A Majorque, des descendants de juifs persécutés dirigent désormais la communauté
Les Chuetas de l'île espagnole, dont les ancêtres ont été convertis de force pendant l'Inquisition, étaient rejetés par la population ; aujourd'hui, ils reviennent au judaïsme
PALMA DE MAJORQUE, Espagne (JTA) – Comme d’innombrables enfants juifs en Europe, Toni Pinya a été régulièrement victime d’intimidation antisémite à l’école.
Ayant grandi dans les années 1960 sur cette île située au sud de Barcelone, il se faisait battre et traiter de « tueur du Christ » et de « sale Juif » au moins une fois par mois, a-t-il déclaré à la Jewish Telegraphic Agency dans une récente interview.
Mais contrairement à la plupart des autres victimes de telles maltraitances, Toni Pinya était sûr à l’époque qu’il était catholique.
« J’ai demandé à mon grand-père pourquoi les autres enfants me traitaient de Juif », dit-il. « Après ses explications, j’ai compris ».
L’explication était que Toni Pinya est un Chueta, le nom donné à Majorque aux quelque 20 000 personnes dont les ancêtres juifs se sont convertis au christianisme il y a des siècles pendant l’Inquisition espagnole. Très catholiques, mais largement méprisés par leur coreligionnaires chrétiens, les Chuetas ont ironiquement conservé leur identité distincte, parce que l’hostilité à leur égard les obligeait à se marier surtout entre eux.
La petite communauté juive de Majorque est maintenant plus forte pour faire face à cette tournure des événements.
L’année dernière, M. Pinya, chef cuisinier, et Miquel Segura sont devenus les deux premiers Chuetas élus au conseil exécutif de la communauté juive de Majorque, qui compte quatre membres, donnant enfin aux représentants de cette minorité une place à la table commune.
Cette évolution « est tout pour nous, elle nous rend fiers, nous donne un sentiment d’appartenance et, j’imagine, de rupture », a déclaré Iska Bat Valls, l’épouse de Toni Pinya, également chueta.
Le couple fait partie des quelques dizaines de personnes de ce groupe qui sont revenues au judaïsme au cours des dernières années. La plupart des Chuetas d’aujourd’hui ne se considèrent pas juifs.
Toni Pinya, dont les parents ont été forcés de se marier en secret parce que ses grands-parents non chuetas s’opposaient à leur union, et Iska Bat Valls ont été convertis au judaïsme par les orthodoxes il y a environ cinq ans. D’autres Chuetas, comme le sculpteur Ferran Aguilo, ont été convertis par les réformés.
Les conversions et l’élection des Chuetas au conseil d’administration de la communauté s’inscrivent dans le cadre d’une reconnaissance croissante de la tragique histoire juive de Majorque, une masse montagneuse se dressant dans la Méditerranée, deux fois plus petite que la Corse.
L’année dernière, les autorités locales ont dévoilé une plaque commémorative sur la place de Palma, où 37 personnes ont été brûlées vives en 1691 parce que juives dans ce qui est localement connu comme « le feu de joie des Juifs ». Après des réticences de certains résidents et dirigeants municipaux à l’égard de la plaque, le dévoilement a été la première reconnaissance des meurtres commis ici.
En 2015, la ville a participé à la construction d’un petit musée juif dans ce qui était autrefois le quartier juif. Situées dans une rue pavée à l’intérieur du labyrinthe de grès du vieux centre-ville, les ruelles environnantes sont si calmes et si bien préservées qu’il est facile d’imaginer la vie ici il y a des siècles, quand les crypto-juifs dirigeaient pratiquement toutes les tanneries, magasins de chaussures et boucheries qui se trouvaient là.
Les Juifs sont partis, mais les bâtiments qui abritaient autrefois leurs trois synagogues à Palma sont toujours là et en bon état. L’un d’eux, un petit espace avec deux entrées pour des raisons de sécurité, est devenu une boulangerie. Un autre est une église.
Le mois dernier, la ville a parrainé pour la première fois une cérémonie commémorative pour les Juifs qui, en 1688, ont tenté de s’échapper de l’île sur un bateau, avant d’être rattrapés et torturés.
Un grand anneau d’ancrage en métal se trouve aujourd’hui à l’extérieur du restaurant Bahía Mediterráneo près de la marina, où beaucoup de Chuetas pensent que le bateau se trouvait autrefois. L’anneau est lisse parce que les Chuetas le touchent chaque fois qu’ils passent, comme le font de nombreux catholiques en Europe avec les statues des saints.
« Je pense qu’au cours de ces dernières années, nous avons finalement et soudainement atteint le moment où Majorque est prête à se souvenir », a déclaré Dolores Forteza Rei, membre de l’association Memoria de la Carrer qui se consacre à la préservation du patrimoine chueta.
« L’Inquisition est toujours un secret sale et douloureux ici », a déclaré Dani Rotstein, un natif du New Jersey qui s’est installé ici en 2011 et qui propose maintenant des visites guidées sur l’histoire juive de l’île. Mais c’est vivant dans l’esprit des gens aujourd’hui aussi parce que c’était particulièrement brutal à Majorque, a fait observer M. Rotstein.
Ailleurs en Espagne et au Portugal, les autorités municipales chassaient souvent leurs Juifs et volaient leurs biens. C’était plus rapide, plus propre et plus facile que les procès et les exécutions atroces.
Mais à Majorque, « partir n’était pas envisageable parce que c’est une petite île », a dit Rotstein, qui a participé l’année dernière au lancement de la populaire conférence d’étude juive Limmud à Majorque.
Aujourd’hui, Palma de Majorque, ville côtière d’environ 400 000 habitants, est l’un des endroits les plus cosmopolites d’Espagne. Découverte dans les années 1970 par les amoureux du soleil des climats plus froids, Majorque accueille aujourd’hui plus de 10 millions de touristes par an. Le tourisme a changé la société majorquine, qui pendant des siècles a été rurale avec de fortes tendances isolationnistes.
« Soudain, nous n’étions plus les étrangers. Etre Chueta n’était plus important, c’était une anecdote », dit Forteza Rei.
Certains étrangers contribuent directement à la préservation des sites du patrimoine juif.
A Inca, deuxième ville de Majorque, une ancienne synagogue et un mikvé, ou bain rituel, ont été découverts et partiellement conservés par le designer britannique Robert Lopez Hinton et sa conjointe française, >Marie-Noëlle Ginard Feron.
Le couple, ni l’un ni l’autre juif, a acheté un bâtiment délabré dans l’ancien quartier juif d’Inca il y a dix ans. Ce n’est que lors des rénovations que la structure a révélé ses secrets.
« Nous avons compris quand nous avons remarqué que cette fenêtre étroite, que nous avions toujours trouvé étrange, amenait un rayon de lumière à l’intérieur deux fois par an : à l’équinoxe et au solstice », se rappelle Lopez Hinton, ajoutant que ce type d’éclairage est caractéristique des synagogues et des églises en Espagne. « Quand nous avons découvert le bain rituel », avec son système élaboré pour collecter l’eau de pluie, « nous savions que ce n’était pas une église. »
Le couple ouvre sa maison aux visiteurs un jour par semaine et organise des manifestations culturelles, notamment sur l’Inquisition et les crypto-juifs, également connus sous le nom de Bnei Anousim.
« J’ai l’impression qu’il y a, ces derniers temps, un regain d’intérêt croissant pour le sujet, ou du moins une ouverture d’esprit à son égard », a-t-il ajouté.
Pourtant, il y a 600 ans, les habitants de l’île ont été parmi les premiers de la péninsule ibérique à se lancer dans la persécution des Juifs.
Les membres de cette minorité ont été massacrés ici un siècle avant la mise en place officielle de l’Inquisition en 1492. Majorque était l’une des quatre régions espagnoles où des Juifs ont été assassinés dans la rue lors de pogroms en 1391, et le massacre s’est accompagné de mesures anti-juives qui ont connu un point d’orgue avec l’Inquisition.
Face à cette persécution radicale, de nombreux Chuetas étaient déterminés à manifester leur détachement du judaïsme. Ils se faisaient un point d’honneur de travailler le jour du Shabbat en violation de la loi juive, au point que l’expression pour faire des corvées en dialecte majorquin jusqu’à ce jour est « faire Shabbat ».
Et ils ont transformé leurs Halloth, pains de Shabbat casher, en ce qu’on appelle aujourd’hui l’“ensaimada” – un dessert qui, bizarrement, est fait de saindoux de porc, selon Tomeu Arbona, un connaisseur de l’ensaimada. L’année dernière, Arbona, qui n’est pas juif, a commencé à vendre dans sa boulangerie Fornet de Sa Soca une variante casher de ce plat national circulaire qui pour lui est une manière littéralement de « boucler la boucle ».
En effet, boucler la boucle est pour beaucoup de Chuetas la motivation principale pour se convertir et revenir au judaïsme.
Toni Pinya et sa femme sont maintenant des habitués de la seule synagogue de Majorque – un petit espace accueillant au centre-ville, situé à côté d’un salon de massage asiatique et doté d’une étoile de David sur sa porte métallique.
Le vendredi soir, une cinquantaine de locaux de tous horizons, dont des Américains, des Britanniques et des Israéliens, se rassemblent ici pour des prières séfarades ponctuées de chants et de claquements de mains. La communauté est actuellement sans rabbin suite au départ en Israël, il y a deux ans, de Nissan Ben-Avraham, né à Majorque, descendant d’une famille de Chuetas qui officiait jusqu’ici comme émissaire local de l’organisation Shavei Israel.
Toni Pinya est le chef casher local, un rôle qui fait écho à la façon dont il a approfondi sa connaissance du judaïsme en étudiant les origines de la cuisine juive de Majorque.
Certains Chuetas, parmi lesquels Rafael Aedo Pons, père d’un enfant et directeur d’une entreprise locale d’énergie, disent qu’ils n’ont pas besoin de se convertir du tout pour faire partie de la communauté juive parce que leurs « racines sont aussi juives que celles de tout autre Juif », comme il l’a dit lors d’un événement communautaire en février.
Ce point de vue vaut aussi pour d’autres Chuetas comme Aedo Pons.
Nissim Karelitz, un rabbin ashkénaze haredi orthodoxe de Bnei Brak, Israël, a tranché en 2011 que les Chuetas n’ont pas besoin de se convertir au judaïsme car ils sont déjà juifs – une concession exceptionnelle. (La décision de Karelitz ne serait cependant pas confirmée par le rabbinat de l’État d’Israël, qui est officiellement chargé de tous les événements du cycle de vie dans l’État juif. De même, les conversions effectuées par son tribunal ne sont pas toujours reconnues par le rabbinat).
Mais la décision de Karelitz était une bonne initiative, selon le rabbin Joseph Walles, descendant du rabbin Rafael Valls, le dernier juif brûlé sur le bûcher à Majorque en 1691. M. Walles, qui dirige le groupe Arachim basé à Bnei Brak et qui se consacre à l’unité entre les juifs, a visité Majorque en février pour rencontrer les membres de sa communauté juive.
« L’histoire de cette île est liée à la détermination de ses Juifs à rester juifs face à l’une des tentatives les plus brutales de l’Histoire pour éradiquer le judaïsme », a dit M. Walles. Et cela, a-t-il ajouté, « témoigne de la volonté des Juifs du monde entier de le rester ».
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.
Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel