Pourquoi les Juifs d’Asie importent-ils leurs etrogim pour Souccot ?
Avec la découverte du cédrat chinois, les débats sur la casheroute des fruits locaux ont poussé certains résidents juifs à commander en ligne des etrogim d'Israël ou d'ailleurs
TAIPEI, Taiwan (JTA) – Rebecca Kanthor, membre d’une communauté juive progressiste de Shanghai, sait qu’elle peut facilement commander des lulavim – branches de dattier – et des etrogim – cédrats – en quelques clics sur Internet.
Kanthor, qui appartient à la communauté juive Kehilat Shanghai, se connecte simplement à Taobao, l’équivalent chinois d’Amazon. Les etrogim, éléments importants du rituel de la fête de Souccot, sont connus sous le nom de xiang yuan (agrume parfumé ou cédrat) en chinois. Alors que les Juifs américains peuvent dépenser entre 20 et 200 dollars pour un seul etrog cultivé en Méditerranée, les etrogim cultivés en Chine, principalement dans la province du Yunnan, dans le sud-ouest du pays, sont disponibles sur Taobao pour environ 2 dollars l’unité.
Taobao vend également un large éventail de produits traditionnels fabriqués à partir de l’etrog, notamment du thé, des parfums, des conserves et des bonbons. Le fruit est bien connu en Chine en tant que médicament utilisé pour traiter toutes sortes de problèmes, des troubles gastriques à une toux sévère. (Les composants du lulav, l’autre élément majeur des rituels de Souccot, sont également disponibles sous forme de pot : le loulav, l’arava [branche de saule] et l’hadass [branche de myrte] se vendent environ 7 dollars au total).
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Même si les etrogim sont disponibles localement, la plupart des communautés juives d’Asie choisissent de les importer de pays tels qu’Israël ou l’Italie pour Souccot. Cela s’explique par le fait que les autorités rabbiniques chargées de la loi juive orthodoxe – halakha – débattent depuis des décennies de la question de savoir si les etrogim cultivés en Asie répondent aux normes d’utilisation rituelle.
L’etrog joue un rôle central à Souccot, lorsque les Juifs sont tenus de le tenir en agitant le loulav et en récitant les prières de la fête. L’importance rituelle du fruit a donné naissance à un marché concurrentiel : certains Juifs paient des centaines d’euros pour trouver le fruit parfait et dépensent des centaines d’euros supplémentaires pour acheter des boîtes d’etrog.
Pour les Juifs pratiquants d’aujourd’hui, les règles les plus importantes sont celles qui stipulent qu’un etrog doit être propre et sans défaut, qu’il doit conserver son pittom – la protubérance séparée de la tige – et que la plante ne doit pas être issue d’un hybride.
« Le plus important est que l’etrog est un arbre délicat », déclare le rabbin Shalom Chazan, un émissaire du mouvement hassidique Habad Loubavitch en poste à Shenzhen, en Chine. « Habituellement, les agriculteurs font un hybride entre un etrog et un citronnier pour le rendre plus résistant. De ce fait, l’etrog n’est pas casher. Nous ne savons pas si les agriculteurs chinois le font ou non, c’est pourquoi nous nous les procurons en Israël ou en Italie, et au Maroc, pour nous assurer qu’ils sont casher. »
Habad importera environ 40 etrogim pour les partager avec les huit communautés Habad de Chine cette année.
Des siècles de débats
Ces règles s’appuient sur des commentaires rabbiniques, et non sur la Torah, qui ne décrit le fruit rituel que sous le nom de pri etz hadar, interprété comme « fruit du bel arbre », « beau fruit de n’importe quel arbre » ou « fruit de choix d’un arbre ».
Les scientifiques ont retracé les origines génétiques du fruit dans le triangle du sud-ouest de la Chine, du nord du Myanmar et du nord-est de l’Inde. Aujourd’hui, l’etrog pousse encore en abondance dans cette région. Mais c’est après avoir migré que le fruit a été adopté par les anciens Juifs.
Selon David Z. Moster, spécialiste de la Bible et auteur de Etrog : How a Chinese Fruit Became A Jewish Symbol (« Etrog : Comment un fruit chinois est devenu un symbole juif »), l’etrog est le premier agrume à avoir voyagé d’Est en Ouest, probablement en raison de son écorce épaisse qui durcit au lieu de pourrir avec le temps, préservant ainsi le fruit et les graines qu’il contient. Il est arrivé en Israël entre le IVe et le IIIe siècle avant notre ère. Bien que l’on ne sache pas exactement quand l’etrog est devenu le « fruit de choix de l’arbre », il est rapidement devenu un symbole important pour distinguer les Juifs des chrétiens et des samaritains, tout en respectant les règles énoncées dans la Torah.
« Chaque communauté juive a, par le passé, trouvé ce qu’elle désirait le plus », explique Moster. « Il y a l’etrog yéménite, qui, si vous en trouvez un très bon, peut atteindre la taille d’un ballon de football (…). Beaucoup de Juifs européens recherchent [un etrog avec] un ‘gartel’ – ou ceinture (…). Aujourd’hui, dans le monde moderne, une personne comme moi peut aller à Borough Park [un quartier très orthodoxe de Brooklyn] et voir 10 000 etrogim en une seule journée. »
À l’époque moderne, la plupart des Juifs d’Occident utilisaient des etrogim cultivés dans ce qui est aujourd’hui Israël, les Caraïbes ou l’Afrique du Nord, y compris au Maroc. Mais en Orient, où la plupart des communautés juives se sont formées aux XVIIIe et XIXe siècles, les débats sur l’etrog se sont poursuivis, notamment avec la découverte du cédrat chinois « la main de Bouddha », dont les protubérances ressemblent à des doigts en raison d’une mutation génétique.
Le rabbin Asher Oser, de la synagogue historique Ohel Leah de Hong Kong, a effectué des recherches approfondies sur le sujet pour les cours qu’il a donnés. Il a découvert des documents révélant des débats entre des rabbins de Baghdad sur la main de Bouddha, qui n’est souvent pas considéré comme un etrog. (« Tous les etrogim sont des cédrats, mais tous les cédrats ne sont pas des etrogim », écrit Moster.) Le plus important, avaient écrit les rabbins, était la poursuite de la tradition.
« Dans la ville de Bagdad, nous n’autorisons pas l’arbre Dibdib, qui présente tous les signes d’un etrog, sauf qu’il est aigre », avait écrit Yosef Hayyim de Bagdad, en 1909, en réponse à des questions sur la main de Bouddha. « Si une personne se trouve dans un endroit inconnu et qu’elle trouve un fruit totalement semblable aux etrogim de l’endroit d’où elle vient, alors elle peut les utiliser. S’ils ne sont pas tout à fait semblables, ils ne doivent pas être utilisés. »
La communauté juive de Hong Kong a perpétué la tradition aujourd’hui, en commandant des etrogim en Israël ou aux États-Unis.
Thapan Dubayehudi, membre de la communauté juive de Kochi, en Inde, indique que les Juifs appréciaient les etrogim locaux provenant d’arbres situés à l’extérieur de la synagogue locale jusqu’à la fin des années 1990. Mais comme de plus en plus de Juifs voyagent chaque année entre Israël et Kochi, la communauté a décidé d’abandonner les fruits locaux et d’utiliser des fruits israéliens ramenés par des particuliers.
« Il y a des produits de haute qualité, bénis par les rabbins, qui viennent d’Israël. Alors pourquoi cultiver les variétés locales qui sont généralement plus petites et ne sont pas exactement de la même espèce ? », note Dubayehudi. « Cela fait 30 ans qu’il n’y a plus aucun arbre. »
Une sorte de sauvetage des etrogim de la Seconde Guerre mondiale
Selon les chercheurs, les etrogim provenant de ce qui est aujourd’hui Israël ou l’Irak ont longtemps été préférés en Asie. Les communautés juives de Shanghai et de Kobe, au Japon, ont reçu pendant des décennies, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des etrogim de la riche famille Abraham, des commerçants internationaux qui avaient apporté avec eux à Shanghai un plant d’etrog de Bagdad. Selon le livre de Yecheskel Leitner Operation-Torah Rescue (« Operation sauvetage de Torah »), publié en 1987, l’etrog était planté à l’extérieur de la demeure des Abraham et entretenu par des jardiniers chinois.
Leitner écrit que cette tradition a pris fin après Pearl Harbor, lorsque le patriarche David Abraham avait été envoyé dans un camp de prisonniers de guerre et que les biens de la famille avaient été saisis par les Japonais, qui avaient occupé certaines parties de la ville. La communauté juive ayant désespérément besoin du fruit rituel de Souccot, quelqu’un avait été envoyé pour escalader les murs du jardin familial et cueillir des etrogim dans le but de les redistribuer. En représailles, l’armée japonaise avait abattu l’arbre.
N’ayant pas d’autre choix, les Juifs ont donc dorénavant dû s’approvisionner en etrogim locaux et ont de nouveau été confrontés à la variété de la main de Bouddha. La communauté était face à un dilemme.
« Certains experts en halakha [loi juive] ont utilisé cet etrog pour l’observance religieuse sans prononcer la bénédiction habituelle, afin de montrer qu’ils doutaient de son authenticité », écrit Leitner. D’autres l’ont utilisé comme un rappel physique symbolique de la mitzvah, tandis que d’autres encore ont refusé de l’utiliser.
Faire preuve de créativité pour importer des etrogim
Dans le monde d’aujourd’hui, l’importation de fruits frais à travers les frontières est un processus compliqué qui peut nécessiter d’importantes formalités administratives et parfois une intervention diplomatique. Habad n’a pu importer légalement des etrogim en Chine qu’à partir de 2017, après qu’un professeur chinois d’études juives a aidé les communautés à fournir une documentation adéquate, selon un article datant de cette année-là paru sur le site web du mouvement Loubavitch. Avant cela, les émissaires devaient trouver des « alternatives créatives », explique le rabbin Shalom Greenberg de Shanghai. Quelles solutions ont donc ainsi été trouvées ?… A cette question, les émissaires Habad n’ont pas souhaité apporter de réponse.
À Taïwan, il y a des décennies, les membres de la communauté ramenaient des etrogim de Hong Kong à Taipei dans leurs bagages. Depuis l’arrivée des Habad en 2011, ils ont été importés légalement avec l’aide du bureau de représentation israélien, mais ils n’ont pas toujours été mis à la disposition de la communauté au sens large.
Aujourd’hui, la communauté juive japonaise de Tokyo reçoit également l’aide du consulat israélien et du Habad, bien que « rien n’est certain jusqu’à ce qu’ils arrivent », selon le rabbin Andrew Scheer. Le prix d’un set de lulav et d’etrog est de 150 dollars hors frais d’expédition et, à la connaissance de Scheer, les etrogim ne poussent pas localement. « S’ils pouvaient être produits localement, ce serait mieux. Comme pour les voitures, la mention ‘Made in Japan’ implique une plus haute qualité. »
L’etrog a longtemps été difficile à obtenir, précise Moster.
« Dans de nombreux territoires juifs, pour obtenir un etrog, il fallait envoyer quelqu’un faire un voyage de plusieurs milliers de kilomètres et traverser de nombreuses nations, juste pour pouvoir aller en chercher et le ramener à temps », dit-il. « L’idée qu’il soit historiquement difficile à obtenir a donc ajouté à sa valeur. »
Une communauté asiatique au moins utilise des etrogim cultivés localement depuis sa création il y a plus de 2 000 ans : les Bneï Israel, dans l’ouest de l’Inde, où le cédrat est connu sous le nom de bijora.
Dans la culture juive des Bneï Israel, la bijora apparaît à travers les traditions et les fêtes, explique Esther David, écrivaine Bneï Israel à Ahmedabad, une ville d’environ 8 millions d’habitants qui compte une communauté d’une centaine de Juifs.
« Pour les Juifs Bneï Israel, la bijora est un fruit sacré et elle est placée en offrande avec une branche de myrte sur la chaise du prophète Eliyahu, à la synagogue. La bijora est également placée sur la chaise du prophète lors de la circoncision d’un enfant juif de sexe masculin », a déclaré David. Lors d’une malida – une cérémonie d’action de grâce au prophète Eliyahu propre aux Bneï Israël – une bijora est placée sur le plateau de cérémonie.
Austen Haeems, membre de la communauté d’Ahmedabad, cultive des etrogim depuis plus de dix ans et les fournit gratuitement à la communauté. Il explique qu’ils sont cultivés naturellement (non-hybride) à partir d’une graine. Les arbres produisent 30 à 40 fruits par an.
Mais s’il n’y en a pas assez pour tout le monde, les bijoras sont facilement disponibles sur les marchés locaux pour environ 100 roupies, soit 1,20 dollar, tout au long de l’année.
« Sur ma table à manger, vous trouverez toujours un etrog. Ma femme le garde jusqu’à ce qu’il se dessèche », explique Haeems.
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