Varsovie : des taxis gratuits pour ceux qui ont sauvé des Juifs pendant la Shoah
Les taxis sont d'une grande aide pour les octogénaires et nonagénaires qui désirent se déplacer dans la ville - une aide aussi précieuse que cette reconnaissance de leurs actions
VARSOVIE, Pologne – Aux abords de l’une des nombreuses résidences issues du brutalisme (courant architectural des années 1950 et 1970) de la ville, les passants s’arrêtent pour regarder et photographier un taxi de type londonien arborant de larges symboles représentant l’étoile de David.
Certains semblent envahis par la perplexité devant cette scène incongrue. D’autres semblent ravis de voir enfin quelque chose qu’ils avaient découverts via les médias ou dont ils avaient entendu parler : l’une des quatre Limousines mises en circulation, depuis l’année dernière, à Varsovie pour offrir un transport gratuit à des dizaines de citoyens qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs pendant la Shoah.
Le projet, baptisé Service de taxi des Héros silencieux, a changé la vie d’un grand nombre de ces personnes âgées qui se sont distinguées par leurs actions.
Elles utilisent dorénavant quotidiennement un service devenu indispensable dans une ville qui ne cesse de s’agrandir et qui est connue pour être très embouteillée et dépourvue de transports publics performants.
Krystyna Kowalska, veuve âgée de 88 ans qui, adolescente, avait aidé ses parents à accueillir et à sauver une famille juive, qualifie ces taxis de « miracle ».
Avant que ces véhicules n’entrent dans sa vie, elle devait prendre plusieurs bus pour aller de son appartement situé dans le quartier résidentiel de Stary Mokotów au cimetière où son fils, sa mère, son père et son frère ont été inhumés.
« Cela me prendrait la moitié de la journée pour ne serait-ce qu’y aller », explique Krystyna Kowalska, reconnue en 1994 par le musée de la Shoah israélien de Yad Vashem comme une Juste parmi les nations – un titre octroyé aux non-Juifs ayant risqué leur vie pour sauver des Juifs pendant le génocide nazi.
Depuis que son état de santé s’était détérioré – devenue aveugle et utilisant un déambulateur pour se déplacer – elle avait cessé de se rendre au cimetière.
Personnalité introvertie et discrète, elle explique qu’elle devait demander à d’autres dont les proches étaient enterrés dans le même cimetière, situé de l’autre côté de la ville, de fleurir les tombes de ses êtres chers disparus.
Dans un pays où l’allocation versée aux personnes âgées s’élève à environ 500 euros, Krystyna Kowalska, dont le fils est décédé, ne pouvait se payer le luxe de prendre un taxi sans sacrifier ses maigres aides nécessaires pour payer ses médicaments et son chauffage.
« Je peux aller où je veux maintenant », se réjouit-elle.
Elle utilise également ce service pour se rendre à l’Association polonaise des Justes parmi les nations – un espace plutôt petit dans le centre de la ville, mais qui est facilement accessible aux seniors et aux personnes en situation de handicap et qui est également exploité comme pôle social aidant à prévenir la solitude.
Un autre héros est Jozef Walaszczyk, 100 ans, le plus âgé des quelque 200 Justes parmi les nations encore en vie en Pologne, où 6 992 personnes ont reçu cette distinction. Ancien industriel, il était également un combattant de la résistance dont l’histoire d’amour avec une femme juive recherchée par la Gestapo l’avait amené à la sauver aux côtés de 52 autres Juifs pendant l’occupation nazie de la Pologne.
A son âge, cet homme galant qui aime porter des costumes trois pièces peut encore se déplacer de manière indépendante et dispose encore de toute son acuité mentale – il écrit d’ailleurs, et compte bien faire publier ses mémoires. Il apprécie également une sortie occasionnelle au restaurant.
Lui et Krystyna Kowalska adorent discuter avec le principal chauffeur du service de taxis, qui dirige également tout son volet logistique, Oliver Wangart.
« C’est comme sortir avec un camarade d’université », dit Jozef Walaszczyk au sujet de ses déplacements avec Oliver Wangart âgé de 24 ans.
Pour sa part, le jeune chauffeur s’amuse : « C’est comme si j’avais toute une série de grands-parents supplémentaires ».
Dans ses précédents emplois de chauffeur de taxi, il explique que ses clients lui donnaient l’impression « de faire partie des meubles ».
« Ce n’est pas comme ça avec les Justes. Eux, ils me voient vraiment », s’exclame-t-il.
Le mois dernier, un Juste nonagénaire a appelé le service de taxis, demandant s’il pouvait immédiatement le prendre en charge.
« J’ai dit oui et j’ai demandé s’il y avait une urgence », se souvient Oliver Wangart. « Il m’a dit qu’il pensait qu’il était en train d’avoir une attaque cardiaque, mais qu’il préférait que je vienne moi à la place d’une ambulance ».
Il a traversé Varsovie à grande vitesse, cette nuit-là, et l’homme s’est rétabli.
L’arrivée des taxis dans la ville – des véhicules offerts par des propriétaires de taxis juifs de Londres dans cet objectif – avait fait sensation dans les médias locaux, il y a un an, notamment sur la chaîne de télévision nationale TVP et sur le site d’information populaire WP. L’initiative est organisée par From the Depths, une association de commémoration de la Shoah que Jonny Daniels, ressortissant israélo-britannique de 34 ans, a fondée en Pologne en 2015.
Un an après, l’intérêt porté au projet de taxis a disparu dans les médias, et Johnny Daniels dit comprendre pourquoi certains ont pu penser que cette initiative était un coup médiatique : certains de ses projets précédents comprenaient un partenariat avec des haltérophiles qui avaient été sollicités pour déplacer des stèles de tombes juives pour leur assurer une meilleure préservation, et l’organisation avait aussi organisé une visite de l’ancien ghetto de Varsovie en compagnie du champion de boxe à la retraite Mike Tyson.
Mais dans la mesure où le service est parvenu à changer la vie de certains de ces Justes, From the Depths examine actuellement la possibilité de collecter des fonds pour étendre le projet à d’autres villes, souligne Johnny Daniels. Les taxis circulent environ 72 heures chaque semaine et, pour le moment, seulement à Varsovie.
« Ça brise le cœur de voir qu’après tout ce que ces héros ont fait pour nous, nous devons nous battre pour soulever les fonds dont nous avons besoin pour maintenir le service de taxis », déplore-t-il.
Il a lui-même conduit les limousines – avec une ouverture à l’arrière qui a été installée et un intérieur spacieux – depuis Londres jusqu’en Pologne, ce qui fait un trajet d’environ 1 600 kilomètres.
Les propriétaires des voitures les ont offertes parce que les régulations sur les transports rendent impossible un usage commercial des taxis après un certain kilométrage. Johnny Daniels a trouvé des mécaniciens pour réparer et réaménager les véhicules – ils ont même parfois travaillé gratuitement.
Le projet s’inscrit dans le contexte d’intérêts croissant porté aux Justes parmi les nations, en Pologne, le pays qui affiche le plus grand nombre de lauréats de ce titre – soit un quart des 27 362 Justes qui ont été reconnus partout dans le monde.
L’une des raisons de cet intérêt, en Pologne et ailleurs, semble être ancrée dans le fait que rapidement, aucun d’entre eux ne sera plus là pour raconter ce qu’ils ont vécu.
Mais une autre raison, selon certains critiques, proviendrait de la préférence accordée par de nombreux citoyens et par le gouvernement actuel à la mise en exergue de l’héroïsme des non-Juifs, avec une tendance à minimiser le nombre important de Polonais ayant collaboré avec les nazis et trahi leurs voisins juifs.
En 2018, le Premier ministre Mateusz Morawiecki avait clamé qu’à Varsovie seulement, 90 000 à 150 000 personnes avaient risqué leur vie pour secourir des Juifs. Ces propos avaient été tenus pour défendre une loi controversée, adoptée cette année-là, et qui rendait illégale toute incrimination de la nation polonaise dans les crimes nazis, et ce, même si les historiens s’accordent sur le fait que de nombreux milliers de Polonais ont tué des Juifs pendant ou peu de temps après la Shoah.
En 2018, le gouvernement de Morawiecki a également inauguré un musée en hommage aux Polonais qui avaient sauvé des Juifs pendant la Shoah.
Anna Stupnicka-Bando, la présidente de l’Association polonaise des Justes âgée de 90 ans, utilise, elle aussi, le service de taxis. Elle a sauvé plusieurs Juifs aux côtés de sa mère et pense que la Pologne comptait plus de sauveurs que de collaborateurs et de traîtres.
Ce n’est « que ma conviction personnelle », souligne-t-elle, aucun chiffre officiel n’existant pour chaque catégorie.
Indépendamment de la politique potentielle qui entoure le projet, Walaszczyk profite du service de taxi tant que c’est encore possible pour elle.
« C’est pratique », dit-elle, « mais il s’agit également de recevoir une reconnaissance. C’est un sentiment agréable ».