À Bakou, des Israéliens et des Arabes aspirent à un Moyen-Orient post-conflit
Toute la région assiste au sommet ROPES pour évoquer l'intégration d'Israël, mais pour certains, il n'y a pas de paix possible sans règlement de la question palestinienne
BAKOU – En ce week-end d’août étouffant, une trentaine de jeunes militants, entrepreneurs et universitaires venus d’Israël, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord se sont réunis à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, pour évoquer ce qui s’apparente à une lointaine utopie par ces temps de guerre, à savoir un Moyen-Orient tissé de coopérations et non de conflits.
« Cela faisait longtemps que je n’avais pas participé à une réunion où l’on parlait d’espoir », confie Nir Boms, directeur du Programme de coopération régionale au Centre Moshe Dayan de l’Université de Tel Aviv, lors de la séance d’ouverture du sommet ROPES, Organisation régionale pour la paix, l’économie et la sécurité, fondée en 2017 pour renforcer la coalition pour la paix entre Israéliens et Palestiniens en impliquant des dirigeants émergents du monde arabe.
Les trois jours de ce sommet ont permis à 14 jeunes Israéliens – neuf Juifs et cinq Arabes – l’occasion inédite de se retouver avec leurs pairs, certains venus de pays hostiles à Israël, comme l’Algérie ou la Syrie, et d’autres, de pays ayant des liens plus ou moins officiels avec lui, mais dont les populations n’ont pas réellement de contacts, comme l’Égypte et l’Arabie saoudite. Un participant libyen a d’ailleurs annulé sa venue à la toute dernière minute.
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Deux Gazaouis actuellement installés en Europe étaient présents, dont une femme forcée de quitter la bande de Gaza en guerre en février dernier, après qu’une frappe aérienne israélienne a endommagé son domicile. Son histoire a ému les participants, à commencer par de nombreux Israéliens qui n’avaient jamais vu de Gazaouis.
Cette rencontre a eu lieu au moment où le Moyen-Orient semblait au bord du gouffre de la guerre totale, Israël se préparant à une attaque de grande ampleur du Liban et de l’Iran suite à l’assassinat des principaux dirigeants du Hamas et du Hezbollah. Pour un temps éloignés du flot incessant de mauvaises nouvelles, les participants ont tissé des relations étonnamment cordiales et même amicales tout en réfléchissant à ce que pourrait être le Moyen-Orient de l’après-conflit.
« Il n’y a jamais de bon moment pour se réunir », explique Ksenia Svetlova, PDG de ROPES, lors de la séance d’ouverture. « Se retrouver en ce moment, alors qu’il y a la guerre, est un acte de défiance, une manière de montrer que nous refusons de laisser les autres définir notre futur et notre vie. ». Ex-membre de la Knesset et experte du monde arabe, Svetlova contribue régulièrement à Zman Yisrael, site en hébreu du Times of Israel.
Les participants se sont passionnés pour une présentation des solutions de gestion de l’eau de Tareq Abu Hamed, directeur palestinien de l’Institut Arava dans le Neguev dans lequel étudiants israéliens, palestiniens et jordaniens étudient ensemble la durabilité environnementale.
« La ressource la plus rare au Moyen-Orient n’est pas l’eau, mais la confiance », dit-il sur un ton poignant.
Einat Levi, directrice des programmes éducatifs de ROPES et experte du Maroc, et Salaheddine Moutacharif, ingénieur et gestionnaire de fonds d’investissement marocains, font eux part de leur expérience en matière de secours aux sinistrés après le terrible tremblement de terre qui a frappé le Maroc, en septembre 2023.
Lors d’une autre conférence, un Israélien et un Palestinien parlent de leur travail avec Tikkun Olam Makers (TOM), organisation de Tel Aviv qui apporte des solutions abordables aux personnes handicapées. En janvier, TOM a ouvert son premier centre à Ramallah, en Cisjordanie, qui réunit de jeunes ingénieurs et cliniciens palestiniens dans le but de développer de nouvelles solutions en partenariat avec des Israéliens.
Un producteur de médias égyptien anime un atelier sur la manière dont les organisations de la société civile peuvent efficacement contribuer à faire advenir les changements sociaux qu’elles appellent de leurs vœux. Il les encourage à réfléchir aux problèmes communs pour lesquels ils pourraient faire campagne collectivement dans l’ensemble de la région.
Le soir, les participants profitent des plaisirs de la vie nocturne de Bakou, autour d’un verre et en participant à une soirée karaoké animée durant laquelle ils chantent à tue-tête en plusieurs langues. L’atmosphère est à la franche camaraderie transfrontalière – une rareté -, qui donne une idée de ce que pourrait être le futur du Moyen-Orient.
Les avantages d’un rapprochement entre Israël et le monde arabe
Lors d’entretiens individuels avec le Times of Israel, des participants de pays sans relations officielles avec Israël évoquent les avantages d’une meilleure coopération avec l’État juif.
Shadi Martini, Syrien de 51 ans qui a fui son pays dès le début de la guerre civile en 2012 et vit désormais dans le Michigan, donne son point de vue sur la question.
Sa première rencontre avec les Israéliens a lieu en 2016, lorsqu’il dirige un programme d’aide appelé Operation Good Neighbor, spécialisé dans la fourniture, depuis Israël, d’aide humanitaire à la Syrie en guerre.
Aujourd’hui, il travaille pour un projet assez similaire avec l’organisation new-yorkaise qui l’emploie – l’Alliance multiconfessionnelle -, cette fois pour apporter de l’aide à Gaza.
« Israël est très avancé dans tout ce qui est technologie, agriculture et gestion de l’eau, et d’autres pays ont besoin de cette expertise. Si la situation économique des habitants de la région s’améliore, les tensions vont se calmer et toute la région va devenir plus stable », estime Martini.
Amina (nom d’emprunt), femme d’origine palestinienne élevée à l’étranger et qui travaille aujourd’hui dans le secteur des start-ups technologiques, évoque elle aussi l’intérêt pour la région d’apprendre d’Israël.
« Ce n’est un secret pour personne que certains des meilleurs fondateurs de start-ups sont israéliens. Ils sont capables de développer leurs activités aux États-Unis à un rythme incroyable. Les Israéliens travaillent dur et savent gérer l’échec – ce qui arrive souvent en matière technologique. »
Elle souligne que les investissements sont souvent liés à la personnalité du fondateur de la start-up, et elle trouve que les Israéliens ont souvent un avantage dans le secteur des technologies. Elle pense que les Palestiniens pourraient utilement s’inspirer de leur manière de faire.
« Je pense que les meilleurs entrepreneurs sont ceux qui ont la rage d’y arriver. Beaucoup d’Israéliens sont comme ça – ils ont quelque chose à prouver. Curieusement, nombre de Palestiniens aussi. Israéliens et Palestiniens ont beaucoup plus en commun que ce que l’on pense, non seulement en raison de leur expérience, mais aussi d’un point de vue culturel », explique Amina.
« Ne laissez pas des Israéliens et des Palestiniens seuls dans une même pièce »
Lors de son allocution d’ouverture, Svetlova rappelle que les pays arabes ne sont jamais médiateurs dans les pourparlers bilatéraux entre autorités israéliennes et palestiniennes. « L’une des erreurs des pourparlers de paix passés a été de laisser les Israéliens et les Palestiniens seuls dans la même pièce », relève-t-elle.
« Dans ces négociations, il serait préférable d’avoir des médiateurs de la région – les diplomates étrangers ont souvent une compréhension très occidentale de ce conflit. Il y a vingt ans, les Israéliens supposaient que les Arabes se rangeraient automatiquement du côté des Palestiniens. Mais depuis les accords d’Abraham [les accords de normalisation conclus entre Israël et quatre pays arabes en 2020], cette perception a quelque peu changé. »
C’est précisément la prise de conscience de la nécessité d’impliquer les pays arabes dans le processus de paix qui a conduit à la création de ROPES en 2017. Ben Birnbaum, son fondateur et président, explique que l’idée est de « combler un vide dans l’écosystème de la consolidation de la paix ».
À l’époque, une centaine d’organisations se concentraient sur les efforts bilatéraux israélo-palestiniens ou le dialogue judéo-arabe à l’intérieur d’Israël – ce qui, selon Svetlova, n’est pas nécessairement un signe positif.
« Plus il y a d’initiatives de paix, moins il y a de paix », ajoute-t-elle.
Birnbaum relève que quasi-aucune organisation pacifiste n’implique « les 400 millions de citoyens des pays arabes ».
C’est en s’appuyant sur ses contacts dans la région issus de sa précédente carrière de journaliste qu’il lance ROPES.
Aujourd’hui, le réseau compte plus de 120 membres, dont des diplomates et des politiciens, qui forment ce que Birnbaum qualifie de « réseau clandestin de connexions qui, au-delà d’Israël et des Territoires palestiniens, englobe 12 pays arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du
Nord ».
Pour la plupart âgés de 25 à 45 ans, les membres de l’organisation sont des leaders dans divers domaines – service public, université, technologie – capables d’ « influencer leur société ». Les activités de ROPES sont pour l’essentiel imperceptibles, destinées à construire les « infrastructures sociales » du Moyen-Orient d’après le conflit.
L’un des principes directeurs de ROPES est que les progrès de la coopération régionale doivent être liés aux avancées des pourparlers de paix israélo-palestiniens – au point mort depuis des années.
« Ma première pensée est que les Israéliens doivent être conscients des opportunités qui s’offrent à eux dans le monde arabe, et dont ils pourraient se saisir s’il y avait des progrès du côté de la question palestinienne », explique Birnbaum.
« Ce message passe mieux auprès des Israéliens de centre-droit que le seul discours autour de l’État palestinien. En fin de compte, nous voulons rassembler tout le monde autour d’une vision commune de la région après le conflit.
Un excès d’optimisme après les accords d’Abraham
Avec une remarquable clairvoyance, Birnbaum lance ROPES trois ans et demi avant la signature des accords d’Abraham, qui ouvrent aux Israéliens les portes de quatre pays arabes.
Birnbaum estime que cet accord a pu donner aux Israéliens un trop plein d’optimisme et leur laisser croire à une possible percée diplomatique avec d’autres pays du Moyen-Orient, en particulier l’Arabie saoudite, sans pour autant aborder la question palestinienne. Alors que des milliers de touristes et d’hommes d’affaires israéliens prenaient le chemin de Dubaï et Abou Dhabi, on s’attendait à ce que Ryad et Djeddah connaissent bientôt le même sort.
Aziz Alghashian, chercheur saoudien spécialisé dans la politique étrangère de son pays à l’égard d’Israël, se livre, lors du sommet de Bakou, à une critique impartiale de cette attente. La population israélienne a ignoré le
« grand mais » des Saoudiens dans les négociations, explique-t-il.
« Netanyahu a promis à la population israélienne qu’il ferait venir les Saoudiens, mais les Saoudiens ont leurs conditions », rappelle Alghashian. « Nombreuses sont les personnes promptes à analyser notre politique étrangère à l’aune de ce qu’elles souhaitent, et non de ce que les Saoudiens disent réellement. »
« L’Arabie saoudite continue d’exiger l’avènement d’un État palestinien – elle l’exige depuis l’Initiative de paix arabe qu’elle a présentée en 2002. Aujourd’hui, la normalisation s’accompagnerait en plus d’un pacte de défense mutuelle avec les États-Unis », assure Alghashian.
Sans ces deux éléments – dont le dernier requiert l’approbation du Congrès américain – un accord de paix avec l’Arabie saoudite reste hautement improbable, prédit-il.
Il souligne par ailleurs que les Émirats arabes unis et Bahreïn ne sont pas à considérer comme des modèles par le reste de la région du Golfe, car ils ont des préoccupations de politique étrangère uniques et entendent diversifier leurs alliances internationales et prendre leurs distances avec leurs voisins tout à la fois plus grands et hégémoniques – l’Arabie saoudite et l’Iran.
Selon d’autres participants arabes, malgré les liens de camaraderie qu’ils développent avec des Israéliens, l’idée que l’État juif soit un membre à part entière de la région alors que la guerre fait rage à Gaza reste de l’ordre de la fantaisie.
Karim (il s’agit d’un nom d’emprunt), Algérien d’une trentaine d’années qui travaille pour une organisation de coopération régionale, se dit réservé quant à sa participation au sommet de Bakou.
« Je suis partagé. Il y a en moi une certaine culpabilité en raison de ce qui se passe en ce moment à Gaza et de ce qui se passe partout sur le territoire palestinien depuis des années. Il y a aussi en moi l’idée que ce travail doit être fait avec les Israéliens », confie-t-il.
Karim dit de l’Algérie que c’est « le pays arabe le plus éloigné » de la normalisation, à cause de la guerre de libération sanglante qui l’a opposé à la France, dans les années 1950 et 1960, et de sa forte identification à la cause palestinienne. Nombreux sont ceux qui, dans ce pays d’Afrique du Nord, justifient les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre comme une réponse à la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, ajoute-t-il.
Pour autant, poursuit-il, il est impossible – même pour les gouvernements les plus radicaux – d’écarter d’un simple revers de la main la présence d’Israël dans la région.
« Je pense que nous sommes arrivés au point où la plupart des gouvernements de la région acceptent Israël », estime Karim. « À l’heure actuelle, le conflit avec Israël ne concerne pas son existence dans la région, mais le respect des Palestiniens. L’Algérie appelle au respect des frontières de 1967 : à cette condition, la reconnaissance d’Israël se ferait naturellement. »
Le plaidoyer le plus vibrant en faveur d’un nouveau Moyen-Orient caractérisé par la coopération est peut-être celui de Rana (là aussi, un nom d’emprunt), ingénieure d’une quarantaine d’années, l’une des deux Gazaouis présentes à ce sommet qui, aujourd’hui, vivent tous deux en Europe.
La maison de Rana à Gaza-ville a été détruite lors d’une frappe aérienne israélienne dans les premières semaines de la guerre. Grâce à des parents vivant à l’étranger et après des mois d’attente, ses parents et elle sont parvenus à obtenir des visas humanitaires pour partir en Europe, où ils vivent actuellement.
Interrogée sur le 7 octobre, Rana brosse un tableau complexe des attitudes qu’elle a pu voir autour d’elle avant le pogrom sauvage perpétré par le Hamas, lorsque les terroristes venus de Gaza ont tué plus de 1 200 personnes dans le sud d’Israël avec une extrême brutalité et de nombreux cas de violences sexuelles, et en ont kidnappé 251.
Depuis 2007, la bande de Gaza est presque totalement coupée du monde, sous un blocus imposé par Israël depuis que le Hamas a pris le contrôle de l’enclave côtière – blocus par ailleurs appliqué en coopération avec l’Égypte voisine afin d’empêcher l’organisation terroriste de garnir son stock d’armes et de menacer encore davantage Israël, dont elle a à plusieurs reprises souhaité la destruction. En application de ce blocus, la circulation des biens et des personnes à destination et en provenance de Gaza a été considérablement limitée. Mais au vu de l’arsenal et du niveau sophistiqué des tunnels d’attaques du Hamas, beaucoup se demandent si ces restrictions ont été un tant soit peu efficaces.
« Pour beaucoup, l’usage de la force et la résistance armée étaient le seul moyen de revendiquer et obtenir le respect de leurs droits. Mais pour d’autres, la coexistence entre les peuples israélien et palestinien est possible – après tout, nous sommes tous des êtres humains », rappelle-t-elle.
« Aujourd’hui, les gens de Gaza en ont assez de la guerre, ils veulent juste vivre. Nous avons perdu notre maison, notre emploi, notre avenir. Ces 10 derniers mois, les gens ont vieilli de 10 ans. Ils ne sont plus favorables à la résistance, ils veulent simplement la fin du conflit », assure Rana.
« Pour moi, cette conférence est éminemment positive », conclut-elle.
« Beaucoup de gens sont convaincus que l’avenir est à la paix et à la coexistence. »
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