plupart des attaques de ce type par sa gravité, pas dans son intention ni dans sa technique opérationnelle.
Et pourtant, ce sont les résultats qui comptent.
A Duma un bébé est mort brûlé vif, et les retombées font trembler l’Israélien de Cisjordanie au plus profond de son être. L’idéal essentiel de la souveraineté juive sur la totalité de la terre reste intacte pour le mouvement au sens large, mais Rivlin, Edelstein et Bennett, avec des rabbins et des éducateurs de premier plan, ont appelé la société israélienne à agir après l’assassinat, et ont remis en question les fondements moraux de la rhéthorique agressive qu’a developpée la droite pro-implantations.
Mais cette effusion d’auto-critiques, qui adule la démocratie et la tolérance, son nouveau programme scolaire et la peur palpable pour l’avenir des relations judéo-arabe, évite en fait les racines réelles de l’attaque de Duma, le péché d’omission de l’Etat d’Israël, et des politiciens de droite qui l’ont dirigé pendant la majeure partie des deux dernières décennies, sans lequel Duma, et tout le long passé de violence anti-palestinienne qui a abouti à cette attaque, ne serait sans doute pas arrivé.
Vous voyez, il n’y a pas de démon
La Cisjordanie est occupée. Ce n’est pas la conclusion d’une enquête d’une commission de l’ONU ou d’un campus militant pour le boycott ; c’est la loi israélienne. En termes purement juridiques, le droit international reconnaît et autorise l’institution juridique de l’occupation militaire sur le territoire pris pendant la guerre comme étant une partie inévitable de la guerre en elle-même, ce qui n’est pas illégal. Les conventions pertinentes précisent même les droits et responsabilités de l’occupant, ainsi que ceux de l’occupé.
Mais en vertu de ces règles, articulées par exemple dans les Conventions de Genève de 1949, un tel règime militaire doit aussi être « provisoire » – en d’autres termes, temporaire – en attendant une solution politique.
Près de 48 ans après la capture de la Cisjordanie, Israël est toujours incapable de décider ce qu’il veut en faire. A l’exception de Jérusalem-Est, il n’a pas annexé le territoire, et pour des raisons complexes et entrelacées de défense nationale, de commodité politique, de récits d’identité nationale, et bien plus, il ne s’est pas retiré.
Beaucoup des conséquences de cette indécision sont bien connues. La plus évidente : les Palestiniens vivant en Cisjordanie ne sont ni des citoyens israéliens, ni les citoyens de leur propre Etat indépendant. Ils vivent dans les limbes de l’appartenance nationale et de l’autodétermination. Ils ne sont pas maîtres de leur destin collectif.
Mais il y a une autre conséquence de l’occupation, moins visible, mais non moins calamiteuse. Une Cisjordanie qui n’est ni annexée ni cédée est une Cisjordanie sans source évidente de souveraineté et de droit.
Comme ceux qui rencontrent les franges les plus radicales du mouvement d’implantations le savent bien, la Cisjordanie est une région où l’anarchie règne.
Le régime militaire israélien sur le territoire n’a pas seulement échoué à endiguer les attaques « Prix à payer » contre les Palestiniens, il n’a pas réussi à empêcher les attaques juives même contre ses propres installations de l’armée. Mais ses échecs dépassent la prévention de la violence.
Israël n’a pas encore réussi à instituer un système de zonage et de planification efficace pour remplacer l’institution chargée du cadastre d’avant 1967, décrépie et peu fiable de l’occupation jordanienne, ou à réglementer efficacement la construction illégale, juive et arabe à la fois, ce qui résulte inévitablement d’institutions peu fiables.
L’armée remplit parfaitement une partie de sa mission en Cisjordanie : protéger Israël, contrecarrer les menaces contre les Israéliens émanant des Territoires, et utiliser la zone pour sécuriser la frontière orientale du pays.
Mais elle ne sait vraiment pas comment réaliser l’autre moitié de son mandat – administrer la vie civile des Territoires jusqu’à ce qu’une solution politique soit trouvée qui mettra fin à l’occupation militaire. Elle peut lutter contre le terrorisme ; depuis 48 ans déjà, elle se bat encore et échoue largement à contrôler les civils.
Cette faiblesse est l’une des raisons qui a poussé Israël à accepter la création d’une Autorité palestinienne, à l’origine conçue comme un effort pour permettre aux Palestiniens de gouverner leurs propres civils – pour la plupart des partisans du processus de paix d’Oslo, comme le prélude à un Etat palestinien pleinement souverain – plutôt que de forcer l’armée à continuer à les mal gouverner.
La raison des résultats aussi médiocres de l’armée à contrôler les civils n’est pas l’absence de compétence, mais l’absence de démocratie. Les priorités de Tsahal seront toujours, inévitablement et naturellement, entraînées par les intérêts propres à l’organisation.
Et cela signifie que Tsahal se préoccupera toujours de défendre et de servir les Israéliens en Cisjordanie, et non les Palestiniens. Cela est vrai non seulement parce que la plupart des commandants supérieurs sont des Juifs et la plupart des Israéliens en Cisjordanie sont aussi des Juifs.
Même les officiers druzes et bédouins sont plus axés sur la protection des Israéliens que sur l’accomplissement de la seconde moitié du mandat de l’armée. La raison de cette situation est élémentaire : les Israéliens votent.
Les Israéliens ont accès à des autorités indépendantes et au-dessus de la hiérarchie militaire. Si l’armée israélienne échoue auprès des Israéliens, les généraux devront faire face à la colère des élus qui sont leurs patrons. Dans la démocratie d’Israël, l’armée répond finalement à la population, et elle le sait.
Mais elle ne répond pas – et n’est donc pas naturellement disposée à le remarquer – aux personnes qui ne participent pas à ce pouvoir civique, qui sont les citoyens non Israéliens et qui ne sont donc pas, au final, la source de l’autorité de l’armée et de sa légitimité.
En tant qu’institution, avant que tous les facteurs étroits de la politique ou de l’idéologie n’entrent dans l’équation, l’armée n’est tout simplement pas équipée psychologiquement pour agir en tant que cadre permanent de facto pour la gestion de la vie civile en Cisjordanie.
La croissance sans entrave du mouvement « Prix à payer » fait comprendre une leçon étonnamment simple qui aurait dû être évidente pour les Israéliens : les institutions, comme les gens, sont guidés par leur point de vue sur leurs propres intérêts. Ceci est une idée qui est au cœur de la démocratie.
Si l’armée qui gouverne la Cisjordanie (en dehors des zones de l’Autorité palestinienne, et parfois aussi l’intérieur) n’est pas responsable devant les Palestiniens comme devant les Israéliens, elle échouera, et c’est presque inévitable, à remarquer leur souffrance, et n’ira pas agir pour y mettre fin jusqu’à ce que cette souffrance devienne un risque pour les maîtres politiques de l’armée.
Cela est inévitable, et pas seulement dans la situation extrême d’une occupation militaire. C’est juste une vérité universelle sur toutes les institutions humaines. Le manque de démocratie en Cisjordanie rend les institutions israéliennes, même démocratiquement enracinées, sensibles à la corrosion qui découle nécessairement de l’absence de responsabilité institutionnelle.
Depuis 48 ans, une forte démocratie israélienne a coexisté avec cette occupation non démocratique. L’appareil de sécurité de l’Etat – Tsahal, Shin Bet, la police, même les tribunaux et les procureurs – qui connaît sa place avec les Israéliens et qui travaille sans relâche pour leur défense, ne s’est pas précipité pour protéger les Palestiniens, n’a pas réprimé sérieusement la violence des terroristes israéliens à leur encontre, comme il a habilement infiltré et écrasé les organisations terroristes palestiniennes considérablement plus grandes et mieux formées qui menacent les Israéliens.
En fin de compte, le problème « Prix à payer » ne vient pas de l’échec d’un commandant ou d’un politicien en particulier, mais d’un système qui n’a pas en son cœur un intérêt prépondérant pour le bien-être des personnes relevant de son régime.
Passons la Ligne verte
Dans le sillage de l’attaque de Duma, le cabinet de sécurité, dirigé par le Premier ministre Benjamin Netanyahu et avec le plein soutien de Bennett et d’autres à sa droite, a agi rapidement plus tôt ce mois-ci pour étendre aux Israéliens l’une des institutions qui définissent le régime militaire de la Cisjordanie non démocratique – la détention administrative illimitée sans procès des suspects du terrorisme [datant de la Palestine mandataire].
Le Shin Bet a demandé à ce que cette mesure soit prise pour des motifs opérationnels. C’était un outil précieux dans son arsenal pour, selon les propres mots de l’organisation, « briser l’infrastructure » du mouvement « Prix à payer ».
Après Duma, le terrorisme juif est maintenant une présence significative dans la psyché de l’establishment de la défense, une « infrastructure » qui peut être « brisée » plutôt que d’être qualifiée d’un groupe avec une poignée de jeunes bons à rien qui peut être ignoré.
Ce n’est pas un hasard si ce changement devait d’abord arriver dans l’esprit des hommes politiques avant qu’il ne puisse avoir lieu dans les cultures institutionnelles des services de sécurité.
Ce ne fut pas une décision prise à la légère mais elle n’était pas non plus prise de manière hésitante.
Chaque décision de mise en détention nécessite l’approbation du procureur général et peut être interjetée par appel devant la Haute Cour de justice. Pourtant, ces contraintes juridiques ne sont pas mises au premier plan dans les déclarations publiques des ministres au sujet de cette décision.
Les terroristes juifs, a déclaré Bennett ouvertement après le vote, ne sont pas différents de leurs « frères » – comprenez les terroristes palestiniens islamistes qui ont assassiné des Juifs.

La ministre de la Justice Ayelet Shaked, également membre du parti nationaliste de HaYabit HaYehudi de Bennett, a même opiné dans les jours qui ont suivi la décision : toute condamnation à mort pour terrorisme – l’idée d’exécuter les condamnés pour terrorisme a été soulevée récemment par des politiciens d’extrême-droite, mais cette idée ne remporte pas la majorité même au sein de la droite – doit également être appliquée aux terroristes juifs.
Ces déclarations sont révélatrices. L’impulsion politique qui a animé la décision du cabinet n’est pas été enracinée dans les considérations opérationnelles ou juridiquement constitutionnelles, mais dans le désir de repentance par dissociation.
En effet, la droite israélienne a utilisé contre les partisans du mouvement « Prix à payer » le plus puissant outil de son arsenal – pas simplement pour se distancer de leurs actes, mais pour les exclure de la solidarité nationale juive elle-même, qui, pour la plupart des Juifs israéliens, est réifiée si viscéralement dans la démocratie israélienne. Ce sont des Juifs, « mon peuple », qui se sont rendus étrangers à nous par leurs actions, indignes de notre loyauté, indignes de notre démocratie et de la responsabilité mutuelle des uns pour les autres.
Et donc la droite les a dépouillés de la protection démocratique, a fait d’eux des « pas mieux » que les terroristes palestiniens. L’exclusion, plus la suppression des protections juridiques, était la partie la plus profonde de l’acte.
Et ce faisant, de façon spectaculaire et avec le grand dessein de déplacer les individus d’un côté à l’autre de la balance, le cabinet a reconnu le déséquilibre entre l’Israël démocratique et la Cisjordanie non démocratique – et que le fossé peut être poreux.
La détention sans procès a maintenant franchi la Ligne verte. Le vide juridique de l’occupation, une lacune temporaire qui arrive maintenant à la fin de sa cinquième décennie, a envoyé une tentacule de principes dans le corps du citoyen souverain de l’Israël démocratique – afin de protéger ce corps de citoyens de l’échec même de l’occupation.
Comme avec la société haredie et Schlissel, avec son rejet même de Duma, l’Etat d’Israël a montré qu’il avait un sentiment important de responsabilité. Pas à cause de ses actions mais à cause de son inaction.
Rien de tout cela n’est un argument à la faveur qu’Israël a tort dans son débat avec les Palestiniens sur qui est responsable de l’occupation continue. Que les Palestiniens refusent ou sont incapables de faire des compromis, ou la politique israélienne incapable de retenir son aile ‘annexionniste’, ne sont pas pertinents pour la thèse défendue ici : toute occupation militaire comporte des injustices innées et un danger de désintégration démocratique.
C’est peut être trop d’attendre une résolution de l’occupation bientôt ; l’expérience de Gaza suggère qu’un retrait de Cisjordanie ne peut pas être la panacée que tant d’observateurs étrangers affirment sincèrement que cela serait.
Mais même si Israël avait complètement et sans équivoque raison dans le débat politique et que le cadre juridique de l’occupation demeure une nécessité, pour le moment, cela n’absout pas Israël de son péché d’omission qui a mené à Duma.
Tandis qu’Israël attend une résolution à l’occupation, tiraillée entre les nombreuses impulsions concurrentes de sa politique (et celle des Palestiniens) sur l’avenir de la Cisjordanie, il s’est autorisé lui-même à se livrer à une politique non démocratique ouverte sans réfléchir sérieusement aux conséquences d’un tel régime sur les Palestiniens, et pour lui-même.
Un Israël qui aurait pris au sérieux le vide juridique et démocratique de la Cisjordanie n’aurait pas été aussi blasé sur la présence croissante des terroristes juifs radicaux attaquant les Palestiniens là-bas, et ne se serait pas lui-même retrouvé – comme cela l’a été dans quelques rares cas dans le passé, à avoir à gérer des terroristes juifs dans la Cisjordanie anarchique – à étendre les règles d’occupation militaire dans les limites de la démocratie israélienne.
L’acceptation de l’anarchie d’Israël est un choix. Le silence assourdissant sur l’homosexualité des haredi est également un choix. Aucune des communautés n’ont incité ou n’ont voulu que les crimes soient commis en leur nom, mais les deux communautés ont échoué, par un choix conscient, à défier les criminels et leurs idées.
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