Un Shylock féminin défie les fascistes britanniques des années 1930 dans une nouvelle version du « Marchand de Venise »
Le regain d'antisémitisme au Royaume-Uni depuis le 7 octobre redonne sens et émotion à cette nouvelle mouture d'une pièce que l'actrice et dramaturge Tracy-Ann Oberman a "toujours haïe"
LONDRES – Tracy-Ann Oberman explique avoir « toujours détesté » la pièce de William Shakespeare « Le Marchand de Venise ».
Il n’est pas surprenant que l’une des plus grandes actrices juives de Grande-Bretagne, impliquée dans la lutte contre l’antisémitisme, ne soit pas fan d’une pièce dont le personnage principal – le méchant usurier, Shylock – est l’un des personnages juifs les plus infâmants et notoires de toute la littérature.
« Comme beaucoup d’autres enfants juifs, c’est à l’école que nous l’avons étudié, alors que nous étions encore très jeunes », explique Oberman au Times of Israel. « Nous le lisions en classe et on me demandait toujours de jouer Shylock. »
Cette pièce, qui contient un tas de tropes médiévaux sur les Juifs et était l’une des favorites d’Hitler, a été jouée à de nombreuses reprises dans l’Allemagne nazie, ajoute-t-elle : « C’est une pièce vraiment difficile. »
Le plus surprenant dans tout cela, c’est que depuis le 28 décembre, Oberman joue dans une nouvelle adaptation très appréciée du « Marchand de Venise » dans le quartier du West End, à Londres, après plusieurs représentations à guichets fermés dans la capitale et dans le reste du pays.
C’est que « Le Marchand de Venise 1936 » d’Oberman a un accent bien particulier. Oberman a en effet transposé cette pièce de la Venise du XVIe siècle au Londres des années 1930, lorsque les fascistes d’Oswald Mosley menaçaient l’East End de Londres, qui comptait une importante population juive. Elle s’est par ailleurs arrogée le rôle de Shylock et, à travers l’histoire des siens, elle fait de ce personnage une mère de famille veuve et dure.
Mais c’est la réalité – à savoir les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre en Israël et le regain d’antisémitisme qui s’en est suivi au Royaume-Uni comme dans une grande partie du monde occidental – qui donne à la pièce tout son sens, sans oublier sa charge émotionnelle.
En tant qu’actrice, Oberman a interprété une foule de rôles, que ce soit dans le feuilleton le plus populaire du Royaume-Uni, « EastEnders », sous les traits de Tante Val dans la série comique sur la vie d’une famille juive “Friday Night Dinner” ou encore dans le drame “It’s a Sin” qui aborde la question du SIDA dans les années 1980.
Après tout cela, pourquoi s’attaquer au « Marchand de Venise », surtout compte tenu des récents appels à ce que la pièce ne soit plus jouée ?
« Je ne pense pas qu’il faille effacer l’histoire », répond Oberman. « Je pense qu’il faut au contraire l’examiner de près et la recadrer. »
Cela faisait longtemps qu’elle réfléchissait à la meilleure façon de présenter cette oeuvre pour en montrer la « brutalité envers son personnage juif ».
« Je ne pense pas que les pièces de théâtre devraient être ignorées parce qu’elles posent problème. Je pense qu’il faut les jouer en les replaçant dans un contexte qui montre en quoi et pour quelles raisons elles sont problématiques », explique l’actrice.

Des femmes qui ne se dérobent pas face aux difficultés
C’est l’arrière-grand-mère d’Oberman, Annie, qui a servi de modèle pour ce Shylock qui se réinvente au féminin. Au début du siècle dernière, l’adolescente a quitté la Biélorussie et ses pogroms pour venir s’installer en Angleterre. Au milieu des années 1930, elle était veuve et sans grands revenus avec des enfants à charge dans l’East End de Londres.
Annie n’était pas femme à se démonter face à l’adversité : lorsque les Blackshirts de Mosley ont défilé dans l’East End, en octobre 1936, ses enfants et elle les attendaient en première ligne dans ce qui est resté « La bataille de Cable Street ». Le grand-oncle d’Oberman, Al, a été défenestré par des fascistes mais, face à la résistance inflexible de la classe ouvrière, les hommes de Mosley ont dû battre en retraite.
Comme son arrière-grand-mère, Oberman n’est pas non plus du genre à se dérober face à l’adversité. Ces dix dernières années, elle a concilié ses activités d’actrice et dramaturge et activisme contre l’antisémitisme. Longtemps membre du Parti travailliste, elle l’avait quitté pour protester contre la montée de l’antisémitisme dans ses rangs du temps de l’ex-dirigeant d’extrême gauche Jeremy Corbyn. Cela lui a valu l’admiration de beaucoup et l’inimitié des « Corbynistes ».
Lorsque le Parti travailliste a brusquement basculé vers l’extrême gauche, les tropes antisémites qui se « disaient à voix basse dans les pubs, entre extrémistes, ont soudainement obtenu droit de cité au sein du parti », rappelle Oberman.
Au même moment, « les endroits dans lesquels nous étions supposés nous sentir en sécurité – comme cette gauche agréable et progressiste » sont devenus nettement moins accueillants.
« Je suis sortie du rang parce que je viens d’une famille marquée par la Shoah », dit-elle. « Nous savons où mène [l’antisémitisme] s’il n’est pas contesté : cela m’a d’ailleurs valu un nombre incalculable d’insultes et d’attaques. »
Pour Oberman, c’est le signe que « l’antisémitisme et la misogynie vont de pair ». « Pour beaucoup, rien n’est plus insupportable qu’une… femme qui refuse de se taire, particulièrement si elle est perçue comme une étrangère », poursuit-elle.

Il en a toujours été ainsi. Oberman parle avec admiration de ces « femmes juives dures et fortes » – un grand nombre d’entre elles étaient veuves, à l’image de sa propre arrière-grand-mère – qui ont découvert que les compétences et qualités qui les avaient maintenues en vie au sein de l’Empire russe en faisaient des victimes de diffamation au sein de l’Angleterre de l’entre-deux-guerres.
« Elles savaient faire des affaires, gérer des entreprises familiales [et] vivre ensemble en se serrant les coudes », dit-elle. Elles avaient aussi des convictions politiques et se sont insurgées non seulement contre l’antisémitisme, mais aussi contre l’exploitation et les inégalités. Mais nombreux étaient ceux qui, en Grande-Bretagne, à cette époque, préféraient que leur femme soit « calme et apolitique et joue le rôle de potiche », ajoute-t-elle.
C’est justement cette correspondance entre haine des femmes et haine des Juifs – à l’époque comme aujourd’hui – qui explique qu’il soit « parfaitement logique de… faire de Shylock une femme », résume Oberman.
Une réalité plus effroyable encore que la fiction
Lorsqu’Oberman et Brigid Larmour, talentueuse metteuse en scène et grande connaisseuse de Shakespeare, ont commencé à travailler sur ce projet en 2018, elles étaient loin d’imaginer que la pièce serait jouée dans le terrifiant contexte du 7 octobre et de ses sombres conséquences.
« Les mots manquent pour dire la barbarie et l’horreur », explique Oberman. « De beaux jeunes gens venus danser dans un festival de musique… massacrés, violés et torturés. Des kibboutzniks brutalisés d’une manière à peine imaginable. »
Monter sur scène sous les traits de Shylock pour déclamer son célèbre appel à l’humanité – « Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? » revêt alors « un poids et une responsabilité énormes », confie-t-elle, en ajoutant que le public est souvent « extrêmement ému ».
Oberman dit que le traumatisme du 7 octobre – jour où des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont massacré 1 200 hommes, femmes et enfants dans le sud d’Israël et en ont enlevé 251 dans la bande de Gaza – a été aggravé par les réactions hors Israël, car « très, très rapidement », on a fait en sorte de justifier les atrocités commises par le Hamas et de nier les crimes pourtant fièrement enregistrés par les GoPro.
« Je n’ai aucun problème – et je crois que la communauté juive dans son ensemble – pour accepter les critiques légitimes d’Israël », ajoute Oberman en évoquant les actes anti-Israël qui se sont régulièrement produits dans des villes britanniques depuis le 7 octobre.
« Qui peut regarder cette terrible guerre, chaque jour aux informations, sans en avoir le cœur brisé ? »
Ce qui ne l’empêche pas d’être inquiète de la teneur de nombreuses manifestations. « C’est toujours le même genre de banderoles, d’affiches et de slogans qui sont lancés par certains lors de ces marches, les mêmes messages jetés… [au visage des Juifs britanniques], et ce, dès avant la création de l’État d’Israël… C’est cela qui m’inquiète », dit Oberman.
Elle estime que le Premier ministre britannique Keir Starmer est « un homme bien, tout comme ses idées », mais que le gouvernement et la police devraient en faire beaucoup plus.
« Quand cela vire à la haine antisémite… la police devrait prendre position », affirme-t-elle. « Les lois doivent être plus claires pour la police, tout comme les consignes du gouvernement, pour faire passer le message que « lorsque les sociétés laissent prospérer l’antisémitisme, tous les autres maux suivent. » Le passé prédit l’avenir.
Oberman est, par exemple, consternée par les manifestations qui ont eu lieu le mois dernier à l’nitiative du groupe d’extrême gauche Palestine Action devant le centre communautaire juif JW3, sur Finchley Road, dans le nord de Londres.
« Palestine Action, qui est majoritairement composée de non-Palestiniens, il faut le dire, criait et crachait au visage de retraités âgés et de familles qui voulaient simplement se rendre au centre communautaire et la police n’a rien fait », regrette-t-elle.
« À moins que notre incroyable Community Security Trust [qui surveille l’antisémitisme et protège les lieux juifs], la police de Londres et le gouvernement ne prennent des mesures pour s’attaquer sérieusement à la question pour décider ce qui peut et ne peut pas être hurlé à tue-tête contre les Juifs, dans les rues de Londres, je suis intimement convaincue que nous allons au devant de très gros problèmes. »
D’un autre côté, Oberman est rassurée que son « Marchand de Venise » ait été un succès « absolument partout » lors de sa tournée, alors même que le public était pour l’essentiel non juif.

La bataille de Cable Street, dit Oberman, ne relève pas seulement de l’antisémitisme des années 1930 : elle raconte aussi l’histoire d’un refus des fascistes. Lorsque Mosley s’est présenté à Cable Street – protégé par la police montée et applaudi par des membres de la presse – il s’attendait à ce que la classe ouvrière rejoigne ses rangs. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
Selon Oberman, sa grand-mère lui disait que ses voisins irlandais étaient eux aussi en première ligne, aux côtés de la petite communauté afro-caribéenne, des dockers et même des marins somaliens qui se trouvaient alors en ville.
« Des héros ordinaires sont venus de tout le pays, les ont rejoints et leur ont dit : « Vous ne passerez pas. Si vous venez chercher les Juifs, c’est à nous tous que vous aurez à faire’ », rappelle Oberman. « Je pense que ce message d’unité, de résistance au mal dans son acception la plus forte, est ce qui touche le public. »

Ce qu’Oberman attend de ce spectacle ne se limite pas à la performance scénique. Un kit éducatif est disponible pour les écoles et elle se rend elle-même auprès des élèves pour leur parler de la pièce et de son message.
« Je commence toujours par leur dire : ‘Qui a une mère, une grand-mère, une tante [ou] une sœur fortes ? Enlevez le mot « Juif » de la pièce et imaginez que ce soit quelqu’un de votre communauté qui vous défende’ », poursuit-elle.
« Toutes les luttes commencent à la maison », ajoute Oberman, et ce sont les femmes, souvent les grandes oubliées de l’histoire, qui sont en première ligne, comme ce fut notamment le cas à Cable Street. La pièce, espère-t-elle, est aussi là pour leur rendre hommage.
Toujours très professionnelle, Oberman termine sur des mots forts pour que le public vienne voir son « Marchand de Venise 1936 » – une oeuvre tout à la fois artistiquement réussie et politiquement puissante.
« Si vous aimez Shakespeare, si vous aimez la politique, si vous aimez l’histoire, cette pièce est faite pour vous », conclut-elle. « Sa portée est d’autant plus grande en ce moment que l’on n’y parle pas d’Israël, mais bien de la haine pure et simple des Juifs. Et on voit aisément que les deux questions déteignent l’une sur l’autre. »
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