Cisjordanie : La bureaucratie dans le conflit
Une partie de la spirale des violences est à trouver dans les défaillances de la bureaucratie israélienne, dues à l'absence de démocratie dans les zones sous contrôle d'Israël
Le porte-parole de l’armée israélienne s’est montré catégorique.
« Nous ne sommes pas venus pour conquérir le camp de réfugiés de Jénine », a-t-il dit dans la journée de lundi. « Ce n’est pas une opération contre l’Autorité palestinienne ; c’est une opération contre les organisations terroristes qui font vivre un enfer à la population de Jénine ».
L’armée était entrée dans la ville la nuit précédente, donnant le coup d’envoi à un raid de quarante-quatre heures intenses qui a démontré l’infiltration remarquable, par les services de renseignement, des nouvelles cellules terroristes qui ont germé à Jénine et à Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, au cours des dernières semaines.
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Des appartements où des explosifs étaient stockés à l’abri des regards ont été pris d’assaut par les commandos. Un container rempli d’explosifs artisanaux a été détruit. Une frappe a pris pour cible un centre de commandement clandestin.
Il y a aujourd’hui une réelle vacance du pouvoir dans le nord de la Cisjordanie – tout le monde le reconnaît dorénavant. L’Autorité palestinienne (AP) n’y contrôle plus rien. Les forces de sécurité israéliennes y pénètrent rarement (c’était au moins le cas jusqu’à une date récente) et des secteurs, des quartiers entiers de ces deux villes majeures sont dorénavant placés sous la mainmise des milices, certaines n’ayant fait que récemment leur apparition. Elles sont parfois affiliées au Hamas ou financées par l’Iran mais elle se définissent majoritairement par rapport à l’endroit où elles se sont implantées. Ces milices sont, somme toute, une réponse à la vacance du pouvoir.
Cette anarchie et la nouvelle menace du terrorisme qui n’a fait que s’accroître dans ce contexte de non-droit sont rapidement devenues la nouvelle norme, et c’est le cas en particulier dans l’expérience vécue par les résidents palestiniens. Le porte-parole de Tsahal a par ailleurs ajouté de manière très claire, lundi, que l’opération se poursuivrait jusqu’à une date indéterminée : « Il y aura une série d’opérations qui ne seront pas nécessairement limitées dans le temps dans tout le nord de la Samarie, en fonction de ce que dicteront les renseignements dont nous disposons et en fonction du timing opérationnel ».
Il ne parlait pas ici de l’incursion spécifique de l’armée qui s’est achevée mercredi mais des efforts en cours qui ont pu être livrés, ces dernières semaines, pour perturber les réseaux terroristes qui gouvernent des quartiers entiers de Jénine et Naplouse. Les interventions en général devraient donc continuer pendant un certain temps.
Il y a une dualité frappante dans la rhétorique employée par les militaires. Il y a la compétence et l’efficacité tactique incroyables de l’opération en elle-même – « l’ennemi a été surpris par la frappe aérienne qui a touché des terroristes et des sites dont il pensait que nous ignorions l’existence », s’est enorgueilli le porte-parole – avec la reconnaissance implicite d’une impuissance s’agissant de s’attaquer au problème plus large, évolutif, de l’anarchie et de la vacance du pouvoir, de l’absence d’administration.
La Cisjordanie ne se contente pas de s’effondrer dans un miasme de rage nationaliste, comme le craignent de nombreux observateurs. Elle implose à cause du vide créé par une force beaucoup plus insidieuse et persistante, celle de la négligence bureaucratique.
Il y a une occupation en Cisjordanie. Le terme s’est chargé depuis longtemps de dimensions politiques et idéologiques, et il s’est incorporé dans des débats plus larges sur le nationalisme ou sur l’auto-détermination. Toutefois, ce simple fait a une signification incontestable, qui ne dépend en rien des points de vue politiques exprimés par les uns ou par les autres : La bureaucratie nationale d’une population fixe les règles du jeu en les imposant à la bureaucratie nationale de l’autre.
Et elle le fait très mal dans le cas qui nous occupe.
Cette vision bureaucratique des choses semble être inintéressante s’agissant d’examiner les énormes difficultés que connaît ce secteur de la Cisjordanie, alors qu’il oscille aujourd’hui sur le fil d’un nouveau cycle de conflits ouverts. Elle est pourtant au cœur de la problématique, elle est cette partie de la problématique qui reste complètement indépendante des politiques et des sympathies exprimées par les uns ou par les autres. C’est la revendication palestinienne à l’égard d’Israël qui survit à la déconstruction des narratifs nationalistes palestiniens ; c’est la responsabilité qui continuera d’incomber à Israël quoi qu’il advienne, même en considérant qu’Israël a entièrement raison sur d’autres questions.
Cette vision bureaucratique fait partie du conflit dans lequel évoluent aujourd’hui de très nombreux Palestiniens ; c’est là qu’ils font l’expérience la plus viscérale, la plus durable, du contrôle militaire israélien. C’est la raison pour laquelle de nombreux Palestiniens très ordinaires, sans affiliation à un quelconque mouvement, sont désireux de risquer une nouvelle série de conflits et c’est l’une des raisons les plus déterminantes (même si ce n’est pas la seule) expliquant pourquoi une nouvelle génération palestinienne se prépare aujourd’hui à la guerre – et s’y prépare avec avidité même.
Et ce qui est pourtant et peut-être le plus remarquable, c’est que c’est la partie du conflit qui pourrait bien se résoudre le plus facilement et le plus rapidement. Elle concerne les souffrances infligées par la négligence et par l’indécision. Elle n’engage en rien les intérêts israéliens et, finalement, les Israéliens en sont même victimes au second degré après les Palestiniens.
Une grande partie de ce qui suit provient de rapports établis par l’ONG Shrinking the Conflict Initiative, une organisation à but non-lucratif qui avait été fondée dans le sillage de « Catch-67 », le livre écrit par le philosophe Micah Goodman, avec pour objectif de trouver de nouveaux moyens de résoudre des problèmes comme ceux qui sont évoqués ci-dessous (Précision : le journaliste que je suis a assumé une fonction de conseiller auprès du groupe).
Éclairer Jénine
A l’exception de Jéricho, les villes palestiniennes de Cisjordanie reçoivent pratiquement tout leur approvisionnement en électricité en provenance d’Israël. Une dépendance qui entraîne beaucoup de frustration quand l’alimentation électrique est réduite ou coupée, ce qui survient occasionnellement lorsque l’AP se retrouve dans l’incapacité de payer ses factures. La dette palestinienne à l’égard de la compagnie d’électricité israélienne a pu atteindre un montant de deux milliards de shekels au fil des ans.
Pour les Palestiniens ordinaires, pour ces hommes et pour ces femmes qui se tiennent à l’écart des projecteurs parce qu’ils ne combattent pas ou qu’ils ne sont pas militants, de telles pannes de courant suscitent un rejet du contrôle israélien, un rejet presque viscéral. Ils s’insurgent également contre l’AP, dont l’incapacité à collecter les impôts et les paiements et à les gérer est une partie importante du problème.
La solution à cette difficulté chronique est simple : c’est la diversification. Les Palestiniens désespèrent de trouver de nouveaux approvisionnements énergétiques pour réduire leur dépendance à l’égard d’Israël et pour mieux servir la demande croissante.
En 2020, l’AP a signé un accord sur l’énergie avec la Jordanie. Mais hormis une alimentation limitée en électricité jordanienne à Jéricho, il y a un manque réel. Le problème est le suivant : Certaines infrastructures de distribution doivent traverser la Zone C de Cisjordanie, administrée par Israël, ce qui nécessite l’approbation bureaucratique d’Israël par le biais de l’Administration civile, au sein du ministère de la Défense. Une approbation qui est bloquée.
Dans la même veine, une nouvelle centrale électrique devrait ouvrir ses portes aux abords de l’épicentre des derniers combats, à Jénine, dans le nord de la Cisjordanie. Elle pourrait potentiellement répondre à 50 % de la consommation palestinienne en électricité et donner aux Palestiniens beaucoup plus de contrôle sur leur approvisionnement.
Tout le monde veut voir aboutir enfin ce projet – notamment les gouvernements étrangers et les responsables israéliens, enthousiasmés à l’idée qu’elle fonctionnera à l’aide du gaz fossile israélien. Israël tirera des bénéfices de ses ventes directes de gaz. Les Palestiniens devraient constater une baisse de leurs factures d’électricité parce que la production deviendra locale. Et Israël, comme l’AP, devraient aussi profiter de l’aubaine aux niveaux politique et économique, en rendant les coupures d’électricité moins probables et moins onéreuses.
Une victoire sous tous les aspects, semble-t-il. Seul problème : le processus est bloqué. Une minuscule partie de l’infrastructure, à environ 300 mètres du pipeline, doit traverser une parcelle de terrain dans la Zone C, administrée par Israël. Mais l’Administration civile n’a pas encore accordé son approbation concernant ce site, créant un sentiment de frustration chez les responsables palestiniens, chez les soutiens du projet à l’international et – c’est déterminant pour mieux comprendre ce qui se passe – chez les hauts-responsables du gouvernement israélien. Aucune raison ne peut expliquer ce retard ; il n’y a pas de contestation portant sur la parcelle concernée ; il n’y a pas de fouille archéologique en cours ; ce n’est pas un lieu saint ; il n’y a pas d’implantation ou de base militaire à proximité. Ce retard coûte de l’argent à Israël et il réduit les ventes de gaz. Il s’agit ici d’une pure incompétence bureaucratique.
Eaux usées
Selon les estimations, 82 % des eaux usées, en Cisjordanie, sont traitées de manière insuffisante ou pas du tout. Elles s’écoulent des villes et des villages palestiniens et elles se déversent dans les lits de rivière de la Cisjordanie avant de franchir la Ligne verte, vers les villes et villages israéliens.
Dans certains endroits, comme à l’usine Yad Hana qui est installée sur la rivière Alexandre, les usines de traitement des eaux usées israéliennes attendent les eaux contaminées du côté israélien de la Ligne verte et elles les traitent avant qu’elles n’arrivent dans les villes israéliennes. Israël envoie parfois la facture à l’AP. Un pis-aller qui est incroyablement inefficace et retors, et les coûts pour l’AP sont tout aussi insensés, dans un autre genre : Ils ne couvrent pas, en réalité, toutes les dépenses engagées par Israël ; la majorité des eaux usées sont non-traitées, notamment celles qui transitent à travers la Ligne verte et le prix payé par l’AP grignote dangereusement le budget dont cette dernière a besoin pour investir dans d’autres structures de paiement moins onéreuses, à la source de la contamination des eaux.
L’incompétence et la corruption palestiniennes tiennent un grand rôle dans cette problématique. Les donateurs à l’international, avec parmi eux le gouvernement allemand, ont financé des projets de traitement des eaux usées dans les villes palestiniennes qui ont rencontré des difficultés pour des raisons internes au sein de l’AP.
Mais les échecs bureaucratiques israéliens ont également tenu un rôle. Le contrôle et le nettoyage des eaux usées sont une tâche à mener à l’échelle régionale. Les villes et les gouvernements doivent construire des systèmes de traitement des eaux usées complets et appréhender la question sous l’angle géographique plus largement s’ils souhaitent éviter de polluer les approvisionnements en eau des uns et des autres. La seule manière efficace de traiter le problème des eaux usées, en Cisjordanie, est de construire des infrastructures de traitement qui couvriront les régions, pas seulement des populations spécifiques ou des municipalités réduites. Ce qui signifie installer des usines dans la Zone C, administrée par Israël, une perspective à laquelle les Palestiniens se sont montrés réticents dans la mesure où cela impliquerait de payer les Israéliens pour assurer le traitement des égouts palestiniens, et notamment les autorités municipales des implantations de Cisjordanie.
Une solution à ce problème politique pourrait être trouvée dans l’exemple de l’usine d’Al-Bireh, qui gère les eaux usées de Ramallah. Elle est complètement placée sous l’autorité des Palestiniens mais elle traite aussi les eaux usées des implantations israéliennes voisines. Les Israéliens versent de l’argent pour ce service et l’AP a accepté cet arrangement uniquement dans la mesure où l’usine est intégralement contrôlée par les Palestiniens.
La Cisjordanie a besoin d’un réseau partagé d’usines régionales de traitement des eaux qui seraient placées sous le contrôle de l’AP, dont un grand nombre devront être installées dans la Zone C.
Mais pour qu’un tel projet puisse se concrétiser, les bureaucrates israéliens chargés de la Cisjordanie devront approuver ce plan, et le soutenir. Pour le moment, aucune initiative de ce type n’a été prise en faveur d’un tel projet en Israël.
L’étranglement invisible de l’économie palestinienne
Pourtant, tous ces problèmes semblent finalement bien pâles si on les compare au régime des importations et des exportations qui est imposé aux Palestiniens par Israël – un régime qui pourrait bien être le fardeau le plus onéreux placé sur l’échine des Palestiniens par l’État hébreu (c’est aussi, bien entendu, un important fardeau pour l’économie israélienne et l’un des principaux facteurs expliquant un coût de la vie extrêmement élevé pour les Israéliens à l’intérieur de la Ligne verte).
Quand les Palestiniens importent des produits depuis l’étranger, ces produits doivent traverser les ports israéliens ou les postes-frontières. A ces postes-frontières, ils sont soumis aux douanes israéliennes, aux contrôles de conformité et de sécurité au même titre que les produits achetés par Israël. Mais contrairement aux produits destinés aux Israéliens, les produits palestiniens sont ensuite acheminés par camion vers un checkpoint de Cisjordanie où ils subissent encore les mêmes contrôles avant d’entrer dans les secteurs contrôlés par les Palestiniens, embarqués dans des poids-lourds palestiniens.
Le résultat de ce système à deux couches – avec une économie palestinienne qui est amenée à fonctionner dans le cadre de l’économie israélienne mais sans faire partie intégrante de cette dernière – est une économie palestinienne dont le commerce avec l’extérieur doit traverser le double, littéralement parlant, d’une bureaucratie israélienne d’import-export d’ores et déjà ardue.
Les exportations palestiniennes, elles aussi, doivent franchir les obstacles du même système, subissant les contrôles nécessaires pour entrer en Israël et les subissant une nouvelle fois dans les ports de l’État hébreu avant de partir vers leur destination depuis les ports de Haïfa ou d’Ashdod.
Le résultat en est un prix à payer énorme pour les exportations palestiniennes – ce qui les rend moins attractives pour les clients du monde entier.
Un système qui heurte aussi les Israéliens. Les ports d’Israël sont d’ores et déjà célèbres pour leur inefficacité, ils sont considérés comme des goulots d’étranglement qui abandonnent les produits stockés dans les entrepôts pendant des semaines, le temps que les responsables mènent à bien des contrôles de douane et de conformité laborieux. Les entrepôts, malades d’un trop-plein de manière chronique, font payer une prime pour le stockage – l’offre est peu nombreuse, la demande induite par la bureaucratie est élevée – ce qui accroît encore davantage les coûts des importations sur le marché israélien.
Et en plus de ces produits commandés par Israël, il y a les produits commandés par l’AP qui constituent environ 7 % de la charge de travail dans les ports israéliens, augmentant les coûts des transactions pour tous.
Une récente évaluation réalisée par la Banque mondiale portant sur les coûts des transactions des importations et exportations palestiniennes dans leur intégralité est une lecture qui fait réfléchir, et l’origine d’une partie significative des disparités révélées dans les données économiques se trouve dans ce système double. Le coût commercial moyen pour une transaction d’exportation est de 1 750 dollars pour une entreprise palestinienne, soit presque le triple du coût payé par une firme israélienne (620 dollars). Pour les importations, les entreprises palestiniennes versent 1 425 dollars par transaction contre 565 dollars pour les Israéliens.
Les coûts des transactions, pour les entreprises palestiniennes, ne sont pas seulement plus élevés que ceux de leurs homologues israéliens : ils sont plus élevés que dans le Moyen-Orient de manière plus générale, de 50 % en ce qui concerne les exportations en moyenne et de 10 % en ce qui concerne les importations en moyenne à l’échelle de la région.
Autre problème : la lenteur. Il faut dix jours pour effectuer « le processus commercial » d’une importation ou d’une exportation israélienne, note le rapport. Il faut 23 jours pour qu’un produit palestinien soit exporté et 38 jours pour qu’un produit soit importé.
Comment une entreprise de vente de meubles, un agriculteur exportant des dattes ou un fabricant peut-il dégager une marge sous un tel fardeau de régulations ? Il faut y réfléchir.
Le coût direct de cette bureaucratie très lourde pour les entreprises palestiniennes a été estimé à 700 millions de shekels par an, avec des coûts indirects qui atteignent des milliards de shekels.
Les solutions, d’un autre côté, sont faciles à imaginer et elles sont connues depuis longtemps : Il faut directement transférer les produits palestiniens dans des entrepôts de Cisjordanie ; il faut réduire les coûts de stockage ou, tout du moins, transférer ces coûts pour les réinjecter dans l’économie palestinienne ; il faut limiter les contrôles dans les ports en privilégiant le contrôle de la sécurité et laisser les vérifications relatives à la conformité et aux douanes aux agents stationnés dans les postes de contrôle de Cisjordanie ; il faut confier une grande partie des contrôles régulatoires aux agences palestiniennes et non aux agences israéliennes et il faut transporter les produits amenés dans les ports en Cisjordanie directement, et vice versa, via un système de transport fermé, ce qui règlera les inquiétudes au niveau des trafics et ce qui supprimera la nécessité d’une seconde vérification.
Ces solutions de rationalisation abaisseront les coûts pour les importations et pour les exportations et elles feront aussi baisser les prix dans les supermarchés pour les Israéliens, pas seulement pour les Palestiniens. Pour ces derniers, elles pourraient – c’est ce que suggère la Banque mondiale – entraîner une augmentation rapide et à deux chiffres de l’économie palestinienne.
Terrorisme
Il faut souligner ces erreurs commises par Israël dans le cadre des problèmes plus larges de la Cisjordanie pour une seule raison : Elles nuisent directement aux intérêts israéliens de manière manifeste, immédiate et largement admise, indépendamment des opinions politiques des uns ou des autres. Elles sont la preuve des conséquences immenses de l’incompétence bureaucratique.
La prospérité économique n’empêche pas le terrorisme ou les violences – pas plus que la pauvreté n’en est à l’origine. Mais le problème décrit ici est bien plus profond que l’appauvrissement ou la mauvaise gouvernance. Dans des villes comme Jénine ou Naplouse, d’où l’AP s’est retirée et où les milices terroristes locales tiennent dorénavant le haut du pavé, il n’y a presque plus de gouvernement, il n’y a plus de sécurité, il n’y a plus de planification.
Prenez un commerçant, un coiffeur palestinien vivant dans une telle ville. Que fait donc l’AP pour eux ? Quand la rivière locale déborde d’eaux usées, quand l’approvisionnement en électricité du côté israélien n’est pas au rendez-vous et quand acheter ou vendre à l’étranger devient si difficile, si cher, que cela ne veut plus la peine de s’y aventurer – alors pas besoin d’être un soutien idéologique d’une faction palestinienne ou du terrorisme en général pour considérer qu’Israël mérite ce qui peut lui arriver de pire.
Quand la vie est étouffée d’une telle façon et quand il n’y a aucune raison sécuritaire justifiant des incapacités à répétition – celles qui sont évoquées ici n’ont aucune justification sécuritaire connue – alors pas besoin d’être soi-même radical, islamiste, ou d’être animé par un sentiment politique particulièrement fort, quel qu’il soit, pour se retrouver à soutenir la faction locale qui promettra de ramener l’ordre et qui s’opposera à Israël, même de façon vague.
Les groupes terroristes ne trouvent pas leur motivation dans ce type de problème. Ils sont motivés par des narratifs idéologiques, par des convictions qui ne faibliraient pas si ces problématiques devaient par ailleurs être résolues. Et en effet, ils semblent devenir plus puissants et davantage s’affirmer quand des efforts sont livrés en faveur de la paix et de la coopération. Mais les enquêtes d’opinion ont montré, au fil des années, que les Palestiniens ordinaires ont tendance à soutenir ou à s’opposer au terrorisme sur la base de ce qu’ils vivent au quotidien.
L’AP est en train de mourir. Elle meurt en grande partie à cause de ses propres fautes, à cause de sa corruption sans fond et de son incompétence ; à cause de son refus, depuis l’époque de Yasser Arafat, de se transformer en quelque chose qui soit davantage qu’une kleptocratie insignifiante et, bien sûr, à cause de sa coopération étroite avec Israël dans ses efforts désespérés visant à maintenir la stabilité et à empêcher sa propre éviction au profit de forces palestiniennes plus radicales encore.
PA expelled from Fara RC, Tubas
Fara’ RC fighters announce that the PA security forces will not be allowed to operate in Fara’ Refugee Camp until further notice. They state that this is the last warning. pic.twitter.com/1VPwIPr173
— Younis Tirawi | يونس (@ytirawi) June 23, 2023
Mais Israël assume aussi une responsabilité dans cette mort imminente en raison de milles négligences dont les conséquences étouffantes sont réelles et mesurables dans la vie menée par les Palestiniens ordinaires et dans leur bien-être.
C’est là la réalité plus profonde qui se dissimule derrière l’incapacité surprenante de l’armée israélienne à stopper les violences israéliennes des extrémistes. L’essence de cette impuissance n’est pas idéologique ; elle est bureaucratique. Le contrôle israélien en Cisjordanie n’est pas seulement déficient s’agissant de freiner des Israéliens sans foi ni loi ; il est déficient concernant presque tout le reste.
Le déficit de démocratie
Et il est donc impossible de comprendre les combats à Jénine, l’incapacité apparente de l’armée à freiner les extrémistes juifs ou le manque de volonté plus général d’Israël à établir une politique explicite en direction de la Cisjordanie sans comprendre d’abord les faiblesses profondes des institutions israéliennes qui entrent en jeu ici.
C’est un débat qui, jusqu’à présent, a soigneusement tenté d’éviter des jugements politiques ou moraux plus larges, non pas parce qu’ils ne sont pas importants mais parce que le sujet même du débat s’est avéré valable pour toutes les parties de l’échiquier politique.
Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’implications politiques et morales déterminantes dans cette faiblesse israélienne. C’est une faiblesse qui ne résulte pas d’un vide. Ce n’est pas une faiblesse motivée par la malveillance au sens propre du terme – trop d’intérêts israéliens subissent les conséquences de ces comportements pour que ce soit le cas – ce qui ne signifie par pour autant que personne n’est en faute, qu’il n’y a pas de responsable. Tout cela est le résultat de la décision prise par Israël de ne pas prendre de décision en Cisjordanie, avec un déficit démocratique qui ne cesse de se creuser à cause de cette décision.
Les ennemis d’Israël ont tendance à appréhender le pays comme un « tout » unitaire où chaque erreur, chaque crime est le fruit de la malveillance ou d’une préméditation mûrement réfléchie. C’est une caractéristique des préjugés de réduire l’objet d’un jugement à une telle uniformité. La réalité, bien entendu, n’est jamais aussi simple ou aussi infâme, aussi sulfureuse, que peuvent l’imaginer les fanatiques. Il y a plusieurs Israël, il y a de nombreux sous-groupes politiques et culturels qui nourrissent des visions elles aussi différentes pour l’avenir du pays, et qui partent dans de nombreuses directions. Les gouvernements de droite ont fait le choix de se retirer de territoires capturés tandis que des gouvernements de gauche ont construit des implantations.
La raison de tout cela n’est pas une éventuelle hypocrisie de la politique israélienne (au-delà de l’hypocrisie qui peut être affichée par les politiques du monde entier) mais la raison en est que les gouvernements sont des coalitions instables, qui réunissent en leur sein de nombreux partis qui poussent tous dans des trajectoires différentes au même moment.
Dans le précédent gouvernement, par exemple, un ministère des Transports dirigé par la gauche a refusé d’étendre les infrastructures de transports aux implantations, alors que de nouvelles habitations étaient construites dans les mêmes implantations par un ministère du Logement de droite. Les exemples de ces ministères travaillant dans des directions opposées, il y a en a même au sein du gouvernement actuel, relativement homogène et très à droite, comme c’est le cas avec les tensions constantes qui caractérisent les relations entre le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, et le ministre de la Défense, Yoav Gallant, concernant les politiques à mettre en place en Cisjordanie.
Il n’y a pas une seule réponse à la question de savoir ce qu’Israël veut pour la Cisjordanie. Ce que Smotrich veut, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais Netanyahu ? Ou le chef de l’opposition Yair Lapid ? Ou Benny Gantz ?
La Cisjordanie existe dans une sorte de no man’s land mental dans la psyché israélienne, avec un vide politique et institutionnel qui n’exonère pas Israël de ses responsabilités mais qui peut aider à expliquer l’incompétence affichée par le pays là-bas. C’est un échec qui apparaît de manière d’autant plus flagrante là où les actions – ou l’inaction – des Israéliens ont un impact direct, parfois meurtrier, sur ces derniers, et c’est la raison pour laquelle il ne peut pas s’expliquer facilement comme résultant d’une politique intentionnelle et malveillante, même par les détracteurs du pays.
C’est un chaos qui est directement enraciné dans le manque de démocratie pour les Palestiniens.
Pourquoi l’État d’Israël est-il si faible dans la partie du pays où il compte le moins de restrictions légales et de limites sur ses actions, là où les ordres militaires sont suffisants pour établir une politique ?… La raison en est simple et manifeste, mais il faut la répéter : Parce que la majorité des résidents du secteur n’ont pas élu ce leadership auquel la bureaucratie doit rendre des comptes. Aucun meilleur mécanisme n’a jamais été trouvé pour faire assumer à la bureaucratie ses responsabilités et pour la rendre efficace que celui de permettre à un peuple placé sous l’autorité de cette même bureaucratie de choisir lui-même ses dirigeants.
Ce n’est pas une nouveauté – mais c’est parfois quelque chose qui se perd dans le débat israélien. Même dans le contexte des heurts massifs à Jénine, où les combats ont atteint des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis une génération, il convient de le signaler : la négligence, par la bureaucratie israélienne, des Palestiniens placés sous son contrôle a des conséquences plus dures et plus durables pour les deux peuples que n’importe quelle incursion militaire.
Les bureaucrates n’ont pas besoin de faire preuve de malice pour en arriver aux résultats dont les conséquences se font ressentir directement sur le terrain par les Palestiniens. Ils ne portent tout simplement pas d’intérêt à la nécessité institutionnelle de répondre aux besoins de ceux qui vivent aujourd’hui sous l’autorité d’Israël. Ils ne ressentent pas l’urgence de l’ouverture de la centrale électrique de Jénine, ou la souffrance générée par la bureaucratie des importations chez les commerçants palestiniens parce que leurs patrons politiques, qui n’ont pas besoin de s’appuyer sur ces mêmes commerçants pour rester au pouvoir, ne s’y intéressent pas.
De leur côté, les extrémistes israéliens qui se livrent à un déchaînement de violences dans un village palestinien savent très bien qu’ils pourront causer des troubles à la Knesset si un commandant ose les défier de manière efficace.
Cette fracture, cette incapacité des besoins palestiniens à se faire reconnaître par la bureaucratie au pouvoir, est la signification plus profonde de l’occupation. C’est une signification simple, qui est pleinement enracinée dans l’expérience des Palestiniens ordinaires, dépouillée de tous les oripeaux idéologiques qui accompagnent inévitablement le débat sur la question de la Cisjordanie. Elle fait partie d’un narratif qui reste réel indépendamment des engagements idéologiques ou des points de vue politiques.
Même si le terrorisme s’apaise une fois encore et que l’armée est en mesure de restaurer le calme pour de longues années, cette question est toutefois – en faisant preuve de pragmatisme – ce qui rend la situation actuelle intenable. En détournant le regard des affrontements armés occasionnels pour examiner plus attentivement la réalité quotidienne vécue par les Palestiniens ordinaires, le contrôle israélien en Cisjordanie s’avère avoir autant failli que l’AP a pu elle-même faillir.
Alors que l’AP s’éteint graduellement, c’est un contrôle local fragmentaire de cette dernière, encerclé par une bureaucratie inefficace et vide, qui deviendra la seule réalité sur le terrain. Et les Palestiniens compteront de plus en plus sur un État israélien qui a d’ores et déjà prouvé qu’il n’était pas à la hauteur de la mission qui est la sienne.
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