Ukraine : Une firme israélienne a-t-elle harcelé des activistes pro-démocratie ?
En prenant prétendument pour cible des réformateurs ukrainiens, Psy-Group aurait servi des intérêts russes et soulevé des questions troublantes sur ses allégeances
Au printemps de l’année 2017, Daria Kaleniuk, activiste anti-corruption en Ukraine, a remarqué une vidéo à son sujet qui circulait sur Internet.
« Les autorités ont annoncé dimanche qu’elles avaient progressé dans l’enquête sur l’AntAC, le Centre d’action anti-corruption placé sous la direction de Daria Kaleniuk », annonçait à l’écran un présentateur à l’allure soignée et qui s’exprimait avec l’accent du Yorkshire, « concernant l’octroi d’une subvention de deux millions de dollars allouée pour des réformes au bureau du Procureur-général ».
Le présentateur prétendait ensuite que Kaleniuk avait détourné l’argent de cette subvention, fourni par l’ambassade des Etats-Unis en faveur de réformes anti-corruption – laissant entendre que la jeune avocate et militante était elle-même corrompue.
Il y avait eu toutefois un problème de taille avec cette vidéo : C’était une Infox. Une enquête en ligne avait permis d’établir rapidement que ce présentateur était un acteur qui proposait ses services via le site Fiverr. Un second clip en circulation – tout aussi mensonger – devait également servir à lancer des accusations similaires contre le co-fondateur, aux côtés de Kaleniuk, d’AntAC : Vitaly Shabunin.
« Les vidéos étaient très manifestement des fakes », explique Kalenoik au Times of Israel, « créées pour nous discréditer et nuire à notre réputation. C’était une période pendant laquelle l’AntAC a subi des pressions significatives de la part de responsables corrompus ici, en Ukraine ».
Mais qui a conçu ces vidéos ?
Deux ans après la diffusion des vidéos sur la Toile, un reportage réalisé par le journaliste indépendant Scott Stedman, sur la base de documents trouvés dans des tribunaux canadiens, a révélé qu’elles auraient été réalisées par une firme de renseignement privée israélienne, le Psy-Group.
Le Psy-Group avait déjà fait l’actualité dans le passé : Le New York Times avait ainsi fait savoir, au mois de mai 2018, que le FBI s’était rendu au sein de l’Etat juif deux mois plus tôt, se saisissant, selon certaines informations, d’une partie des ordinateurs de la firme.
Selon le journal, la compagnie avait retenu l’attention des autorités américaines : Elle était soupçonnée d’avoir aidé l’équipe du candidat à la présidentielle de l’époque, Donald Trump, à manipuler l’opinion sur les réseaux sociaux, tout en lui apportant une couverture, pendant la campagne électorale aux Etats-Unis.
Le département de la Justice américain n’a, depuis, lancé aucune accusation à l’encontre du Psy-Group ou de ses cadres.
Kaleniuk se souvient avoir été sidérée lorsqu’elle a appris que le Psy-Group était à l’origine des vidéos l’incriminant et incriminant également le co-fondeur de son organisation.
« J’ai une question à poser au gouvernement israélien », explique Kaleniuk lors d’un entretien téléphonique accordé depuis l’Ukraine au Times of Israel.
« Comment est-il possible qu’une compagnie israélienne privée puisse intimider des organisations de la société civile comme la mienne en Ukraine ? Et pourquoi n’y a-t-il aucune réaction de la part du gouvernement israélien ? Comment le travail de ces compagnies privées de renseignement est-il régulé – s’il l’est – en Israël ? », interroge-t-elle.
Une industrie dérégulée ?
Régulièrement, au cours des dernières années, des révélations dérangeantes ont émergé faisant état de firmes privées du renseignement, en Israël, qui seraient venues en aide aux régimes autoritaires – en surveillant les dissidents, en faisant circuler des camionnettes dotées d’équipements d’espionnage high-tech dans les pays étrangers, ou en organisant des campagnes d’intervention dissimulées dans les élections de différents pays du monde.
Les réels clients de ces firmes restent souvent indéterminés – tout comme la raison pour laquelle le gouvernement israélien semble détourner le regard face à ce type d’activités.
De plus, selon des documents qui ont été vus par le Times of Israel, le Psy-Group, aujourd’hui disparu, était la propriété d’une entreprise des îles Vierges britanniques étroitement associée à Gazprombank – qui appartient partiellement au gouvernement russe.
Kaleniuk déclare au Times of Israel que ceux qui, selon elle, sont à l’origine de ces fausses vidéos entretiennent également des liens présumés avec Gazprombank, ce qui laisse entrevoir un alignement d’intérêts étrange et inexpliqué – et révélé ici pour la toute première fois – entre une entreprise israélienne dont les employés sont d’anciens agents du renseignement et le gouvernement russe.
Un tel alignement met en exergue des questions dérangeantes sur l’ampleur du financement par des entités étrangères de l’économie des start-ups spécialisées dans la cybersécurité, dans les renseignements privés ou dans le commerce frauduleux en ligne – un pan de l’économie israélienne qui reste dans l’ombre – et amène également à se demander dans quelle mesure ces firmes peuvent prendre leurs ordres auprès de ces mêmes entités. Les réponses à ces interrogations, qui restent dans le flou, pourraient se révéler destructrices pour la société et pour la démocratie israéliennes.
Ce qui apparaît également de manière frappante, c’est le manque de connaissances en général sur les campagnes de désinformation en ligne menées par des Israéliens, sur leurs cibles potentielles et sur leur envergure. La seule raison pour laquelle des informations ont émergé concernant les activités d’une seule firme, le Psy-Group, n’a rien à voir avec le travail mené par des groupes de veille ou par la police israélienne – elle est le résultat d’une plainte déposée au Canada et de reportages d’informations consacrés à une enquête du FBI.
Le Psy-Group avait été fondé, fin 2014, par un ressortissant israélo-australien, Joel Zamel, et un ancien agent des renseignements militaires, Royi Burstien. « Psy-Group » était devenu le nom commercial d’une firme israélienne appelée Invop Ltd. qui était la propriété d’une compagnie chypriote, Ioco Ltd., dont le directeur était Zamel et qui appartenait à une autre entreprise offshore.
Au mois de juillet 2016, la propriété d’Ioco Ltd, à Chypre, avait été transférée à une firme des îles Vierges britanniques connue sous le nom de Protexer Ltd.
Invop Ltd., la compagnie israélienne, avait été mise en liquidation au mois d’avril 2018.
« Les enquêteurs ont interrogé de nombreux témoins à Washington, à New York, à Atlanta, à Tel Aviv et ailleurs sur l’aide étrangère qui a pu être promise ou acceptée, et pour déterminer si cette assistance a été coordonnée avec la Russie, selon les témoins et d’autres personnes proches de l’interrogatoire », avait noté l’article paru au mois de mai 2018 dans le New York Times.
Le journal faisait aussi savoir que l’une des entreprises de Zamel avait travaillé, dans le passé, avec les oligarques russes Oleg Deripaska et Dmitry Rybolovlev, menant prétendument des campagnes sur internet contre leurs adversaires commerciaux.
Selon ses contenus de marketing, le Psy-Group offrait des services de collecte de renseignement, de gestion de perception et de campagnes d’influence sur les réseaux sociaux à des clients privés. Il s’enorgueillissait de ce qu’un grand nombre de ses employés étaient des anciens agents du renseignement israélien et il proposait même des services d’espionnage, sur le terrain, qui incluaient l’utilisation de « guet-apens ».
Ecrivant dans le New Yorker, les journalistes Adam Entous et Ronan Farrow avaient surnommé la firme de « Mossad privé à embaucher ».
Contactées par les journalistes, l’équipe de campagne de Trump et Zamel avaient tous les deux nié toute campagne d’influence en faveur de l’actuel président des Etats-Unis de la part du Psy-Group.
Une source proche du Psy-Group a insisté auprès du Times of Israel sur le fait que tout lien susceptible d’apparaître entre l’entreprise et les Russes relevait de la coïncidence et que sa structure compliquée en termes de propriété – qui impliquait des firmes dans de multiples juridictions – avait été mise en place pour des raisons commerciales légitimes.
De fausses vidéos aux conséquences bien réelles
Kaleniuk et les personnes qui, selon elle, ont mis au point les vidéos mensongères à son sujet représentent les deux belligérants d’une bataille, en Ukraine, qui est apparue au grand jour pendant le procès pour impeachment du président américain Donald Trump.
D’un côté, les organisations réformistes pro-occidentales en Ukraine, comme c’est le cas d’AntAC, et les diplomates américains – accompagnés par les autres gouvernements occidentaux qui leur ont apporté leur soutien. L’AntAC avait été fondée en 2011 pour contrôler et encourager les forces chargées de l’application de la loi dans leurs enquêtes sur des actes de corruption.
« L’AntAC est un groupe de sensibilisation qui a été créé pour porter à l’attention du public les problèmes liés à la corruption, pour prôner de meilleures lois et un meilleur système de poursuites judiciaires et, à certaines occasions, il a également participé à des activités de renforcement des capacités qui ont été financées par les Etats-Unis », avait expliqué George Kent, vice-secrétaire d’Etat pour les Affaires européennes et eurasiennes, devant la Commission américaine des renseignements de la Chambre, au mois d’octobre 2019.
Les Etats-Unis appliquent une politique de longue haleine de promotion de la démocratie à l’étranger et ils ont pu apporter leur soutien à des ONG – comme AntAc – en partant du principe qu’un gouvernement propre permettrait de rapprocher l’Ukraine de l’Occident en l’éloignant de l’influence russe.
« Les Ukrainiens comprennent que la corruption les place dans une situation de vulnérabilité face à la Russie. C’est pour cela qu’ils avaient lancé la révolution de la Dignité, en 2014, en demandant de faire partie de l’Europe, en demandant la transformation du système, en demandant de vivre sous les règles de l’Etat de droit », avait pour sa part commenté l’ancienne envoyée américaine en Ukraine, Marie Yovanovitch, devant la commission des Renseignements de la Chambre au mois de novembre.
Mais, d’un autre côté, l’AntAC et d’autres organisations à but non-lucratif en Ukraine se sont faits un grand nombre d’ennemis – notamment certains Ukrainiens pro-russes et leurs soutiens étrangers qui s’opposent au type de réformes prônées par les ONGs – ou qui auraient beaucoup à perdre si elles devaient être adoptées.
Parmi ces adversaires, l’ancien maire de New York, Rudy Giuliani, qui avait accusé les activistes de l’AntAC, dans des interviews télévisées, d’être des agents du philanthrope milliardaire George Soros.
« George Soros avait une ONG qui s’appelle AntAC, » avait clamé Giuliani dans un entretien accordé à CNN, le 20 septembre. « C’est l’AntAC qui est à l’origine de toutes ces informations sales qui ont servi à créer un faux document dont l’unique objectif était d’incriminer Manafort ».
Paul Manafort, qui avait été le directeur de campagne du président Trump du mois de juin au mois d’août 2016, a été condamné aux Etats-Unis pour fraude fiscale et pour fraude bancaire, ainsi que pour lobbying illicite après plus d’une décennie de carrière de consultant et de lobbyiste au service de politiciens ukrainiens pro-russes.
Au mois de mars 2019, il a été condamné à un total de sept ans et demi de prison et il a été assigné à domicile, le mois dernier, dans le contexte de la crise entraînée par le coronavirus. Giuliani a, de manière répétée, évoqué la théorie selon laquelle Soros aurait demandé à l’AntAC de fabriquer des preuves de toutes pièces qui auraient incriminé Manafort – à tort.
En fait, cela avait été le NABU – bureau anti-corruption d’Ukraine, soutenu par les Occidentaux – et non l’AntAC qui avait présenté les preuves attestant de la remise à Manafort de la somme de 12,7 millions de dollars des mains du parti des Régions de l’ex-président ukrainien déchu, Viktor Yanukovych.
Autre adversaire de l’AntAC, l’ancien procureur-général de l’Ukraine, Yuriy Lutsenko, qui avait ouvert une enquête consacrée à l’organisation et qui aurait transmis à Giuliani des informations soi-disant préjudiciables sur le candidat démocrate à la présidentielle Joe Biden.
Les deux fausses vidéos datant du mois de mai 2017, et qui auraient été produites par le Psy-Group, ont rassemblé plus de 22 000 « vues » en circulant sur internet. Certains médias ukrainiens les ont par ailleurs évoquées comme si elles étaient authentiques, selon le Wall Street Journal.
Le 23 mai 2017, à peu près au même moment que la diffusion des vidéos, un membre ukrainien du Parlement, Pavel Pynzenyk, avait projeté un documentaire intitulé « Comment l’AntAC dépense l’argent des subventions » – un documentaire qui s’était concentré sur les mêmes thématiques que les vidéos et qui avait tenté de mettre en évidence de possibles détournements d’argent de la part des dirigeants de l’ONG.
Pynzenyk avait déclaré devant les membres du Parlement qu’il avait l’intention de soumettre des preuves d’activités pénalement répréhensibles au bureau du procureur-général, aux autorités fiscales et aux gouvernements occidentaux.
« Malgré les salaires élevés des membres de cette association [le centre d’action anti-corruption], des fonds supplémentaires ont été transférés à des entrepreneurs individuels », avait-il affirmé.
Le 2 août 2017, l’AntAC avait annoncé que la police fiscale ukrainienne avait ouvert un dossier criminel contre l’organisation.
« C’est la continuation cohérente de la campagne menée à notre encontre et l’objectif poursuivi est la destruction de l’organisation », avait déclaré Shabunin dans un communiqué de presse.
Kaleniuk dit ne pas avoir été surprise par les vidéos, son ONG ayant été amenée à se battre contre les campagnes de désinformation depuis sa fondation en 2011.
« Nous sommes soumis aux pressions constantes d’armées entières de trolls ukrainiens et d’agences corrompues qui sont pourtant chargées de faire respecter la loi », s’exclame-t-elle. Le co-fondateur du groupe, Shabunin, avait été aspergé d’un liquide vert, au mois de juillet 2018, un incident qui avait entraîné des brûlures chimiques à ses deux yeux.
La facilité de rester anonyme sur internet
Quand Kalneniuk et Shabunin avaient initialement tenté de découvrir qui était responsable des deux fausses vidéos, ils n’étaient pas allés loin. La chaîne YouTube qui les hébergeait s’appelait « Storozh Ukraina » ou « le veilleur ukrainien ».
Un site affichant le même nom et le même logo était apparu sur internet vingt-quatre heures après la diffusion du premier clip. Il recensait exclusivement les accusations de corruption proférées à l’encontre des activistes de l’AntAC. Mais il avait été enregistré via eNom, Inc., qui permet de garantir l’anonymat des propriétaires des sites répertoriés.
Il n’y avait pas non plus de noms d’éventuels auteurs sur le site lui-même, qui disait seulement, et de manière vague, que « nous sommes une organisation qui cherche à rendre le pays aussi indépendant et fort qu’il devrait l’être ».
« Nous sommes un groupe d’Ukrainiens désireux de ne plus voir notre pays continuer à servir des intérêts étrangers : Ni Russes, ni Allemands, ni Américains. Nous ferons connaître les responsables corrompus et les agents étrangers partout où nous les trouverons, à l’est ou à l’ouest ».
Les leaders de l’AntAC nourrissaient toutefois de forts soupçons : ceux que l’un des oligarques ou hommes politiques qui faisaient l’objet d’une enquête du NABU – bureau national d’anti-corruption en Ukraine – se trouve à l’origine des clips diffusés sur le site internet Storozh Ukraina et du site lui-même.
Le NABU est une instance d’investigation similaire au FBI qui enquête sur la corruption des politiciens et hommes d’affaires de haut-rang. Il avait été mis en place par le gouvernement ukrainien en 2014 – c’était l’une des conditions préalables nécessaires pour bénéficier de prêts du Fonds monétaire international et pour l’octroi, par l’Union européenne, d’une exemption de visa pour les Ukrainiens.
Suivre les indices
Il aura fallu un article d’information sans lien avec l’affaire écrit depuis un pays éloigné ainsi qu’une série de coïncidences pour finalement trouver une indication de l’implication présumée d’Israéliens dans la campagne de désinformation menée contre l’AntAC.
Le 5 octobre 2017, le New York Times avait ainsi publié un article décrivant des décennies d’accusations de harcèlement et autres agressions sexuelles à l’encontre du magnat de Hollywood, Harvey Weinstein. Un mois plus tard, le Daily Mail avait révélé l’identité d’une employée d’une entreprise de renseignement privée israélienne, Black Cube, qui s’était liée d’amitié avec l’actrice Rose McGowan, l’une des accusatrices de Weinstein. Cette femme, selon l’article, s’appelait Stella Penn Pechanac.
« La belle espionne blonde qui a trompé Rose McGowan en la rencontrant en privé tout en travaillant sous couverture pour Harvey Weinstein est une trentenaire, une ancienne militaire israélienne nommée Stella Penn, » avait indiqué le Daily Mail.
Pas loin de là, au Canada, les employés d’un fonds de capital-risque, West Face Capital, avaient vu la photographie de Pechanac dans les journaux d’information et ils l’avaient immédiatement reconnue.
West Face Capital était à l’époque au cœur d’un conflit juridique complexe qui l’opposait à un fonds de capital-risque canadien rival, appelé Catalyst Capital. Lorsque les membres du personnel avaient vu Penechac, ils avaient tout de suite identifié cette femme qui avait approché plusieurs employés de l’entreprise, leur proposant des emplois à Londres et à Hong-Kong pour des firmes qui, devaient-ils réaliser plus tard, n’existaient pas.
« Les employés concernés ont indiqué dans des déclarations sous serment qu’ils avaient réalisé ce qu’il s’était passé lorsqu’ils avaient vu des photographies dans des articles publiés au sujet du scandale Weinstein d’une agente présumée de Black Cube identifiée comme s’appelant Stella Penn, une ancienne actrice israélienne, connue également sous le nom de Stella Penn Pechanac,” avait rapporté le National Post.
West Face Capital avait finalement traduit Black Cube en justice, accusant l’entreprise d’avoir diffamé le fonds de capital-risque en utilisant des ruses et des campagnes de désinformation sales. Un autre accusé avait aussi été désigné : Le Psy-Group.
Le Psy-Group ne s’était pas défendu face à cette plainte. La firme avait été « notée en défaut » par la cour de l’Ontario, ce qui signifie qu’elle ne s’était pas défendue dans le cadre de ce litige.
La firme Black Cube avait déclaré, dans sa défense, avoir été embauchée par Catalyst dans un dessein de « soutien dans le cadre d’un contentieux », que ses rencontres avec les cadres de l’entreprise n’avaient pas été illégales et que la compagnie n’avait jamais pris part à une campagne de diffamation présumée contre West Face Capital.
Une déclaration sous serment soumise par la journaliste du National Post avait raconté la manière dont un employé du Psy-Group aurait travaillé en tandem avec Black Cube. Selon Blatchford, le journaliste israélien Emmanuel Rosen, qui utilisait son vrai nom et qui travaillait à plein temps pour le Psy-Group à l’époque, avait tenté de lancer une histoire à son intention sur le conflit opposant West Face Capital et Catalyst Capital, en utilisant des informations qui auraient été subrepticement collectées par Black Cube.
« Le 12 octobre 2017, j’ai rencontré en personne Rosen à l’hôtel Broadview dans l’East end, à Toronto. Rosen m’a dit son vrai nom et il m’a un peu expliqué ce qu’il faisait. Il m’a dit qu’il était journaliste et réalisateur de documentaire originaire d’Israël », avait écrit Blatchford dans sa déclaration sous serment. « Rosen a tenté de me convaincre de publier un article (ou des articles) au sujet du juge Newbould et de West Face. »
Le Times of Israel a cherché à joindre Rosen pour obtenir sa réaction face à la déclaration sous serment faite par Blatchford. Le journal n’avait pas obtenu de réponse au moment de la publication de cet article.
Si les employés de West Face Capital n’étaient pas tombés par hasard sur les articles écrits sur Black Cube et Harvey Weinstein, les activistes anti-corruption ukrainiens pourraient ne jamais avoir découvert que le Psy-Group pouvait être à l’origine de la campagne vidéo à leur encontre. Il aura fallu un contentieux dans un fonds de capital-risque, avec les ressources nécessaires pour mener une enquête en profondeur, pour seulement commencer à dévoiler certaines des activités présumées du Psy-Group.
Un sosie de Stanley Tucci
Alors que West Face Capital tentait d’en savoir plus sur l’origine des éléments prétendument diffamatoires qui avaient été postés sur l’entreprise en ligne, la firme avait trouvé une série d’adresses courriel qui, selon elle, étaient liées aux employés du Psy-Group et elle avait assigné à comparaître plusieurs grandes entreprises technologiques, notamment Google et PayPal, pour en apprendre davantage.
Et c’est ainsi que le fonds de capital-risque était remonté jusqu’à une autre actrice dans le drame des activités présumées du Psy-Group : Une femme vivant en Croatie qui s’appelait Maja Bogovic, et qui avait semblé avoir été embauchée, soi-disant, par un cadre du Psy-Group sur internet.
Dans sa déclaration sur l’honneur, la femme croate avait déclaré qu’au mois de septembre 2016, elle avait été approchée via LinkedIn et embauchée comme assistante personnelle d’un homme nommé « Francesco Gianelli » qui avait clamé être consultant en management à Hong Kong. Cette femme dit dorénavant croire que Francesco Gianelli était un nom d’emprunt – mais qu’elle avait rencontré un individu s’identifiant sous ce nom à deux occasions, une fois dans le couloir d’un hôtel de Zagreb et à une autre reprise, lorsque l’homme lui avait payé un vol pour qu’elle se rende à une réunion à Larnaca, à Chypre.
« Gianelli et moi nous sommes rencontrés pour la première fois à l’hôtel Westin, à Zagreb. C’était un homme bien habillé, vêtu d’un costume, et je me souviens qu’il portait des lunettes et qu’il était chauve. Au premier coup d’oeil, il m’a fait penser à un acteur, Stanley Tucci. Nous avons parlé de nos vies personnelles respectives. Il m’a dit qu’il était Italien et qu’il avait fréquenté l’université de Milan. Il m’a dit qu’il avait travaillé en Inde et qu’au moment de notre rencontre, il travaillait pour Contrell, à Hong-Kong. Il m’a raconté qu’il était marié, qu’il avait trois enfants et un chien ».
« Gianelli » avait demandé à la femme, via courriel et Whatsapp, d’accomplir diverses missions – comme répertorier des entreprises aux îles Vierges et acheter des noms de domaine. Elle n’avait jamais pleinement compris la raison pour laquelle elle devait exécuter ces divers travaux.
Parmi les tâches mentionnées par la femme dans sa déclaration sur l’honneur, payer des vidéos sur Fiverr au sujet des activistes anti-corruption ukrainiens.
« Le 4 mai 2017, Gianelli m’a envoyé un courriel avec pour instruction de me connecter à un compte du site internet Fiverr.com », avait-elle écrit dans sa déclaration sur l’honneur, « qui est aussi un site offrant un marché où les utilisateurs peuvent acheter différents services en freelance sur demande. Gianelli m’a fourni un nom d’utilisateur (carlosc1234) et une adresse courriel (carloscavo@mail.com) pour que je puisse me connecter. Puis il m’a demandé d’acheter deux articles qui étaient placés dans le ‘panier’ virtuel de l’utilisateur pour un montant total de 168 dollars américains. Les deux services que Gianelli m’a demandé d’acheter étaient : (1) la création d’une Annonce commerciale VIDEO de type information de dernière minute » et (2) la création d’une « vidéo d’information type porte-parole en vidéo HD ». J’ai ensuite appris que les deux achats auxquels j’ai procédé sur instruction sur le site Fiverr.com avaient entraîné la création des deux vidéos qui ont été diffusées sur YouTube au mois de mai 2017″.
La femme avait clamé dans son témoignage qu’il lui avait été demandé de créer un compte gmail sous un faux nom pour accomplir ses tâches. Quand Google l’avait informée que le géant internat avait reçu une assignation à comparaître concernant cette adresse courriel qu’elle avait elle-même créée, elle avait écrit à « Francesco Gianelli », son patron – qui, à son grand étonnement, avait disparu.
« Au mois de décembre 2017, j’ai tenté d’envoyer un courriel à Gianelli et à Emma [son assistante] », avait-elle dit dans sa déclaration, « mais j’ai reçu en réponse un message automatique me signalant que l’adresse courriel n’existait plus. Et j’ai été dans l’incapacité d’entrer en contact avec eux via WhatsApp. C’est à ce moment-là que, pour la première fois, j’ai été sceptique sur la situation. J’ai cherché le profil de Gianelli sur Linkedln : il était introuvable. J’ai aussi recherché le site internet de Contrell et, là encore, je n’ai pas pu le trouver. Alors j’ai eu peur et je me suis inquiétée de ce que, peut-être, j’avais eu affaire à des gens qui ne m’avaient pas dit qui ils étaient vraiment. Je me suis sentie très naïve et stupide d’avoir été ainsi utilisée ».
West Face Capital a prétendu dans sa plainte que « Francesco Gianelli » avait été, en fait, le faux nom d’un employé du Psy-Group qui avait embauché cette femme de manière à ce que les paiements, les enregistrements d’entreprise et de noms de domaine par le Psy-Group ne puissent jamais permettre de remonter jusqu’à la compagnie.
Le Psy-Group a-t-il produit ou payé pour les vidéos impliquant les activistes anti-corruption ukrainiens ? A cette question, la firme a refusé d’apporter une réponse officielle.
Mais qui aurait embauché le Psy-Group ?
Si – comme le prétend West Face Capital – le Psy-Group a fait appel aux services de la femme qui avait payé les vidéos dénonçant l’AntAC, qui a donc demandé à la firme israélienne de le faire ?
Tandis que le site internet Storozh Ukraina n’a pas indiqué qui se trouvait à son origine, il faut souligner qu’il avait largement salué les activités de Pavel Penzenyk, un membre du parlement ukrainien issu des rangs du parti du Front populaire. Le site avait également évoqué en longueur et avec admiration les activités d’une ONG appelée « Intérêt national » en Ukraine. Le site de cette organisation avait été créé le 22 mai 2017.
Le 23 mai, Penzenyk avait fait un discours et présenté un film réalisé par l’ONG qui accusait AntAC de détournement de fonds. Pynzenyk est un assistant de longue date de l’ancien député Mykola Martynenko, qui a été récemment inculpé en Suisse pour le blanchissement présumé d’une somme de 2,8 millions d’euros. Martynenko fait également actuellement l’objet d’une enquête de la part des autorités judiciaires suisses et tchèque.
Les procureurs prétendent qu’une firme tchèque, appelée Skoda JS – une filiale du russe Gazprombank – aurait payé des pots-de-vin à une compagnie offshore appartenant à Martynenko en échange de contrats d’approvisionnement qui auraient été attribués à Naek Energoatom, l’opérateur ukrainien public des centrales électriques du pays. Ces accusations sont particulièrement scandaleuses dans la mesure où elles suggèrent qu’une compagnie russe est devenue fournisseur d’infrastructures vitales en Ukraine grâce à des faits de corruption et dans un contexte de guerre entre les deux pays.
Martynenko nie ces accusations et clame que les enquêtes ouvertes sont purement politiques.
En fait, les documents d’enregistrement de la société montrent que la compagnie tchèque Skoda JS appartient à OMZ BV, une entreprise qui est elle-même la propriété de Gazprombank.
« La personne qui a mené une campagne contre nous était une proche associée de Mykola Martynenko qui a été mis en examen pour blanchiment d’argent » dit Kalneiuk au Times of Israel.
« On a été attaqués parce que nous protégeons le NABU », explique Kaleniuk. « Cette agence a mené une enquête sur une opération complexe de blanchiment d’argent international menée par Martynenko. Cette affaire de blanchiment d’argent implique une compagnie tchèque, Skoda JS, qui appartient en fait à Gazprombank. Le NABU a apporté la preuve que l’argent avait été utilisé par Martynenko pour des dépenses privées », dit-elle.
Les liens avec Gazprombank
Le Psy-Group israélien, dorénavant défunt, a appartenu du mois de juillet 2016 jusqu’à sa dissolution, au mois de mai 2018, à une compagnie enregistrée aux îles Vierges britanniques, Protexer Limited. Des informations ont récemment fait leur apparition ici et là – elles sont rapportées ici pour la toute première fois – et elles ont révélés que Protexer Limited, société anonyme, était associée à Gazprombank et à Gazprom Media – la plus importante compagnie de holding russe et filiale de Gazprom, conglomérat énergétique qui est la propriété du gouvernement russe.
Dans de nombreux articles et dans un livre, le journaliste américain Scott Stedman a déjà évoqué les liens extensifs entre Protexer Limitedet les entités russes.
C’est Protexer qui possédait la compagnie chypriote Ioco Limited qui, à son tour, était propriétaire d’Invop Ltd., firme israélienne qui utilisait le nom commercial de Psy-Group dans son marketing et dans sa commercialisation.
Des sources proches du Psy-Group ont expliqué au Times of Israel que les liens des autres filiales de Protexer avec la Russie relevaient d’une simple coïncidence – de la même manière que plusieurs clients peuvent fréquenter le même cabinet juridique sans pour autant entretenir de liens les uns avec les autres.
Par le biais de cette analogie, Protexer Limited aurait eu de nombreuses filiales dans différentes industries et dans différentes parties du monde. Dans les faits, Protexer Limited n’a que sept ou huit filiales connues par le public. Et toutes sont liées à la Russie, comme l’avait établi dans le passé Scott Stedman.
Stedman avait, par exemple, découvert qu’une filiale nommée M.G.T.M. Financial Services était une firme de conseil en investissement contrôlée par le milliardaire russe Mikhail Slipenchuk, ancien membre de la Duma issu des rangs de la Russie unie de Vladimir Poutine.
Stedman avait aussi découvert que Protexer Limited avait, dans le passé, contrôlé une firme polonaise dont les activités se consacraient à l’énergie solaire et qui était dirigée, à son tour, par l’UFuture Investment Group appartenant à Vasyl Khmelnytsky.
Khmelnytsky, avait écrit Stedman, « est un multimillionnaire ukrainien qui s’avère être un partenaire d’affaires de longue date des développeurs de la Trump Tower à Toronto, Alex Shnaider et Eduard Shifrin.”
Il y avait également d’autres connexions.
« Une enquête sur les individus qui gèrent les entreprises-parentes des îles Vierges britanniques et du Psy-Group, ainsi que les entreprises associées, pointent du doigt le milieu de la finance russe », écrit Stedman dans son ouvrage « Real News: An Investigative Reporter Uncovers the Foundations of the Trump-Russia Conspiracy. »
« Ils travaillaient avec des Russes de haut-rang affiliés aux banques russes. Ils ont fait des affaires en Russie et ils ont pourvu aux besoins de clients russes », ajoute le livre.
De récents dossiers d’entreprises qui ont été rendus publics depuis la révélation de ces informations par Stedman révèlent une autre connexion avec Protexer.
Le 29 novembre 2018, une nouvelle compagnie avait été créée à Chypre, portant le nom de Benton Solutions Ltd. Cette entreprise, Benton Solutions (Cyprus) Ltd., avait semblé succéder à Benton Solutions Inc., qui avait été enregistrée en 2002 dans les îles Vierges britanniques.
Le nouvel actionnaire de la compagnie chypriote avait été enregistré comme étant Ecofran Marketing, Consulting and Communication Services Company Limited – qui s’était avéré être une filiale de Gazprom Media, selon les dossiers russes sur les sociétés.
Mais Ecofran Marketing, Consulting and Communication Services Company Limited n’était pas seulement une « filiale ». Selon les registres russes des sociétés, la compagnie a prêté des millions de dollars à des firmes russes qui font partie de Gazprom Media, propriété de Gazprombank. Le conglomérat énergétique Gazprom, qui est l’un des propriétaires de Gazprombank, est décrit depuis longtemps comme une « caisse noire pour les besoins officieux du Kremlin », selon le New York Times. Un grand nombre de ses cadres seraient d’anciens responsables du KGB.
Par ailleurs, des divulgations des valeurs mobilières ayant eu lieu en 2019 ont établi que la firme Gazprombank, propriétaire de Gazprom Media, avait inscrit Benton Solutions, à Chypre, comme étant l’une des sociétés dont elle a le contrôle.
Skoda JS, une compagnie tchèque qui avait gagné un contrat gouvernemental pour construire des réacteurs nucléaires dans l’ouest de l’Ukraine – et qui aurait versé des pots-de-vin à l’ennemi juré d’AntAc, Mykola Martynenko – est une filiale d’une entreprise enregistrée aux Pays-Bas, OMZ BV, qui appartient à Gazprombank, en Russie, selon un rapport récent sur les sociétés.
Principaux actionnaires de Gazprombank, la compagnie énergétique d’Etat Gazprom ainsi que la caisse de retraite de cette dernière, Gazfond. Au mois de juillet 2014, le Département du Trésor, aux Etats-Unis, avait imposé des sanctions à Gazprombank en réponse à l’invasion de la Crimée par la Russie et de la guerre dans le Donbass.
Ces sanctions, avait expliqué le gouvernement américain, « envoient le message fort au gouvernement russe qu’il y aura des conséquences pour des actions menaçant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ».
Gazprom Media est propriétaire d’un large pan de l’écosystème médiatique en Russie – avec notamment la chaîne de télévision populaire NTV, la chaîne par satellite NTV-Plus, la chaîne de divertissement TNT ainsi que des actifs à la télévision, à la radio, sur internet, dans les journaux et dans le cinéma. NTV est connu pour disséminer une désinformation favorable au Kremlin, selon EUvsDisinfo, un site internet mis au point par l’East Stratcom Task Force de l’Union européenne.
Parmi les exemples de journalisme paraissant sur NTV, la chaîne appartenant à Gazprom, les accusations sur l’implication de Joe Biden dans des réseaux de trafic d’organe, le contrôle présumé exercé par George Soros sur l’ancien président pro-occidental de la Georgie Mikhail Saakashvili, ou bien encore que ce dernier aurait eu des relations sexuelles avec un prostitué travesti et encore adolescent.
Le directeur de Benton Solutions, filiale de Gazprom Media, est Protexer Limited.
Les experts des structures des grandes corporations russes consultés par le Times of Israel estiment qu’il est hautement improbable que Protexter puisse occuper une position si sensible en tant que directeur d’une compagnie appartenant à la fois à Gazprom Media et Gazprombank si Protexter devait par ailleurs n’avoir aucun lien avec ces deux entreprises.
Le Times of Israel est entré en contact avec Gazprombank pour s’enquérir sur ses liens avec Protexer Limited et le Psy-Group, une demande restée sans réponse au moment de la rédaction de cet article.
Une source proche du Psy-Group a nié que la firme ait été liée à Gazprombank ou à une autre entité russe.
« Les propriétaires bénéficiaires ont tous été, en fin de compte, des Israéliens », a dit la source au Times of Israel, qui a expliqué qu’il avait été conseillé à la firme d’utiliser comme propriétaire une entreprise des îles Vierges britanniques et que le fait que les autres filiales de Protxer étaient liées à la Russie n’était qu’une pure coïncidence.
« La structure a été mise en place pour les affaires, en fonction de raisons opérationnelles et fiscales, et conformément à des conseils juridiques qui ont été donnés », a continué la source.
La source a également nié l’investissement du Psy-Group dans des campagnes d’influence avant les élections de 2016.
« Toute information portant sur des campagnes d’influence qui auraient été menées pour influencer l’issue des élections américaines est complètement mensongère », a poursuivi la source.
Joel Zamel, propriétaire et fondateur du Psy-Group, a déclaré au Times of Israel qu’il avait fondé la compagnie pour contrer les activités anti-israéliennes et que cela avait été son principal objectif. Zamel a refusé de répondre aux questions sur l’identité des clients de la firme.
« La compagnie a été fondée pour mener des activités de contre-extrémisme, avec notamment des opérations, sur les réseaux sociaux, visant à discréditer, exposer et faire honte aux terroristes islamiques et à leurs partisans, à dénoncer les organisations anti-israéliennes et les activistes antisémites sur internet », a expliqué Zamel.
« Nous ne discutons pas de nos clients et de nos projets et, malheureusement, je ne peux donc pas répondre à vos questions », a-t-il ajouté.
Un ancien haut-responsable de l’entreprise a pour sa part indiqué au Times of Israel qu’il avait le sentiment que l’industrie des renseignements privée est « largement mal comprise ».
« Les méthodes sont déterminées à partir des méthodes de l’espionnage mais elles doivent être remises dans le contexte. Les activités varient, avec des entreprises différentes et des projets différents. Tout comme dans le journalisme, il y a des méthodes qui peuvent être utilisées à bon ou mauvais escient. Notre firme a été créée pour mener des campagnes légales et proactives qui discréditent les idéologies extrémistes qui pullulent sur les réseaux sociaux. Nous sommes fiers de nos employés et du travail qu’ils ont fait. Nous avons la certitude que ces méthodes sont sous-utilisées, qu’elles peuvent être hautement efficaces et qu’elles peuvent avoir un rôle important à jouer ».
La connexion avec le ‘e-commerce’
Si la firme Protexer Limited est liée à Gazprom Media et à Gazprombank, cela ne fait que rendre plus curieuse encore l’identité de l’une des compagnies-sœurs du Psy-Group (les deux appartenaient à Protexer Limited) – une identité qui est révélée ici pour la toute première fois.
L’une des six compagnies chypriotes appartenant à Protexer, en plus d’Ioco Ltd. et de M.G.T.M. Financial Services Ltd., s’appelle Akirma Ventures Limited. Akirma Ventures a une trace numérique assez vague. Une recherche Google indique néanmoins qu’en 2016, cette société était propriétaire du site de commerce en ligne Guaranteetickets.com.
Akirma Ventures avait été sommé, au mois de mars 2016, par une Cour française de cesser ses activités, après avoir été accusée par l’Union des associations européennes de football de vente illégale de billets pour des matchs.
Le site internet « avait fait paraître des publicités sur Google mais l’UEFA a déclaré qu’il n’avait pas le droit de vendre des billets à l’occasion de l’Euro 2016 et que les billets vendus via des canaux officieux pourraient priver l’acheteur de l’accès au stade », selon Reuters.
Malgré l’ordonnance du tribunal, le site avait continué à fonctionner jusqu’à la fin de l’année 2016. Guaranteetickets.com n’avait pas révélé, sur son site internet, qu’il était exploité par deux compagnies israéliennes, Global Ticket Ltd. et Moonshot Marketing, un fait qui s’était révélé lors d’un conflit juridique qui avait impliqué les deux firmes.
Moonshot Marketing s’était présenté, en 2015, comme étant une entreprise technologique qui aidait les sites internet à figurer en tête des moteurs de recherche par le biais d’une optimisation, sur la base d’algorithmes, de ces mêmes moteurs de recherches. En 2017, Moonshot Marketing s’était réorienté. La firme était devenue propriétaire d’une plateforme technologique pour les entrepreneurs désireux de lancer un site internet spécialisé dans le commerce des options binaires, du Forex ou des cryptodevises. Elle s’appelait Finantick, et clamait dans sa présentation marketing, en 2018, avoir apporté sa technologie à 84 sites de trading en ligne, répartis dans 14 pays.
« Ce qui règne dorénavant, c’est l’anarchie »
L’été dernier, Haaretz avait fait savoir qu’un ministère du gouvernement israélien tentait d’empêcher le fonds de capital-risque canadien, West Face Capital, d’accéder aux informations présentes sur les ordinateurs du Psy-Group, ce qu’il essayait de faire dans le cadre du conflit légal entre les entreprises.
« Même si l’unité du ministère de la Justice qui est responsable de l’opération de sauvegarde a une base légale pour cette initiative, la décision prise au mois de novembre dernier par la Cour des magistrats du district central a été prise à huis-clos. Aucune information sur ce qui a été dit n’a été rendue publique, pas plus que sur le pourquoi de l’audience », avait noté Haaretz à ce moment-là.
Le conflit juridique est encore en cours et le gouvernement israélien continue à bloquer les tentatives de dévoiler les contenus présents sur les ordinateurs de l’entreprise, selon les dossiers judiciaires.
Le reportage de Haaretz avait avancé une spéculation : Celle que le ministère des Affaires stratégiques puisse tenter d’empêcher le public d’apprendre ses possibles liens avec une campagne anti-BDS (Boycott, Divest Sanctions) qui aurait été menée par le Psy-Group. Le ministère, qui a lui-même des activités secrètes anti-BDS, a nié de manière répétée être lié d’une manière ou d’une autre avec le Psy-Group.
Le journal a toutefois soulevé la question plus large des connexions susceptibles d’exister entre le gouvernement israélien et des firmes de renseignements privées, comme le Psy-Group et Black Cube, s’interrogeant également – si de telles connexions sont inexistantes – sur la raison pour laquelle le gouvernement n’a pas dénoncé certaines activités présumées des entreprises qui ont pu scandaliser les opinions publiques du monde entier – comme cela été le cas de l’interférence dans des cycles électoraux.
Les journalistes – avec parmi eux Yossi Melman, de Haaretz – ont présumé que le gouvernement ne dénonçait pas certains agissements des entreprises privées de renseignement parce qu’il ne souhaite pas, plus généralement, intervenir dans les exportations dans le secteur de la Défense – une poule aux œufs d’or pour l’Etat juif.
« Quand l’attitude dominante [du SIBAT, administration de la coopération en termes de défense internationale au sein du ministère de la Défense] est d’éviter d’obstruer des accords possibles… Il ne faut pas demander pourquoi le ministère de la Défense, la Commission des affaires étrangères et de la Défense à la Knesset, le procureur d’Etat, le censeur militaire et les tribunaux resserrent les rangs au nom de la sécurité d’information », avait écrit Melman au mois de décembre.
D’autres observateurs – comme le journaliste américain Seth Abramson – ont avancé une autre hypothèse : celle que certaines de ces compagnies puissent travailler avec l’approbation tacite du gouvernement israélien, leurs activités aidant à faire avancer des objectifs de type géostratégiques – comme avec les rapprochements entre Israël et les gouvernants des Etats du Golfe qui auraient utilisé un logiciel malveillant créé en Israël pour neutraliser les dissidents.
Le docteur Avner Barnea, chercheur au centre d’études sécuritaires nationales à l’université de Haïfa et ancien haut-responsable au sein de l’Agence de sécurité d’Israël (Shin Bet), déclare au Times of Israel qu’à ses yeux, l’explication pourrait être plus simple encore.
« Les bureaucrates au sein du ministère de la Défense n’ont pas le savoir-faire ou la sophistication nécessaire pour gérer ce phénomène. Ces esprits technologiques brillants issus des renseignements militaires ou de l’unité 8200 sont très courtisés », dit-il.
Selon Barnea, Israël dispose d’une loi draconienne et très claire – « la Loi de contrôle des exportations de la Défense » – qui interdit aux Israéliens de transférer leur savoir dans le secteur de la Défense sans autorisation de l’Agence de contrôle des exportations de défense israélienne.
« La loi est très simple », note Barnea. « Vous n’êtes pas autorisé à révéler les méthodes ou les connaissances apprises pendant votre service militaire à des étrangers, sauf si vous avez pour cela l’autorisation appropriée. Et si vous le faites sans permission, alors vous pouvez être accusé d’espionnage ».
Mais en ce qui concerne la prolifération des firmes privées de renseignement, ces dernières années, la loi n’est pas mise en vigueur, continue Barnea.
« Il y a réellement un problème de négligence. Personne ne fait appliquer la législation. Le gouvernement devrait se saisir d’un cadre appartenant à l’une de ces compagnies de renseignement privé et le traduire devant les juges pour l’exemple. Les autres comprendront comme ça qu’ils n’ont pas le droit de faire ce qu’ils font, ils auront peur. Ce qui règne dorénavant, c’est l’anarchie », continue-t-il.
Quelle serait la signification d’une firme de renseignement israélienne qui travaillerait pour le compte de la Russie, ou dont la Russie serait propriétaire ? Barnea répond que « si c’est le cas, alors c’est contraire à la loi. Israël et la Russie ont une forme de coopération, mais ils sont également adversaires dans de nombreux champs liés à la défense. Les Israéliens n’ont pas le droit de divulguer des secrets-défense ou leurs méthodes aux gouvernements étrangers. Et s’ils le font, alors ils se rendent hors-la-loi. »
Une source proche des dirigeants du Psy-Group rejette l’idée d’activités illégales au sein de l’entreprise.
« Tous les projets sensibles ont été menés sous la supervision d’éminents cabinets juridiques tiers du monde entier, pour garantir la totale conformité des activités avec les lois et les régulations concernées », a dit la source.
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