Israël en guerre - Jour 502

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"La vie est un engagement !"

Les derniers témoins des camps nazis de la mort – jusqu’au bout contre l’oubli

Il y a chez ces survivants une injonction à résister. Tous, à leur manière, lancent un vibrant appel en faveur de la liberté, de la paix, de la tolérance et contre l'antisémitisme, le racisme et le fascisme qui rongent le monde

  • Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de guache à droite) Lillian Feintuch, Naftali Furst, Henia Bryer, Guy Poirot, Dan Hadani (né Dunek Zloczewsk), Judit Varga Hoffmann, Albrecht Weinberg, Ella Blumenthal, Evelyn Askolovitch, Avraham Wassertheil, Sarolta Gartner et Nate Leipciger posant lors d'une séance photo avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
    Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de guache à droite) Lillian Feintuch, Naftali Furst, Henia Bryer, Guy Poirot, Dan Hadani (né Dunek Zloczewsk), Judit Varga Hoffmann, Albrecht Weinberg, Ella Blumenthal, Evelyn Askolovitch, Avraham Wassertheil, Sarolta Gartner et Nate Leipciger posant lors d'une séance photo avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
  • Des survivantes des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) : Rosa Schneeberger, Eva Erban, Raquel Lily Soriano Alhadeff, Dolly Hirsch Bramson, Marta Neuwirth et Anna Chuchana posant lors de séances photos avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
    Des survivantes des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) : Rosa Schneeberger, Eva Erban, Raquel Lily Soriano Alhadeff, Dolly Hirsch Bramson, Marta Neuwirth et Anna Chuchana posant lors de séances photos avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
  • Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) Lea Zajac de Novera, Pedro Buchwald, Sheyna Shneyder, Gheorghe Legmann, (c, de G) Gabriel Benichou, Lola Mandelkier Sztrum, Octavian Fulop, Francine Christophe,(en bas, de gauche à droite) Julia Wallach, Eva Shainblum (née Steinberger) et Idessa Hangas, Gyorgyi Nemes (né Hammermueller) posant lors de séances photos avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
    Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) Lea Zajac de Novera, Pedro Buchwald, Sheyna Shneyder, Gheorghe Legmann, (c, de G) Gabriel Benichou, Lola Mandelkier Sztrum, Octavian Fulop, Francine Christophe,(en bas, de gauche à droite) Julia Wallach, Eva Shainblum (née Steinberger) et Idessa Hangas, Gyorgyi Nemes (né Hammermueller) posant lors de séances photos avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
  • Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) Pinchas Gutter, Magdalen Bader, Petr Polacek, Sylvie Aylmer, Ginette Kolinka, Ted Bolgar (né Tibor Polgar), Elena Zhabina, Marek Dunin-Wasowicz, (en bas, de gauche à droite) Erich Finsches, Miriam Bolle, Sami Steigmann et Esther Senot lors d'une séance photo avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)
    Des survivants des camps de concentration (de haut en bas, de gauche à droite) Pinchas Gutter, Magdalen Bader, Petr Polacek, Sylvie Aylmer, Ginette Kolinka, Ted Bolgar (né Tibor Polgar), Elena Zhabina, Marek Dunin-Wasowicz, (en bas, de gauche à droite) Erich Finsches, Miriam Bolle, Sami Steigmann et Esther Senot lors d'une séance photo avec l'AFP, à l'occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d'extermination en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : AFP)

Ils avaient 15 ans, 4 ans, 7 mois. Certains sont nés là-bas. Auschwitz-Birkenau, Bergen-Belsen, Buchenwald, Ravensbrück. Ils ont survécu, vécu, fondé des familles et comptent transmettre, jusqu’au bout, contre l’oubli.

Pour la première ou millième fois, au soir de leur existence, des rescapés ont répondu à ces questions vertigineuses : que fallait-il dire de leur déportation, qu’ont-ils pu transmettre, que deviendra cette mémoire quand ils auront disparu, quelles sont leurs craintes et leurs espoirs pour ceux qui vivront après eux ?

Quatre-vingts ans après la libération d’Auschwitz-Birkenau, symbole du Mal absolu, une quarantaine de survivants des camps d’internement, de concentration et d’extermination, dans une quinzaine de pays et sur quatre continents, ont accepté de rencontrer les équipes de l’AFP entre novembre 2024 et janvier 2025.

En Israël, aux Etats-Unis et au Canada, en France, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie ou en Allemagne, en Argentine, au Chili ou au Mexique, en Afrique du Sud, ils ont posé devant les photographes et vidéastes. Chez eux ou en studio, seuls face à l’objectif, entourés de leur enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants ou devant des murs tapissés de photos de leurs descendants, leur victoire.

Déportée entre l’âge de 4 ans et demi et six ans dans les camps de Vught et Westerbork (Pays-Bas) puis Bergen-Belsen (Allemagne), la Française Evelyn Askolovitch, 86 ans, invoque cet impératif de parler parce que, dit-elle, « je fais partie de la toute toute dernière génération ».

Capter tant qu’il est encore temps les visages fanés, les mains tavelées, les regards si vifs de ceux qui ont vu ce que le reste de l’humanité ne peut qu’imaginer avec effroi. Ecouter le récit de ces destins inouïs, les souvenirs épars, les frémissements des voix, les égarements aussi quand la vieillesse, peu à peu, ronge leur mémoire.

Sentinelles vacillantes qui interrogent depuis 1945. « Comment le monde a-t-il pu permettre Auschwitz ? « , demande ainsi à Santiago du Chili, Marta Neuwirth, 95 ans, née en Hongrie, déportée à l’âge de 15 ans dans le plus grand camp de la mort situé en Pologne alors occupée par les nazis.

Marta Neuwirth, survivante chilienne de la Shoah, pose lors d’une séance photo à son domicile de Santiago, le 13 décembre 2024. (Crédit : RODRIGO ARANGUA / AFP)

Quelque 1,1 million de personnes, dont environ un million de Juifs ainsi que des Tsiganes et des résistants polonais, y furent tuées entre 1940 et sa libération par l’Armée rouge le 27 janvier 1945.

Une majorité d’entre elles ont été gazées dès leur arrivée.

Au total, six millions de Juifs ont été assassinés par la folie nazie.

« Pourquoi ? « , questionne au Canada Gyorgyi Nemes, 97 ans, née à Budapest, déportée à Ravensbrück, Flossenbürg (Allemagne), Mauthausen (Autriche). « Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi ils nous haïssaient autant. »

La survivante de la Shoah Gyorgyi Nemes (née Shoah) se tient debout pour un portrait au Musée de l’Holocauste de Montréal, au Québec, au Canada, le 3 décembre 2024. (Crédit : Sebastien ST-JEAN / AFP)

Un sens à leur vie

Pour beaucoup, témoigner a donné un sens à leur vie alors qu’ils ont vu leurs parents envoyés à la chambre à gaz, leur frère ou leur sœur emportés par la faim, l’épuisement, la maladie. Beaucoup n’ont appris qu’au sortir de la guerre l’anéantissement de toute leur famille.

La presque centenaire Julia Wallach éprouve par moment des difficultés à parler, s’emmêle, s’interrompt, pleure. « C’est trop dur à raconter, trop dur », souffle cette Parisienne qui a survécu deux ans à Birkenau où un nazi l’a fait descendre in extremis d’un camion à destination de la chambre à gaz. Pourtant, elle veut continuer de raconter. « Tant que je pourrai le faire, je le ferai », insiste-t-elle. A ses côtés, sa petite-fille Frankie se demande : « Quand elle ne sera plus là, quand on en parlera, est-ce qu’on nous croira ? »

Julia Shoah, une survivante française de la Shoah âgée de 99 ans du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, et sa petite-fille Frankie Wallach posent avec une photo de leur famille lors d’une séance photo à Paris, le 9 décembre 2024. (Crédit : ALAIN JOCARD / AFP)

C’est pour s’en assurer que Naftali Fürst, Israélien de 92 ans né à Bratislava, déporté dans quatre camps dont Auschwitz-Birkenau, se rend depuis des années en Allemagne, en Autriche, en République tchèque et ailleurs. Des visites et des interventions « pour que les jeunes générations n’oublient jamais ce qu’il s’est passé ».

Naftali Furst, survivant de la Shoah, tient une photo de lui prise en 1945 dans l’une des baraques du camp de concentration de Buchenwald, alors qu’il pose dans sa maison de la ville de Haïfa, dans le nord d’Israël, le 28 novembre 2024. (Crédit : Menahem Kahana / AFP)

Comme Esther Senot, cette Française née en Pologne qui, en décembre, à 97 ans, affrontait encore la rudesse de l’hiver polonais pour accompagner des lycéens à Birkenau. Distant de trois kilomètres du camp principal d’Auschwitz, ce site s’étend à perte de vue et abrite encore la rampe de « sélection » où arrivaient les convois, les fours crématoires et les baraques encadrées de fils barbelés et de poteaux de béton.

La survivante française de la Shoah Esther Senot pose avec une photo de sa famille lors d’une séance photo dans sa chambre à l’Institut des Invalides à Paris, le 11 décembre 2024. (Crédit : JOEL SAGET / AFP)

Elle tient la promesse faite en 1944 à sa sœur Fanny qui, gisant sur sa paillasse, crachant du sang, lui murmura dans un ultime souffle : « Je suis arrivée au bout, c’est pas la peine, j’irai pas plus loin. » « Si tu as une chance de revenir (…), tu me promets que tu raconteras tout ce qui nous est arrivé. Qu’on ne soit pas les oubliés de l’Histoire. »

« Pour que nous ne soyons pas morts pour rien », lui fait écho à Montréal Eva Shainblum, 97 ans, née dans la Roumanie d’aujourd’hui, déportée à l’âge de 16 ans dans le même camp où quasiment toute sa famille a été assassinée.

La survivante de l’Holocauste Eva Shainblum (née Steinberger) à son domicile à Montréal, Québec, Canada, le 8 décembre 2024. (Crédit : Sebastien ST-JEAN / AFP)

Durant des années, la parole de ces survivants de la Shoah a été empêchée. Personne ne voulait écouter ce qu’ils avaient à raconter des camps.

Il a fallu attendre le 7 décembre 1970 pour que le chancelier allemand Willy Brandt, dans un acte de contrition qui fit le tour du monde, tombe à genou devant le monument érigé à la mémoire des victimes du soulèvement du ghetto juif de Varsovie, implorant le pardon pour son peuple.

Cette photo de 1970 montre l’ancien chancelier ouest-allemand et prix Nobel de la paix, Willy Brandt, lors de sa visite dans l’ancien ghetto juif de Varsovie. (Crédit : AP-PHOTO)

« Pas un cri, rien »

Par-delà les décennies, les témoins évoquent avec précision l’horreur des sélections décidées d’un coup de menton par un nazi, la bestialité des SS, la mort industrielle.

Dans le foisonnement des récits revient d’emblée l’interminable voyage dans des conditions insoutenables, enfermés dans des wagons à bestiaux bondés, sans vivres.

« Nous étions environ 80, femmes et enfants, vieillards, avec un sceau pour nos besoins, pas d’eau, pas de morceau de pain (…). Des animaux », dit en Allemagne, son pays natal, Albrecht Weinberg, 99 ans. « Quand nous sommes arrivés (à Auschwitz), il y avait des détenus en costume avec des bâtons qui criaient ‘dehors’, les vieux tombaient, il y avait un tas devant le wagon, les jeunes passaient par-dessus. »

Le survivant de la Shoah Albrecht Weinberg, âgé de 99 ans, pose avec une photo de (G-D) lui, son frère Diedrich et sa sœur Friedel à son domicile de Leer, en Allemagne, le 30 décembre 2024.(Crédit : FOCKE STRANGMANN / AFP)

Nate Leipciger, Canadien de 96 ans né en Pologne, déporté à l’âge de 15 ans, évoque avec épouvante la déshumanisation immédiate, dès la descente des trains.

Nate Leipciger, survivant de la Shoah, pose pour un portrait montrant son tatouage de numéro de série de camp à Delray Beach, en Floride, le 22 novembre 2024. (Crédit : Marco Bello/AFP)

« En quelques minutes, on passait de l’état d’homme libre à celui de détenu, avec un numéro sur le bras sans aucun papier d’identité », détaille-t-il. « On nous débarrassait de nos habits, de nos cheveux, de tout ce qui était personnel et on devenait juste un objet et on perdait toute capacité à agir comme un être humain. »

Des « objets » qu’on « trie » sur la rampe de « sélection » : pour les plus jeunes, les plus âgés, les plus fragiles, la mort immédiate dans les chambres à gaz. Pour les autres, le calvaire du travail forcé.

« Ils nous séparaient. Les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre et il y avait cette longue rampe et au bout une table avec des soldats SS. Arrivés là, ils nous regardaient et faisaient le signe, à droite ou à gauche. Nous n’avions aucune idée de ce que cela voulait dire. Mais on a compris plus tard », se remémore au Canada le centenaire Ted Bolgar, né en Hongrie, et qui pour recevoir l’AFP a mis sa kippa.

Le survivant de la Shoah Ted Bolgar (né Tibor Polgar) à son domicile de Montréal, le 1er décembre 2024. (Crédit : Sebastien ST-JEAN / AFP)

Marta Neuwirth, qui à Auschwitz-Birkenau triait les vêtements des détenues, se souvient des colonnes de femmes nues « jour et nuit », sorties de convois qui « arrivaient de partout ».

« On leur faisait jeter leurs vêtements au sol. Elles étaient debout, tranquilles. Elles pensaient qu’elles allaient prendre une douche (…) Pas un cri, rien, tranquilles. Elles allaient, bien portantes, grandes, directement au four. »

C’est le destin tragique qu’ont connu la soeur et la mère de Ted Bolgar, gazées dès leur arrivée et « dont les corps ont été brûlés la nuit ». Lui a pu y échapper en se présentant comme « électricien ».

Les détenus étaient réduits au travail forcé, à la merci des bourreaux nazis et de leurs supplétifs. Albrecht Weinberg installait des câbles sous terre à Auschwitz-Birkenau. « Le travail était tellement dur, l’ingénieur (…) tellement brutal, que parfois trois personnes mouraient d’épuisement en une seule journée. »

La Française Ginette Kolinka, survivante de l’Holocauste au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, pose lors d’une séance photo, à Paris le 15 novembre 2024. (Crédit : by JOEL SAGET / AFP)

« C’était de la férocité, de la sauvagerie. Je ne sais même pas trouver les mots pour le dire », renchérit la Française Ginette Kolinka, 99 ans, quand elle évoque la brutalité des kapos, ces prisonniers chargés d’encadrer les déportés. « Et vas-y que je te frappe et que je te cogne. Voilà ça, c’était les kapos. »

Et la faim. Le Polonais Marek Dunin-Wasowicz, 98 ans, déporté au camp de Stutthof (dans la Pologne d’aujourd’hui), tente encore de décrire son calvaire. « Au camp, cela signifiait des semaines entières durant lesquelles je ne mangeais rien. C’était la véritable faim. Je me suis évanoui parce que j’avais faim. La faim, j’avais faim. »

Le Polonais Marek Dunin-Wasowicz, 98 ans, survivant des camps de concentration, né à Varsovie le 24 mars 1926, pose à son domicile de Varsovie le 20 décembre 2024. (Crédit : Wojtek RADWANSKI / AFP)

La maladie aussi. Et les expérimentations médicales. Comme celles qu’a subies l’Américain Sami Steigmann, 85 ans, né en Roumanie, alors qu’il était enfant à Mogilev-Podolsky (en Ukraine à la frontière avec la Moldavie).

Aujourd’hui encore « je ressens des douleurs en permanence », confie cet homme indigent qui vit de l’aide sociale. « J’ai pris des médicaments extrêmement forts et qui créent une dépendance mais il y a environ 45 ans, j’ai décidé d’apprendre à vivre avec cette souffrance, sans médicaments », ajoute le vieil homme qui porte une cravate sur laquelle est imprimé le drapeau d’Israël.

Sami Steigmann, survivant de la Shoah, dans sa maison le 9 décembre 2024 à New York. (Crédit : ANGELA WEISS / AFP).

Hanter

Quatre-vingts ans plus tard, la douleur déchirante d’avoir survécu, quand un parent tant chéri a été réduit à l’état de cendres, continue de les hanter.

Déporté à 11 ans avec son frère à Auschwitz-Birkenau, Hirsz Litmanowicz, a été transféré à Sachsenhausen (Allemagne), où le vaccin contre l’hépatite B a été testé sur son corps d’une extrême maigreur.

Le survivant de la Shoah Hirsz Litmanowicz, 93 ans, pose pour une photo lors d’une interview avec l’AFP à son domicile de Lima, le 16 décembre 2024. (Crédit : ERNESTO BENAVIDES / AFP)

Il a vécu et son frère est mort. « Parce que j’ai été choisi pour ces expérimentations et pas lui. Je n’ai même pas pu lui dire au revoir, le serrer contre moi », lâche dans une immense émotion ce Péruvien né en Pologne.

A 93 ans, six fois grand-père et huit fois arrière-grand-père, « j’éprouve plus qu’avant la douleur de ce que j’ai enduré. Aujourd’hui je ne dors plus la nuit, je fais des cauchemars », confie-t-il enfoncé dans un grand fauteuil à carreaux, entouré des photos de sa famille.

« A chaque fois que je pense à l’Holocauste, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est ma sœur » jumelle, confie le Canadien Pinchas Gutter, 92 ans, né en Pologne, déporté d’abord à Majdanek (en Pologne occupée). Dès son arrivée dans cet « enfer apocalyptique », l’enfant de 11 ans qu’il était fut séparé de Sabrina.

Pinchas Gutter, survivant de la Shoah, pose en tenant une photo avec des membres de sa famille dans sa maison de Toronto, le 5 décembre 2024. (Crédit ; Cole BURSTON / AFP)

Son seul souvenir d’elle est « la tresse blonde » qu’elle portait en courant vers leur mère. « Sa magnifique tresse blonde », répète-t-il, le regard lumineux qui dissimule si bien son incommensurable chagrin. « J’ai tout oublié d’elle (…) Ne pas avoir le moindre souvenir d’elle, savoir à quoi elle ressemblait, juste cette tresse, cela me fait extrêmement mal. »

A Buenos Aires, Pedro Polacek, 88 ans, né à Prague, déporté à l’âge de six ans à Theresienstadt (République tchèque) s’agrippe au souvenir de son père assassiné. « A ce qu’il m’a appris avant que nous soyons déportés : il m’a appris à affronter la vie. »

Petr Polacek, 88 ans, survivant de la Shoah, à Buenos Aires le 20 décembre 2024. (Crédit : JUAN MABROMATA / AFP)

C’est la force de sa mère qu’évoque l’Israélienne Eva Erben, 84 ans, née à Prague, déportée à Theresienstadt et Auschwitz-Birkenau. « Elle me parlait de ce que nous ferions de retour à la maison, ce que nous achèterions, quelles chaussures nous aurions, quels vêtements et nous irions rendre visite à des gens, faire réparer nos dents. »

Eva Erban, survivante de la Shoah, tient une photo de famille de ses descendants alors qu’elle pose à son domicile dans la ville d’Ashkelon, dans le sud d’Israël, le 5 décembre 2024. (Crédit :Menahem Kahana / AFP)

« Une héroïne », poursuit-elle, morte après « la Marche de la mort » quand, à l’approche des soldats soviétiques, les nazis ont forcé les déportés à parcourir des centaines de kilomètres, en haillons, dans la neige et le froid glacial, vers l’Allemagne et l’Autriche.

Retour de l’antisémitisme, peur de l’oubli

Quatre-vingts ans plus tard, leurs témoignages ont-ils servi ? Ces derniers survivants confient à l’AFP l’angoisse que leur inspire l’inquiétant état du monde.

« Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi important d’évoquer l’Holocauste 80 ans après. Mais ça l’est. A cause de la montée terrible de l’antisémitisme partout dans le monde », déplore notamment Nate Leipciger. L’époque lui rappelle les années 30 quand, face à la menace du Troisième Reich, « personne ne voulait nous accueillir comme réfugiés », ajoute-t-il, « excepté le fait qu’aujourd’hui nous avons Israël ».

Rarement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale l’antisémitisme a connu une telle résurgence, en particulier depuis le 7 octobre 2023 et les attaques du groupe terroriste islamiste du Hamas sur le sol israélien qui ont déclenché une guerre toujours en cours.

De l’Italie dirigée par Giorgia Meloni, cheffe du parti Fratelli d’Italia (FDI), à l’inquiétante progression du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), le retour de l’extrême-droite les épouvante.

« Le présent est très sombre », juge le Viennois Erich Richard Finsches, 97 ans, survivant d’Auschwitz-Birkenau, qui a assisté avec stupeur à la victoire historique du Parti de la liberté (FPÖ) en Autriche. Pour lui, les électeurs ont été dupés comme autrefois Adolf Hitler – né en Autriche – a trompé les Allemands.

Le survivant de l’Holocauste Erich Finsches, 97 ans, à Vienne, en Autriche, le 13 décembre 2024. (Crédit : JOE KLAMAR / AFP)

Et il y a cette peur de l’oubli qui les tourmente. « Que ce soit noyé dans la mémoire de l’Histoire », redoute Pinchas Gutter ou dans le flot incessant des réseaux sociaux, comme l’observe Eva Shainblum.

« Je le vois, même chez mes petits-enfants », déplore-t-elle. « Je m’inquiète pour la nouvelle génération parce qu’aujourd’hui ils n’ont pas la patience d’écouter, ils ont cette machine (smartphone) et ils sont dessus jour et nuit. »

« Pendant des décennies on a dit qu’on en parlait trop (…) mais plus les générations se renouvellent, moins elles sont au courant de ce qu’il s’est passé », abonde la Hongroise Judit Varga Hoffmann, 97 ans, déportée à Auschwitz-Birkenau.

Judit Varga Hoffmann, 97 ans, survivante de la Shoah, pose à son domicile de Budapest le 3 janvier 2025. (Crédit : ATTILA KISBENEDEK / AFP)

Au point que la Russe Elena Zhabina, 82 ans, qui n’était qu’un bébé de sept mois lorsqu’elle fut déportée dans le camp de concentration de Klooga (Estonie), craint qu’après la mort des survivants « il ne restera probablement pas de souvenir ».

Elena Zhabina, 82 ans, survivante de la Shoah, pose chez elle à Noginsk, le 10 décembre 2024. (Crédit : Natalia KOLESNIKOVA / AFP)

« Il y a une phrase du Talmud qui dit : ‘celui qui oublie son passé est condamné à le revivre' », met en garde Catherine Chalfine, en retraçant l’histoire de son père Gabriel Bénichou, 98 ans, né en Algérie française arrêté à Marseille, déporté à Auschwitz-Birkenau et qui aujourd’hui ne peut plus vraiment s’exprimer.

Le survivant de la Shoah Gabriel Benichou (droite) pose avec sa fille Catherine Chalfine à Paris le 27 novembre 2024. (Crédit : JOEL SAGET / AFP)

Quel désarroi enfin pour l’Autrichienne sinti Rosa Schneeberger, 88 ans, déportée à l’âge de cinq ans dans le « camp tsigane » de Lackenbach (Autriche), de voir s’éteindre la culture et la langue de sa minorité, à l’origine itinérante dans l’ouest de l’Europe.

« Les Sintis sont en train de disparaître » car « la plupart sont morts durant la guerre » et il n’y a plus eu assez de survivants pour maintenir une communauté.

Rosa Schneeberger, survivante des camps de concentration, âgée de 88 ans, parle à son domicile de Villach, le 21 novembre 2024. (Crédit : JOE KLAMAR / AFP)

Injonction à résister

Et pourtant. Il y a ce message d’espoir, cette incroyable foi en la vie de ceux qui ont failli la perdre.

On sursaute en écoutant Gyorgyi Nemes qui, à Montréal, après avoir raconté « l’enfer » de sa déportation, conclut l’entretien par ces mots : « J’ai enterré mon mari il y a dix ans mais j’ai un fils, une belle-fille et ma famille. Je vous le dis, je suis la personne la plus chanceuse au monde. »

La survivante de la Shoah Gyorgyi Nemes (née Shoah) se tient debout pour un portrait au Musée de l’Holocauste de Montréal, au Québec, au Canada, le 3 décembre 2024. (Crédit : Sebastien ST-JEAN / AFP)

Et que dire de la Sud-africaine Ella Blumenthal, 103 ans, qui a survécu au ghetto de Varsovie, à Majdanek, à Auschwitz-Birkenau, à Bergen-Belsen qui évoque « l’art de survivre » et le « miracle » de vivre ? « On m’a aidée à survivre, à rester debout pour dire : ‘quel monde merveilleux !' » s’exclame cette femme née à Varsovie et dont toute la famille, 23 personnes au total, a été assassinée.

Il y a chez ces survivants une injonction à résister. Tous, à leur manière, lancent un vibrant appel en faveur de la liberté, de la paix, de la tolérance et contre l’antisémitisme, le racisme et le fascisme qui rongent le monde.

Ella Blumenthal, 103 ans, survivante de la Shoah et d’Auschwitz, pose pour un portrait dans sa maison du Cap, le 17 décembre 2024. (Crédit : GIANLUIGI GUERCIA / AFP)

« Avoir toujours l’espoir de survivre et lutter pour cela », dit l’Argentine Raquel Lily Soriano Alhadeff, 97 ans, née à Rhodes, île grecque alors sous domination italienne. Alors qu’elle n’avait que 18 ans, la vieille dame aux cheveux tirés et qui porte un élégant collier de perles, est parvenue à s’échapper de Kaufering, un camp satellite de celui de Dachau en Allemagne, peu avant qu’il ne soit libéré.

Raquel Lily Soriano Alhadeff (C), 97 ans, survivante de la Shoah, pose entourée d’une partie de sa famille (dont certains vivent aux États-Unis et au Royaume-Uni) : son fils Anthony (2e à gauche) et son épouse Betina (à gauche), son fils James (2e à droite) et son épouse Silvana (à droite), ses petits-enfants Cindy (3e à gauche) et Tomas (3e à droite), et (sur les écrans d’ordinateurs portables et de téléphones mobiles) ses petites-filles Chiara, Nicole et Barbara, lors d’un entretien avec l’AFP à Buenos Aires le 23 décembre 2024. (Crédit : JUAN MABROMATA / AFP)

« Passer le flambeau aux jeunes », insiste de son côté Marek Dunin-Wasowicz, engagé à 15 ans dans la résistance polonaise, échappé de la « Marche de la mort » et témoin, 75 ans plus tard, dans l’un des derniers procès au monde de responsables nazis, celui de l’ancien garde SS Bruno Dey.

« Ils sont notre seul espoir », poursuit-il, « ils doivent se souvenir pas seulement de ceux qui sont morts – tués ou qui ne sont plus là – mais aussi que c’est arrivé et que cela ne doit pas se répéter ».

Et c’est à eux que s’adresse le Français Guy Poirot, lui dont l’existence relève du miracle. Né début 1945 dans le camp de concentration de Ravensbrück, il y a vécu ses 46 premiers jours.

« A vous, jeunes, de vous prendre en main, d’écouter ceux qui vous ont donné une conscience (…) de travailler ensemble, de réfléchir ensemble », exhorte-t-il. « La vie est un engagement ! »

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