Le seul Juif du Groenland a parfois le sentiment d’être « le dernier homme sur Terre »
Cela fait 22 ans que Paul Cohen vit dans la ville isolée de Narsaq, d'où il travaille à distance comme traducteur. Et les rares touristes juifs parviennent toujours à le trouver
- Paul Cohen à sa maison de Narsaq, au Groenland. (Crédit : Dan Fellner/ JTA)
- La ville de Narsaq, située sur la côte du Groenland, au sud-ouest du pays, accueille environ 1300 habitants. (Crédit : Dan Fellner/ JTA)
- Un panneau souhaite la bienvenue aux visiteurs à Narsaq, au Groenland. (Crédit : Dan Fellner/ JTA)
- Un paysage spectaculaire du sud du Groenland. (Crédit : Dan Fellner/ JTA)
- Paul Cohen, probablement le seul Juif résidant au Groenland, est traducteur. Il traduit en anglais, sur cette photo ,un article écrit en danois. (Crédit : Dan Fellner/ JTA)
NARSAQ, Groenland (JTA) — Le village pittoresque où le célèbre viking Erik le Rouge était arrivé il y a plus de mille ans, situé sur la côte du sud-ouest du Groenland, sort clairement des sentiers battus.
Il y a plus de moutons que d’habitants au sein de la localité – de l’ordre de 20 contre un – et le seul moyen de se rendre à l’aéroport est de prendre l’hélicoptère ou, au mieux, le bateau.
Mais pour Paul Cohen – un Juif américain qui vit à Narsaq depuis 22 ans aux côtés de son épouse, Monika – l’éloignement du village est largement compensé par la beauté des paysages, par la pureté de l’air et par le bien-être entraîné par un mode de vie paisible.
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« C’est le Jardin d’Eden de nombreuses manières », s’exclame Cohen, âgé de 61 ans. « J’ai l’impression de vivre au cœur d’un parc national. Il y a cette petite poche de civilisation entourée de nature sauvage, et j’ai le privilège unique de pouvoir y vivre et de pouvoir y travailler ».
Le Groenland, un territoire semi-autonome du royaume du Danemark, est la plus grande île du monde. Situé entre deux océans, l’Arctique et l’Atlantique nord, il fait trois fois la taille de l’état américain du Texas. Mais la population, là-bas, n’est que de 56 000 personnes – des Inuits en majorité, ce qui fait du Groenland la terre la moins densément peuplée du monde. Environ 80 % de la surface de l’île est recouverte par une couche de glace.
L’histoire de Cohen – qui est probablement le seul résident juif de ce territoire préservé – et de son ultime installation au Groenland présente presque autant de sinuosités que les icebergs qui flottent dans le fjord Tunulliarfik, à proximité.

Disant qu’il est « culturellement Juif », précisant qu’il n’est « pas pratiquant », Cohen raconte avoir grandi dans le Wisconsin et avoir obtenu un diplôme de français à l’université Wisconsin-Madison. En 1991, il précise avoir déménagé en Allemagne, où il a rencontré Monika. Le couple est marié depuis 32 ans et il vit à Narsaq en compagnie d’un chien nommé Mikisoq (« le petit » en kalaallisut, la langue officielle du Groenland), un spitz japonais.
Cohen, qui parle couramment quatre langues – l’anglais, l’allemand, le français et le danois – avait travaillé pendant presque une décennie comme traducteur et producteur au sein de la chaîne DW-TV à Berlin. Lui et Monika s’étaient rendus au Groenland pour la toute première fois lors d’un séjour touristique, en 1993.
« J’ai été tout simplement époustouflé par la chaleur du soleil », explique-t-il. « Des journées d’été sans fin. Nous avons été stupéfiés par ce que nous avons découvert mais nous partions alors du principe que cette expérience serait unique. Nous pensions alors que nous ne reviendrions jamais ».
Ils étaient pourtant revenus trois ans plus tard au Groenland, décidant que c’était là qu’ils voulaient passer le reste de leur vie malgré le scepticisme affiché par leur famille et par leurs amis.
« Je pense qu’ils croyaient alors que c’était une simple étape de notre vie », se souvient Cohen. « Ils ne croyaient pas que ça durerait. C’est tellement hors-norme en termes de lieu de vie ».
Ils avaient acheté « une maison à rénover » et ils étaient repartis, les années suivantes, pour la retaper avant de s’installer définitivement à Narsaq en 2001.
« On peut dire que nous avons attrapé le Groenland comme on attrape un virus, impossible pour nous de s’en débarrasser », s’amuse Cohen. « Et pourquoi lutter contre ? ».

Cohen voulait initialement travailler à distance comme traducteur. Néanmoins, à Narsaq, le débit internet était si lent que le couple s’était résolu à peindre des maisons pour gagner sa vie.
Avec l’accélération du débit, Cohen avait commencé à obtenir un plus grand nombre de travaux de traduction. Il avait alors lancé une entreprise, Tuluttut Translations (« tuluttut » signifie « anglais » en kalaallisut). Sur un site dédié aux traducteurs qui y font la promotion de leurs services, il avait écrit, rieur, qu’il « travaillerait contre de la graisse de baleine ».
« Ce qui était unique pour moi en tant que traducteur, c’était que j’étais le seul traducteur connu pour vivre au Groenland », explique-t-il. « Je m’étais dit que ce serait une signature amusante, complètement au second degré ».
Cohen a depuis traduit des centaines d’articles – de l’allemand vers l’anglais – pour le site anglophone du journal d’information Der Spiegel. Il a aussi traduit de nombreux ouvrages universitaires, notamment un livre écrit en 2014 par un professeur allemand, Marc Buggeln, qui était intitulé Le travail forcé dans les camps de concentration nazis – qui a été publié par la maison d’édition Oxford University Press. La majorité de son travail consiste à traduire des textes de l’allemand vers l’anglais même s’il travaille de plus en plus sur des textes danois.
De plus, Cohen et son épouse dirigent une entreprise, à Narsaq, qui loue des maisons aux voyageurs. Le couple est actuellement propriétaire de deux gîtes d’été qui peuvent accueillir huit personnes au total et il ne rechigne pas devant les travaux de rénovation et de réparation à effectuer dans les deux habitations.

Regrette-t-il le confort qu’il tenait pour acquis aux États-Unis et en Europe ?… A cette question, Cohen réfléchit quelques secondes avant de dire qu’il ne manque rien, à Narsaq, de ce qu’il pourrait désirer – à l’exception de ses fruits et légumes favoris, comme les aubergines, qui peuvent être difficiles à trouver au supermarché local.
Le plus grand défi est peut-être de rendre visite à sa mère restée dans le Wisconsin, qui est aujourd’hui âgée de 85 ans – il fait le déplacement à peu près tous les deux ans. Mais le voyage est compliqué : il faut prendre l’hélicoptère ou le ferry depuis le village pour aller à l’aéroport le plus proche, à Narsarsuaq, à une petite cinquantaine de kilomètres, dans la mesure où aucune route, au Groenland, ne relie les villes et les villages.
A Narsarsuaq, Cohen embarque pour l’Islande ou le Danemark – il n’existe aucune liaison entre le Groenland et l’Amérique du nord pour le moment. Suite à des retards de vol et aux intempéries climatiques, son dernier voyage entre le Wisconsin et Narsaq, au mois de février, a ainsi pris douze jours.
L’économie du village repose sur l’élevage de moutons et sur la pêche. Il y a un peu de tourisme – mais le nombre de visiteurs est médiocre en comparaison avec celui d’autres villes de l’Ouest du Groenland comme Nuuk, Illulissat et Qaqortoqall, qui attirent toutes un plus grand nombre de bateaux de croisière. Si la population de Narsaq s’élève seulement à environ 1 300 personnes, c’est pourtant la neuvième plus grande localité de l’île.

Cohen évoque ses voisins – dont la majorité habite ces maisons en bois aux couleurs pastels qui sont typiques du Groenland – en affirmant qu’il apprécie leur vision de la vie : « Ils se laissent porter », explique-t-il.
« En général, on peut s’arrêter chez les gens sans avoir téléphoné auparavant et sans avoir pris des dispositions », s’amuse-t-il. « La vie est plus spontanée ».
Il n’y a jamais eu de communauté juive organisée au Groenland à part sur la base militaire établie par les États-Unis à Thule, à l’extrême Nord-Ouest du territoire. Vilhjálmur Örn Vilhjálmsson, historien né en Islande et ancien chercheur au Centre Danois d’études de la Shoah et des génocides, avait écrit un chapitre sur la vie juive au Groenland dans un livre publié en 2019 et intitulé « l’Antisémitisme dans le nord », un texte qui était paru à l’origine dans un journal danois, Rambam.
Vilhjálmsson avait écrit : « il y a eu certainement des Juifs parmi les premiers baleiniers hollandais au 16e siècle et au 17e siècle ». Mais il n’y avait eu aucun signalement définitif concernant une éventuelle vie juive au Groenland avant la Seconde Guerre mondiale – lorsque les États-Unis avaient établi une base militaire à Thule, ville située à seulement 1 530 kilomètres du Pôle nord.
Dans les années 1950, plus de 50 soldats Juifs américains étaient stationnés à Thule au même moment. Il y avait eu des seders à Pessah, des offices organisés pour le Shabbat et pour les grandes fêtes – et le Groenland s’était ainsi distingué, avait écrit Vilhjálmsson, pour « avoir le minyan [quorum de prière] le plus au nord du monde entier ».
Mais dans le reste du Groenland, il n’y a aucun souvenir de services ou d’événements juifs. Il y a bien eu des scientifiques, des journalistes, des infirmières et autres Juifs qui ont travaillé sur le territoire, mais la majorité d’entre eux n’étaient restés que pour des périodes courtes.

En l’absence d’éventuels registres, il est hautement probable que Cohen a écrit une nouvelle page de l’Histoire en devenant le Juif ayant vécu le plus longtemps au Groenland – 22 ans, et ce n’est pas fini. Il s’amuse de cette idée, disant avoir le sentiment d’être « une espèce d’orchidée rare dans la toundra ».
« J’aime bien cette idée », déclare-t-il. « Très peu d’Américains vivent ici. Je suis donc habitué à avoir le sentiment d’être l’excentrique de service ».
Cohen dit que peu de touristes juifs s’aventurent à Narsaq – mais lorsqu’ils viennent, ils trouvent toujours le moyen de venir le voir. Un couple d’Israéliens pratiquants avec lequel il a dîné un jour avait servi le repas sur des assiettes en papier, avec des couverts en plastique – utilisés en lieu et place de plats cashers.
« Mon nom à lui seul crie ‘judaïsme’, » indique Cohen. « Il équivaut presque à une poignée de main où s’exprimerait un secret non-révélé ».
Si Cohen n’est pas religieux, il a une mezouzah en argent pendue dans sa maison de Narsaq et il organise des sessions Zoom pour l’allumage des bougies, pour Hanoukka, avec sa famille restée en Amérique.
Il explique prévoir, avec Monika, de rester au Groenland le plus longtemps possible – si leur état de santé le permet. Pour le moment, le couple n’a aucun désir de laisser derrière lui l’isolement et la magnificence des paysages préservés de la côte du territoire.
« Parfois, la glace recule un peu et on peut alors marcher sur des sols qui n’avaient pas vu le jour depuis des milliers d’années », s’émerveille-t-il. « Il y a des jours où j’ai le sentiment non seulement d’être le seul Juif au Groenland, mais aussi d’être le dernier être humain sur Terre ».
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