Quand des femmes de Chicago contournaient la loi pour réaliser 11 000 avortements
Depuis le 8 juin, le documentaire de HBO "The Janes" nous ramène à l'ère pré Roe v. Wade, où les femmes ne pouvaient pas subir d’interruption de grossesse librement
En mai 1972, sept jeunes femmes ont été arrêtées par des inspecteurs de la brigade criminelle de Chicago et ont chacune été poursuivies pour 11 chefs d’accusation d’avortement et de conspiration en vue de réaliser des avortements. Si les femmes – dont certaines étaient mères de jeunes enfants – avaient été reconnues coupables de ces délits, elles auraient pu encourir jusqu’à 110 ans de prison.
En 1972, l’avortement était encore interdit ou sévèrement limité dans la quasi-totalité des États-Unis. Cela a changé en janvier 1973, avec l’arrêt historique de de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Roe v. Wade, qui a invalidé de nombreuses lois fédérales et étatiques contre l’avortement et accordé une protection constitutionnelle au droit des femmes leur permettant de choisir d’interrompre une grossesse.
Cependant, en toute connaissance des risques encourus, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, les femmes arrêtées et une vingtaine d’autres ont outrepassé la loi de l’Illinois durant plusieurs années en organisant des avortements illégaux sur environ 11 000 femmes de la région de Chicago.
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Ce groupe secret se faisait appeler « The Service ». Le nouveau documentaire, « The Janes« , tire son titre du nom de code utilisé par les femmes de ce groupe. Elles passaient des annonces dans les journaux locaux et affichaient des prospectus avec un numéro de téléphone et une simple instruction : « Enceinte ? Appelez Jane ». Il n’a pas fallu longtemps pour que les femmes et les jeunes filles ayant désespérément besoin d’un avortement comprennent et décrochent leur téléphone.
Beaucoup de membres du Service étaient juives. Sa fondatrice, Heather Booth, et trois des sept femmes qui ont été arrêtées l’étaient également. Le Service est né des conseils en matière d’avortement fournis par Booth, qui, poussée par les valeurs juives de justice sociale, était déjà une militante pour les droits civiques. Elle est par la suite, devenue une organisatrice nationale pour d’autres causes progressistes.
La première de « The Janes », diffusé le 8 juin sur HBO, ne pouvait pas mieux tomber, car, selon un projet d’avis qui a fait l’objet d’une fuite, l’actuelle Cour suprême des États-Unis était sur le point d’annuler l’arrêt Roe et de laisser le droit à l’avortement à la discrétion de chaque État.
« Aucune personne ayant un utérus et en âge de procréer aujourd’hui n’est née durant l’ère pré-Roe, nous devons donc nous appuyer sur ces histoires et ces témoignages. Ces droits sont considérés comme acquis. Le documentaire dresse un portrait assez brutal de celles qui ont le plus à perdre, de celles qui sont les plus touchées de manière disproportionnée lorsque les lois sur l’avortement varieront d’un État à l’autre », a déclaré Tia Lessin, qui a réalisé le documentaire avec Emma Pildes.
« The Janes » témoigne d’une époque effrayante où d’innombrables femmes qui n’étaient pas en mesure de poursuivre une grossesse avaient volontairement recours à des avortements clandestins. En conséquence, les salles des hôpitaux étaient constamment bondées et il n’était pas rare que des femmes meurent de blessures ou d’infections internes.
« Je pense que nous montrons que bien que l’avortement soit illégal, les femmes ne cessent pas pour autant de se faire avorter. Cela signifie simplement qu’elles ne peuvent pas se faire avorter en toute sécurité. Nous devons en tenir compte, quel que soit le camp auquel nous appartenons. C’est un fait », a déclaré Lessin, basée à New York, lors d’une récente conversation avec le Times of Israel.
Le documentaire comprend des entretiens avec 17 des « Janes ». Parmi les autres intervenants, on retrouve des maris qui les ont soutenues, un médecin et une infirmière qui ont travaillé dans le service des avortements à l’hôpital du comté de Cook, et ceux qui ont aidé à collecter des fonds pour couvrir les frais et les dépenses que les patientes ne pouvaient pas payer.
« Il faut tout un village pour faire fonctionner un service d’avortement », a déclaré Lessin.
Les « têtes parlantes » sont entrecoupées d’images d’archives très évocatrices et de séquences filmées en 8 mm à Chicago à la fin des années 1960 et au début des années 1970, période qui a été politiquement et socialement instable.
Lessin et Pildes ont choisi de centrer le documentaire sur l’expérience vécue par femmes à cette époque, alors que la pilule était encore nouvelle et que la contraception n’était pas accessible aux célibataires.
Booth, à l’origine du Service, s’est souvenue lors d’une interview accordée au Times of Israel, qu’une nuit, elle est rentrée dans son dortoir de l’université de Chicago après le couvre-feu parce qu’elle avait consolé une amie qui avait rompu avec son petit ami.
« On m’a fouillée à la recherche de pilules contraceptives. J’étais outrée qu’ils pensent que je puisse dissimuler des pilules contraceptives, outrée qu’ils me fouillent pour en trouver. C’était une époque très différente », a-t-elle raconté.
En 1965, un ami a demandé de l’aide à Heather Booth, qui était étudiante de premier cycle à l’époque, car sa sœur était enceinte et au bord du suicide. Heather Booth a contacté la branche médicale du mouvement des droits civiques, qui l’a orientée vers le docteur Theodore R. Mason Howard. Howard a pratiqué l’avortement sur la sœur de l’ami en question et plus tard d’autres jeunes femmes ont fait appel à Booth. Lorsque Howard a été arrêté, Booth a trouvé d’autres médecins capables de pratiquer des avortements en toute sécurité.
Lors d’une conversation avec le Times of Israel depuis son domicile à Washington, DC, Booth a déclaré qu’elle ne se souvenait pas du nombre de femmes qu’elle avait aidées. Elle n’en a parlé que bien plus tard.
« C’était illégal, je n’en ai pas parlé », a-t-elle déclaré.
Booth a expliqué qu’elle ne voulait pas être arrêtée, mais qu’elle n’en avait pas eu peur, après son arrestation dans le Mississippi en 1964 alors qu’elle marchait pacifiquement avec une pancarte « Freedom Now » (Liberté maintenant) dans le cadre d’une campagne d’inscriptions électorales.
En 1968, le travail d’accueil, d’orientation et de suivi est devenu trop lourd pour que Booth puisse s’en occuper seule. Ce qui n’était au départ qu’un « acte d’altruisme et de gentillesse envers un autre être humain » s’est transformé en un service d’avortement très actif.
« Ce n’est qu’avec le temps que j’ai pris conscience de l’ampleur du problème », déclare Booth dans le documentaire.
« Je me suis retirée pour des raisons personnelles. J’étais à l’université, j’allais avoir mon premier enfant, je travaillais à temps plein et j’avais une vie très active. C’était trop, et de plus en plus de femmes avaient besoin de notre aide. Cela me prenait énormément de temps », a déclaré Booth.
Booth a recruté d’autres femmes pour prendre la relève, et en 1969, le Service s’est formé. Ces femmes n’étaient pas simplement intéressées par le fait de faire reconnaître le problème de l’avortement, de collecter des données à ce sujet ou de se battre pour sa légalisation. Elles voulaient passer à l’action et avoir un impact direct et immédiat sur la vie des femmes. Certaines des Janes avaient elles-mêmes subi d’horribles avortements illégaux et voulaient éviter que d’autres femmes aient à subir la même chose.
Les Janes ont mis au point un système clandestin consistant à installer un accueil et une salle d’attente (« le front ») à un endroit, et un lieu où procéder aux avortements (« le lieu ») dans un autre. Les « lieux » changeaient constamment ; les avortements étaient pratiqués dans les maisons des femmes ou dans celles de leurs amies. Les Janes se relayaient pour s’occuper du « front » et du « lieu », et pour faire la navette en voiture entre les deux endroits.
Les femmes tenaient à jour une liste de médecins auxquels elles pouvaient faire appel pour pratiquer les avortements ou pour les remplacer en cas de complications médicales. Cependant, d’après le documentaire, il apparaît que le principal « avorteur » était un homme nommé « Mike », qui avait été initialement recruté par Booth. Les femmes du service pensaient que Mike, qui était très compétent et avait un bon contact avec les patientes, était un médecin. Elles ont été choquées de découvrir qu’il s’agissait, en réalité, d’un ouvrier du bâtiment qui s’était entraîné à pratiquer des avortements en se faisant passer pour un médecin qui venait de Detroit durant les week-ends.
Mike, qui cherchait à se retirer du commerce illégal de l’avortement, était prêt à former les femmes du Service à pratiquer elles-mêmes des avortements. Les femmes se sont dit que si Mike, qui n’était pas médecin, pouvait le faire, elles le pourraient aussi.
Le danger s’est accru, mais la plupart des femmes ne se sont pas découragées.
« Je ne dirais pas qu’elles étaient imprudentes, mais elles étaient engagées. Il s’agissait principalement de femmes blanches de la classe moyenne qui avaient une conception différente des conséquences. Elles comprenaient et n’étaient pas idiotes. Elles comprenaient les conséquences potentielles, mais elles comprenaient aussi, d’une certaine manière, que leur privilège de « blanches » pourrait les protéger. Et comme l’une d’entre elles le dit dans le documentaire, elles s’en sont tirées pendent si longtemps qu’elles se sont laissées bercer par ce sentiment d’impunité », a déclaré Lessin.
« C’était hardcore, mais c’était dans l’air du temps. Elles se sont inspirées du mouvement des droits civiques, du mouvement anti-guerre et du mouvement étudiant ; la désobéissance civile et la résistance à l’autorité étaient dans l’air du temps. Elles enfreignaient la loi, mais elles faisaient leur part pour sauver des vies », a-t-elle ajouté.
« The Janes » présente également un autre groupe qui a défié la loi pour aider les femmes à pouvoir subir des avortements en toute sécurité. Le Clergy Consultation Service on Problem Pregnancies (CCSPP) a été fondé par le révérend baptiste Spencer Parsons, doyen de la Rockefeller Memorial Chapel de l’université de Chicago, qui s’est associé à des membres du clergé protestant et juif partageant les mêmes convictions.
Un membre du CCSPP, le rabbin Max Ticktin, a eu des ennuis judiciaires. Alors que Ticktin était en voyage en Israël en 1970, son bureau au Hillel de l’Université de Chicago a été perquisitionné par la police. Ticktin a été accusé de conspiration en vue de commettre un avortement pour avoir adressé une femme à un médecin du Michigan. L’indignation était générale, et le CCSPP a soutenu Ticktin. Finalement, le procureur du Michigan a abandonné les charges.
L’histoire de ce service a fait l’objet de deux longs métrages, « Call Jane » (2022) et « Ask for Jane » (2018). Interrogée sur les avantages de couvrir cette histoire importante par le biais d’un documentaire, Lessin a déclaré que l’histoire des Janes était si convaincante qu’elle n’avait pas besoin d’être romancée.
« C’est une histoire formidable. En dehors du cadre de la politique, c’est une histoire de cape et d’épée… Elles avaient cette organisation tacite, elles étaient sournoises, elles étaient habiles, elles étaient extraordinairement ingénieuses. Elles auraient pu braquer des banques ou rejoindre le Weather Underground. Mais ici, elles venaient en aide aux femmes dans le besoin », a déclaré Lessin.
« Tout est question d’histoire – fiction ou non. Dans ce cas, le scénario a été en quelque sorte écrit pour nous au travers d’événements réels. Nous n’avons pas eu besoin d’enjoliver quoi que ce soit. Nous n’avons pas eu à inventer de personnages. La réalité, peut être parfois plus étrange que la fiction. Tout ce que nous avions à faire, c’était de nous écarter des sentiers battus et d’utiliser notre métier pour aider à raconter l’histoire de manière convaincante », a déclaré Lessin.
Un demi-siècle après l’arrêt Roe, une enquête récente réalisée par Pew a révélé qu’une majorité d’Américains considèrent que l’avortement devrait être légal dans tous ou la plupart des cas. La première Jane, Heather Booth, a-t-elle jamais pensé que le droit constitutionnel d’interrompre une grossesse serait, un jour, remis en question ?
« Au départ, je ne pensais pas que nous aurions à revivre ce combat, mais aussi horrifiée que je puisse être, je ne suis pas choquée par cette situation. Je sais pertinemment qu’il y a des forces politiques partisanes, influencées par la foi religieuse, qui sont à l’origine de cette situation et je sais que le combat doit continuer », a déclaré Booth.
Pour en savoir plus sur « Roe v. Wade », écoutez cet épisode en anglais du podcast du Times of Israel, de Times Will Tell :
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