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Interview

Allemagne : La mémoire de la Shoah menacée des deux côtés de l’échiquier politique

Alors que la conscience nationale est remise en question, le journaliste Tobias Buck explore le passé nazi de sa famille et retrace 79 ans d'efforts pour traduire en justice les auteurs de la Shoah

Bruno Dey, 93 ans, ancien garde SS au camp de concentration de Stutthof près de Dantzig, siège au tribunal régional de Hambourg, Allemagne, le 17 octobre 2019. (Daniel Bockwoldt/dpa via AP)
Bruno Dey, 93 ans, ancien garde SS au camp de concentration de Stutthof près de Dantzig, siège au tribunal régional de Hambourg, Allemagne, le 17 octobre 2019. (Daniel Bockwoldt/dpa via AP)

Dans « Final Verdict : The Holocaust on Trial in the 21st Century » (Verdict final : Le procès de la Shoah au XXIe siècle), le journaliste Tobias Buck apporte des précisions sur les tentatives de l’Allemagne de traduire en justice d’anciens nazis.

Basé sur le passé nazi de son propre grand-père, le livre de Buck examine l’effritement de la culture de commémoration traditionnelle de l’Allemagne face aux menaces des partis de droite et à l’évolution démographique du pays.

« La Shoah continuera à jouer un rôle énorme dans la vie publique et politique allemande. Toutefois, la culture commémorative traditionnelle de l’Allemagne ne peut ignorer le fait qu’une personne sur quatre vivant en Allemagne aujourd’hui a ses racines dans les communautés immigrées », a expliqué Buck au Times of Israel.

« Final Verdict » a pour cadre le procès de l’ancien nazi Bruno Dey, qui s’est ouvert à Hambourg en 2019. Assis dans un fauteuil roulant et se cachant derrière des dossiers pour éviter les photographes, Dey, âgé de 93 ans, a été accusé du meurtre de 5 230 prisonniers au camp de concentration de Stutthof.

Assistant au procès en tant que journaliste, Buck a été « troublé » par « l’insignifiance historique » de Dey, écrit-il. Mais le journaliste n’a eu qu’à consulter son arbre généalogique pour trouver un autre exemple de la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt.

Bruno Dey, ancien gardien SS au camp de concentration de Stutthof, cache son visage derrière un dossier à côté de son avocat Stefan Waterkamp avant une audience de son procès le 17 juillet 2020 à Hambourg, dans le nord de l’Allemagne. (Daniel Bockwoldt / POOL / AFP)

« Montrez-moi une famille allemande, et je vous montrerai un grand-père, un père ou un oncle semblable à Rupert Buck », a écrit Buck à propos de son grand-père.

Une combinaison de facteurs a conduit les autorités alliées et les dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre à « faire preuve de laxisme » à l’égard des anciens nazis, explique Buck.

« Il y avait des raisons pratiques et juridiques, des réticences politiques et une résistance populaire. La justice a été contrecarrée par l’amnésie allemande et la realpolitik américaine, ainsi que par un accord tacite entre les principaux dirigeants allemands pour tirer un trait sur le passé et aller de l’avant », poursuit Buck, qui vit en Grande-Bretagne.

La réticence de l’Allemagne à demander des comptes aux anciens nazis s’est prolongée jusque dans les années 1980, selon Buck. Au cours de cette décennie, une seule affaire portant sur des nazis a été portée devant un tribunal ouest-allemand, et aucune condamnation n’a été prononcée.

Accusés lors du procès États-Unis d’Amérique contre Karl Brandt (également connu sous le nom de procès des médecins), à Nuremberg, en Allemagne, du 9 décembre 1946 au 20 août 1947. (Crédit : Armée américaine, Domaine public, via Wikimedia Commons)

« Pour la plupart des Allemands qui avaient vécu la période nazie et la Seconde Guerre mondiale, une approche plus rigoureuse de la poursuite des coupables aurait signifié abandonner des frères et des pères, des tantes et des cousins, des amis et des voisins. La complicité était omniprésente, tout comme les excuses et les justifications qui ont empêché une remise en question à la fois juridique et morale », écrit Buck.

Les innombrables collaborateurs de la Shoah

En règle générale, au terme de la Seconde Guerre mondiale, seuls les nazis les plus radicaux ont été traduits en justice.

« La seule catégorie de criminels nazis que les tribunaux allemands étaient disposés à poursuivre était celle des brutes violentes », a écrit Buck.

Les brutes violentes – officiellement désignées sous le nom des « auteurs de violences excessives » – ont été condamnées à des peines sévères et ont fait l’objet d’un examen minutieux de la part des médias en raison de leur sadisme et de leur cruauté exceptionnels, même au regard des normes de la SS.

Rupert, le grand-père de Buck, était non seulement un nazi, mais également un membre de la SS. En 1935, deux ans seulement après le début de sa carrière de SS, Buck a été radié pour avoir été impliqué dans une mutinerie. Ce fait, écrit son petit-fils, a valu à Rupert Buck les faveurs des Alliés dix ans plus tard.

Le journaliste et auteur Tobias Buck. (Crédit : Autorisation)

Comme nombre des 3,5 millions d’Allemands qui ont connu le processus de dénazification, Rupert Buck a été condamné à une amende symbolique de 30 marks allemands et à une interdiction d’exercer une fonction élective jusqu’en 1950.

Selon Tobias Buck, de nombreux enseignements peuvent être tirés en étudiant les collaborateurs de la Shoah qui, comme son grand-père, n’occupaient pas de postes à responsabilité. Les motivations de ces hommes – et les réactions de leurs familles – sont une véritable source d’enseignement, dit-il.

« Les innombrables auxiliaires de la Shoah, la multitude de collaborateurs situés plus bas dans la hiérarchie des SS et des camps – je pense que c’est là que nous pouvons vraiment tirer une leçon de l’histoire », a souligné Buck, qui est rédacteur en chef du Financial Times.

En faisant des recherches sur sa propre famille, Buck n’a trouvé aucune preuve qu’un parent ait jamais reproché ou réprimandé son grand-père pour son appartenance à la SS, même après la guerre.

Adolf Eichmann, debout dans son box vitré à l’épreuve des balles, lors de la lecture des charges retenues contre lui au cours d’une procédure judiciaire dans le bâtiment Beit HaAm à Jérusalem, le 12 avril 1961. (Crédit : Stringer/AP)

« Il est bien sûr tout à fait approprié et compréhensible [de regarder] la Shoah à travers les yeux des victimes », a déclaré Buck. « Mais je pense aussi que nous avons beaucoup à apprendre en essayant de comprendre ce qui s’est passé dans l’esprit des auteurs de ces crimes. »

Un sujet qui ne disparaît jamais vraiment

De nombreux articles ont été consacrés à la « lassitude à l’égard de la Shoah » en Europe, mais ces analyses ne correspondent pas à l’expérience qu’a eue Buck lors de son reportage sur le procès Dey, ni des années qu’il a passées à effectuer les recherches nécessaires à la rédaction de son livre.

« Je ne perçois pas de sentiment de lassitude à l’égard de la question de la Shoah, que ce soit au Royaume-Uni ou en Allemagne », a affirmé Buck. « C’est un sujet qui ne disparaît jamais vraiment et dont l’intérêt est ravivé de temps à autre, tant au niveau sociétal qu’individuel, par certains événements, livres, anniversaires, films, etc. »

Selon Buck, nous vivons « à nouveau un de ces moments de regain d’intérêt, comme en témoignent notamment la sortie du film ‘Zone d’intérêt‘ et les réactions qu’il a suscitées ».

« Final Verdict » de Tobias Buck. (Crédit : Autorisation)

En Allemagne, cependant, la culture de la mémoire associée à la commémoration des atrocités nazies, qui existe depuis longtemps, a commencé à s’effriter, a ajouté Buck.

Non seulement les jeunes Allemands appartiennent à la quatrième génération des auteurs des atrocités, mais un quart de la population est arrivé en Allemagne depuis des pays non européens.

« Leurs parents et grands-parents n’ont pas été impliqués dans la Shoah. Il serait donc inapproprié de leur demander de ressentir un quelconque sentiment de responsabilité collective transgénérationnelle », a expliqué Buck.

Pour élargir le champ de la culpabilité génocidaire de l’Allemagne, plusieurs historiens ont invité Buck à se pencher sur les crimes coloniaux commis par l’Allemagne en Afrique.

Quarante ans avant la Shoah, les généraux de l’armée allemande en Namibie ont réprimé une rébellion en perpétrant le premier génocide du siècle. Des dizaines de milliers de Nama et de Herero ont été massacrés sur ordre des Allemands afin d’éliminer la population.

La longue histoire de l’antisémitisme en Europe sera toujours au cœur de la Shoah, a indiqué Buck. Mais cela n’exclut pas l’existence d’aspects coloniaux dans la guerre de l’Allemagne contre les Juifs. En d’autres termes, il existe des liens entre les crimes commis par l’Allemagne en Afrique et les crimes commis des dizaines d’années plus tard en Europe.

En Allemagne, les menaces qui pèsent sur la mémoire de la Shoah proviennent des deux extrémités de l’échiquier politique. Les partis d’extrême droite font davantage parler d’eux pour leur antisémitisme manifeste, mais des voix d’extrême gauche sont déterminées à minimiser le statut de la Shoah en tant qu’événement singulier dans l’histoire de l’Allemagne, a souligné Buck.

La patrouille allemande Kamelreiterpatrouille, ou « patrouille de chameliers », dans le sud-ouest de l’Afrique, 1906-1918. (Budesarchiv Bild) ; survivants Herero après la fuite à travers le désert aride d’Omaheke dans le Sud-Ouest africain allemand, l’actuelle Namibie. (Crédit : Domaine public)

Plus que le débat sur la colonisation, Buck s’intéresse à la manière dont les conditions de vie dans l’Allemagne nazie ont incité des hommes comme son grand-père et Bruno Dey à devenir les complices volontaires d’Hitler.

« Si Bruno Dey avait vécu à une autre époque et dans un autre lieu, son obéissance, sa faiblesse et son incapacité à dire non auraient moins pesé », écrit Buck.

« S’il était né, comme moi, dans l’Allemagne démocratique de 1975, serait-il devenu complice d’un meurtre ? La réponse est presque certainement négative », a ajouté Buck.

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