75 ans après le massacre de Babi Yar, l’Ukraine réexamine sa sombre histoire
En 1941, ce sont près de 34 000 Juifs qui ont été fusillés par les nazis avec l’aide de la police locale, dans un ravin de Kiev. Aujourd’hui, l’ancienne République soviétique se penche sur son rôle durant l’Holocauste

BABI YAR, Ukraine — Soixante-dix-sept ans après que les forces nazies aidées par leurs collaborateurs locaux en Ukraine aient exécuté près de 34 000 juifs dans un ravin, à Kiev, l’Ukraine commence à se pencher sur sa propre histoire à l’époque de l’Holocauste et à reconnaître son rôle dans l’un des pires massacres commis par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale.
La tuerie de masse – sans précédent par son ampleur, même selon les critères des nazis – qui a été perpétrée les 29 et 30 septembre 1941 a été à l’origine d’une controverse en Ukraine portant sur la participation de collaborateurs locaux.
Les historiens estiment que presque un million de Juifs ont été tués sur le territoire qui est aujourd’hui celui de l’Ukraine au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques, pour la plupart, ont ignoré la nature explicitement génocidaire du meurtre de Juifs durant l’Holocauste, qualifiant officiellement les victimes des nazis sous la dénomination de « citoyens soviétiques » ou de simples « civils ».
Le Mémorial de Babi Yar n’a pas fait exception à la règle. Ce site, qui est peut-être celui du plus grand massacre et de la plus grande tuerie de masse durant l’Holocauste, n’a pas été reconnu de manière officielle avant 1976, lorsqu’un lieu de mémoire a été érigé pour rendre hommage aux « citoyens de Kiev » qui y avaient trouvé la mort.
Et l’autorisation de la construction d’une statue sous forme de Menorah pour rendre hommage de manière spécifique aux victimes juives des massacres de Babi Yar n’a pu être obtenue avant 1991 – année de la chute de l’Union Soviétique.

Mais à l’image de nombreuses anciennes nations de l’empire soviétique désireuses de resserrer les liens avec l’Occident, l’Ukraine a cherché ces dernières années à commémorer son patrimoine Juif aujourd’hui pratiquement disparu pour tenter également de retrouver la trace de sa propre histoire – tout en réfutant les accusations russes d’un fascisme croissant.
Cette tendance apparaît particulièrement évidente à travers le Mémorial du massacre de Babi Yar, en septembre 1941, où 33 771 Juifs ont été abattus à bout portant par les troupes SS et la police ukrainienne en seulement deux jours.
29 personnes seulement sont parvenues à fuir l’exécution, soit en tombant dans le ravin avant d’y être abattues puis en restant étendues, inertes sur les milliers de cadavres dans l’attente d’un moment favorable pour fuir, soit en portant des croix pour dissimuler leur vraie identité.
Parmi les victimes d’autres massacres commis à Babi Yar au cours de la guerre, figurent des prisonniers soviétiques, des communistes, des nationalistes ukrainiens et des Roms. Les historiens estiment que ce sont 10 000 à 15 000 personnes qui ont trouvé la mort dans ce ravin au cours de l’occupation nazie de l’Ukraine.
La semaine dernière, l’Ukraine a organisé diverses cérémonies de commémoration – dont des performances musicales, des conférences, des discours ainsi qu’une cérémonie officielle – pour assurer le devoir de mémoire de ce massacre de 1941. Organisés conjointement par l’organisation Ukrainian-Jewish Encounter et le Congrès Juif Mondial, ces événements qui ont duré une semaine ont révélé combien le pays a su composer avec les chapitres les plus sombres de son histoire.

Le président ukrainien Petro Poroshenko, dans le cadre de sa propre cérémonie du souvenir en l’honneur de ce 75e anniversaire, a accueilli le président israélien Reuven Rivlin au cours d’une visite officielle. Lors de ce séjour en Ukraine, le chef de l’Etat israélien a eu l’occasion d’assister à certaines des commémorations qui se sont tenues.
Ces événements n’ont toutefois pas échappé à la controverse. Dans un discours prononcé mardi devant le Parlement ukrainien, Rivlin a affirmé devant les législateurs que « de nombreux crimes ont été commis par les Ukrainiens durant l’Holocauste ».
“Les combattants de l’UPA en particulier étaient importants”, a déclaré Rivlin au sujet des membres de l’Armée Insurrectionnelle ukrainienne qui avaient initialement collaboré avec Hitler parce qu’ils avaient le sentiment que les nazis pourraient les aider à s’affranchir de l’Union soviétique.
“Ils se moquaient des Juifs, les tuaient et dans de nombreux cas, ils les ont livrés aux nazis”, a-t-il expliqué lors de la session parlementaire particulière consacrée à l’anniversaire du massacre de Babi Yar.
Ces paroles prononcées par Rivlin arrivent à un moment critique pour l’Etat ukrainien déchiré par les conflits alors que son différend meurtrier avec la Russie concernant l’annexion de la Crimée a donné lieu à l’émergence d’une vague de nationalisme, au cours de laquelle certains groupes nationalistes liés aux crimes de guerre commis envers les Juifs semblent à nouveau être vénérés.
Même si Rivlin a également souligné les actions de milliers d’Ukrainiens non-juifs qui ont pu risquer leur vie pour sauver des Juifs durant l’Holocauste, son évocation du groupe nationaliste a heurté et suscité des réactions vives de la part des politiciens nationalistes et d’autres personnalités de premier plan en Ukraine.
”Ce qu’a dit le président au Parlement ukrainien ne peut être interprété que d’une seule façon, c’est un crachat au visage des Ukrainiens alors que ceux qu’il a accusé de perpétrer des crimes ne sont plus en vie pour se défendre eux-mêmes”, a déclaré Bogdan Chervak, vice-président du Comité d’Etat de la Télévision et de la Radiodiffusion de l’Ukraine.
Le jour suivant, Poroshenko a tenté d’apaiser les tensions en soulignant que « il y a eu ceux (en Ukraine) dont nous avons eu honte. Et ceci aussi ne peut être effacé de notre mémoire collective ».
“Aucun Ukrainien n’a le droit d’oublier cette tragédie”, a-t-il expliqué lors d’une cérémonie d’Etat qui a eu lieu jeudi en présence de 1 600 dignitaires, dont au moins une demi-douzaine de chefs d’Etat et de responsables religieux.
“La leçon de Babi Yar est un rappel du prix terrible d’une vision à court-terme politique et morale. C’est le rappel que l’approbation d’une agression ne fait qu’enflammer ses visées », a indiqué Porochenko en référence probable à son conflit territorial avec la Russie.
La commémoration officielle de jeudi a accueilli des délégations en provenance d’ Israël, d’Allemagne, de Hongrie, d’Autriche, et des Etats-Unis ainsi que des représentant du Congrès Juif Mondial et des membres dirigeants du clergé de Kiev.
Rivlin est arrivé en Ukraine au début de la semaine, en amont des commémorations, mais a dû interrompre son séjour en raison du décès, mercredi, de l’ancien Président israélien Shimon Peres.
Ne jamais oublier
Dans son allocution, le président du Conseil Européen Donald Tusk a vivement recommandé aux nations de “se rappeler qu’il est de notre devoir quotidien de crier de toutes nos forces et d’agir lorsque des innocents sont tués, lorsque les forts attaquent les faibles, lorsque les enfants deviennent la cibles des avions de guerre et des fusées”.
Robert Singer, Président du Congrès Juif Mondial, a également appelé “tous les pays impliqués, pas seulement l’Ukraine, à reconnaître la responsabilité de leurs actions durant ces années sombres”.
Il a évoqué les 500 000 civils tués en Syrie depuis le début de la guerre civile en 2011 et les génocides au Rwanda, en Bosnie et au Darfour, exemples récents, selon lui, du coût humain élevé entraîné par la passivité face au Mal.
“Quand des populations entières de Chrétiens disparaissent au Moyen-Orient, nous ne voulons plus entendre “plus jamais”, parce que c’est encore en train d’arriver”, a expliqué Singer. « Le monde a gardé le silence il y a 75 ans. Et il garde le silence aujourd’hui. »
Durant cette semaine du Souvenir, la remise annuelle de la médaille Andrei Sheptytsky a distingué Ivan Dziuba, auteur et dissident ukrainien, qui avait publiquement dénoncé l’antisémitisme il y a cinquante ans, appelant courageusement l’Union Soviétique à reconnaître les victimes juives du massacre de Babi Yar.
L’ampleur des tueries de masse qui ont eu lieu derrière le Rideau de Fer est encore peu connue de nombreux Ukrainiens, même si 2.7 millions de personnes —la moitié des victimes de l’Holocauste – y ont péri.
Certains événements organisés la semaine dernière à travers toute l’Ukraine avaient pour objectif de les faire connaître.
Un sommet parrainé par l’UJE et consacré à Babi Yar a ainsi proposé une programmation spéciale à destination des jeunes Ukrainiens, des présentations proposées par d’éminents spécialistes de l’Holocauste, parmi lesquels Timothy Snyder, des projections de films et des productions théâtrales – orientées en partie pour traiter du sujet douloureux de la collaboration locale avec le régime nazi.
A l’occasion d’une conférence contextualisant le massacre dans le cadre plus large de la guerre, Snyder a vivement recommandé aux Ukrainiens de se souvenir de sa plus grande fosse commune en se confrontant au passé.
“Sans accepter ses responsabilités, l’[Ukraine] risque d’effacer sa propre histoire”, a-t-il averti. « Aucune nation ne peut avoir une approche saine de sa propre histoire sans d’abord se heurter aux chapitres les plus obscurs de son passé ».
Par ailleurs – c’est une initiative attendue depuis longtemps – Porochenko a annoncé, la semaine dernière, son intention de faire construire un musée de l’Holocauste consacré aux victimes des massacres de Babi Yar à Kiev, qui devrait coûter plusieurs millions de dollars.
“La création du Mémorial de l”Holocauste de Babi Yar a une grande signification pour l’Humanité toute entière”, a déclaré le président au sujet de ce Musée qui devrait ouvrir ses portes en 2021.
“Cette tragédie n’a pas seulement été nationale, elle a été globale par son ampleur. Une telle tragédie ne doit jamais se reproduire ».
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