Dans son livre, un journaliste juif prend parti dans la « guerre civile » américaine
Jeff Sharlet raconte son voyage à travers les USA et ses entretiens avec des nationalistes d'extrême droite et des conspirationnistes encore sous l'emprise de Trump
JTA – Jeff Sharlet admet d’emblée que son livre sur ce que lui et d’autres appellent l’époque « Trumpocène » n’est pas objectif.
« La subjectivité transparente est une vertu pour ce type de reportage », a-t-il déclaré. « J’essaie de comprendre la prolifération, bien réelle, des drapeaux fascistes [à travers l’Amérique]. Ça ne me plaît pas de voir un mouvement [créer] de l’art populaire fasciste ».
Dans The Undertow : Scenes from a Slow Civil War, le journaliste religieux et professeur d’écriture américain relate ses récents voyages à travers l’Amérique où il a interviewé des adeptes de QAnon, des nationalistes chrétiens, des misogynes fiers, des partisans impénitents du « 6 janvier », des miliciens armés et des militants anti-avortement rigoristes, tous encore sous l’emprise de Donald Trump.
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C’est l’histoire familière d’une Amérique au bord du gouffre, mais Sharlet y ajoute le point de vue d’un journaliste qui couvre depuis longtemps la religion. Il a été l’un des premiers à remarquer que les rassemblements de Trump étaient moins des événements politiques que des réveils religieux. Et comme beaucoup de religions, dit-il, le trumpisme résiste au type de « discours civil » que beaucoup proposent comme antidote à la polarisation.
« On ne peut pas vérifier les faits d’un mythe, n’est-ce pas ? », a déclaré Sharlet lors d’un entretien vidéo depuis son domicile dans le Vermont. « Cela ne marchera pas de dire ‘ce n’est pas vrai' ».
Je voulais parler à Sharlet de ce qu’il appelle « l’évangile de Trump » et de la manière dont il diffère de la politique partisane habituelle. J’étais également curieux d’en savoir plus sur ses origines juives et sur la manière dont elles ont influencé son projet.
Sharlet, professeur d’écriture au Dartmouth College, articule son récit autour de l’histoire d’Ashli Babbitt, cette femme de 35 ans qui a été tuée par un policier du Capitole lors de l’émeute du 6 janvier. Il s’adresse à ceux qui ont fait d’Ashli Babbitt une lionne, se tenant sous les porches avec des drapeaux sur lesquels on peut lire « F- Biden » [On t’emmerde Biden] et « No Surrender » [pas de capitulation]. Il décrit la façon dont elle est devenue une martyre pour l’extrême droite, faisant partie du mythe qui inverse les événements de ce jour-là.
Babbitt, suggère-t-il, a été victime du « ressac » évoqué dans le titre du livre : un sentiment de « chagrin, de perte et de deuil » qui animait les manifestants comme elle. Trump a parlé directement de cette « érosion du pouvoir blanc, qui a été ressentie plus sévèrement en bas de l’échelle socio-économique », explique Sharlet. « Ashli Babbitt le vit comme une perte, mais elle ne peut pas nommer les détails structurels – comme le fait qu’il y a un tel manque de réglementation bancaire qu’elle se retrouve avec un prêt que littéralement personne ne peut rembourser ».
Elle s’est donc jointe à la foule qui charge le Capitole. « Le chagrin non traité se transforme en rage, une rage qui stagne jusqu’à l’arrivée de Trump », explique Sharlet. Ce qui en résulte, c’est le fascisme, qu’il qualifie sans hésiter de culte de la personnalité de droite qui prend plaisir à la violence, méprise la démocratie et considère ses opposants comme décadents.
Sharlet visite des églises où l’on entend la même rage en chaire et où Trump est considéré comme un prophète, ce qui amène les observateurs extérieurs à se demander comment des chrétiens fidèles peuvent embrasser Trump en dépit de son manque de valeurs chrétiennes.
En ce qui concerne cette dernière affirmation, Sharlet note que Trump a des valeurs chrétiennes, enracinées dans les enseignements du pasteur de son enfance, Norman Vincent Peale. Auteur de « The Power of Positive Thinking » [Le pouvoir de la pensée positive] et partisan de « l’évangile de la prospérité », Peale considérait la richesse matérielle comme un signe de la providence divine, et le « christianisme appliqué » comme un moyen d’y parvenir.
« Les hommes politiques empruntent depuis longtemps à la religion la passion et la droiture, mais aucune autre grande figure moderne [avant Trump] n’avait canalisé la tension qui fait perdurer les Écritures, le désir, l’envie qui donne naissance à ce qui ressemble le plus au trumpisme : l’évangile de la prospérité, la religion américaine de la victoire », écrit-il.
Il s’adresse également aux pasteurs et aux fidèles qui lisent les paroles de Trump « comme des Écritures » : « Chaque tweet, chaque faute d’orthographe, chaque coquille, chaque majuscule étrange – surtout les majuscules, disait [un pasteur] – avait une signification. » Sharlet compare cela au gnosticisme, le mouvement chrétien hérétique qui croyait en « une forme de connaissance exclusive réservée aux fidèles, une ‘vérité’ qu’il faut avoir les yeux pour voir ».
Sharlet, dont le précédent livre The Family [La famille] traitait d’un ministère fondamentaliste influent au sein de l’élite politique de Washington, a déclaré que les nationalistes chrétiens attirés par les dictateurs et les hommes forts imparfaits citent souvent l’histoire du roi David. Le roi de l’Ancien Testament gagne la faveur de Dieu malgré le meurtre de son rival Urie et, dépendant du point de vue, soit la séduction, soit le viol de la femme d’Urie, Bethsabée. « Ils sont très investis dans cette idée d’être ‘élu’, et le roi David est ‘élu’ », a déclaré Sharlet.
Ce brassage de religion, de pouvoir et de griefs m’a amené à me demander si les confessions libérales avaient une réponse adéquate à apporter aux poussées de l’extrême-droite.
« Dans le livre, je me rends à Glad Tidings, une église à Yuba City, en Californie. Vous entrez et il n’y a pas de croix parce que le pasteur pense que la croix est un faible symbole de sacrifice. Au lieu de cela, la chaire est faite d’épées », explique Sharlet. « Cela ne veut pas dire que la religion libérale est toujours faible. Ainsi, vous avez le révérend William Barber du Forward Together Moral Movement en Caroline du Nord, et des activistes libéraux motivés par la religion qui se mettent dans la position de défenseurs des cliniques d’avortement. »
La rage peut également se transformer en théories du complot. Nombre de ses interlocuteurs partagent les fantaisies sombres de QAnon, qui imagine que le gouvernement américain est secrètement contrôlé par des pédocriminels adorateurs de Satan. Aussi farfelues que ces idées puissent paraître, il est difficile de trouver aujourd’hui des républicains qui n’ont pas intégré l’une ou l’autre des idées de QAnon. Les gens n’ont jamais entendu parler de QAnon, mais ils s’inquiètent de la présence de pédocriminels dans les écoles, du « grooming » de leurs enfants, des visions apocalyptiques des villes comme champs de bataille de la criminalité. C’est tout droit sorti de QAnon ».
À ma question de savoir si l’échantillon qu’a choisi Sharlet n’est pas sélectif et s’il n’a pas cherché et inclus des personnes marginales pour prouver son point de vue, il contre-attaque en rappelant sa conversation avec une femme qui croyait que la fusillade meurtrière de Las Vegas, par un joueur de haut niveau qui a fait 58 morts en 2017, était en fait une tentative d’Etat islamique (EI) sur la vie de Trump (qui n’était pas à Vegas à l’époque).
Sharlet était convaincu que l’idée venait d’elle seule. Mais une recherche sur Google lui a appris que la théorie gagnait du terrain à l’extrême droite et que Tucker Carlson avait invité un ancien membre du Congrès et un général de brigade à la retraite à parler du « mystère de Vegas » lors de son émission sur Fox News.
Avant son éviction brutale le 24 avril, « Tucker Carlson avait une audience de 4 millions de personnes et une portée qu’ils disent être d’environ 70 millions – ce qui est incommensurablement plus grand que la mienne », a noté Sharlet. « Alors, qui est marginal ? Moi ou Carlson ? »
Sharlet est d’accord avec ceux qui disent que QAnon se nourrit de l’antisémitisme classique. « L’antisémitisme infuse QAnon », a-t-il déclaré. « Vous savez, le sang des enfants utilisé pour maintenir une élite secrète, une cabale secrète, dirigée par [le financier et philanthrope juif George] Soros, et tout le langage ‘mondialiste’. Dans un podcast, on m’a demandé ce qu’ils entendaient par « mondialistes » et ma réponse a été simple : les Juifs. C’est ce qu’ils veulent dire, même s’ils ne le savent pas ».
Sharlet, fils d’un père juif et d’une mère chrétienne, se décrit comme « un juif bizarre, un juif laïc ».
« J’ai peut-être pris davantage conscience de ma judéité lorsque, grandissant dans une petite ville du nom de Scotia, dans l’État de New York, j’ai été tabassé parce que j’étais juif », a-t-il déclaré.
Après avoir obtenu un diplôme d’histoire américaine au Hampshire College, il a travaillé au Yiddish Book Center à Amherst, dans le Massachusetts, où il était éditeur de Pakn Treger, son magazine littéraire.
« Je n’aime pas dire que mon identité juive a été formée par l’antisémitisme », a-t-il déclaré. « Mon éducation juive consiste à travailler pour le Yiddish Book Center et toutes les complications liées au yiddish. »
Il dit que la colère qu’il a rencontrée sur la route est arrivée dans sa petite ville, « une région très bleue ».
« Les personnes opposées au fascisme sont encore plus nombreuses que celles qui viennent en faire l’éloge », a-t-il déclaré. « Mais mon enfant est scolarisé dans un district scolaire qui fait l’objet de menaces juridiques de la part de personnes d’extrême droite, y compris des juifs, qui pensent qu’il soutient trop les enfants homosexuels, comme le mien, et qui veulent que l’école signale tous les cas d’enfants qui se présentent sans porter les vêtements correspondant à leur sexe, et ainsi de suite. »
Cette expérience a également façonné sa réponse à ceux qui lui demandent s’il n’élève pas une frange à travers ses écrits.
« J’ai un enfant queer non binaire qui est criminalisé dans une vingtaine d’États à l’heure actuelle. C’est à cela que je reviens sans cesse », a déclaré Sharlet. « À ceux qui disent ‘C’est terrible ce qu’ils font aux enfants transgenres’, je veux leur répondre qu’ils n’ont rien appris de l’histoire. Ils pensent que le fascisme, c’est ‘Nous avons eu notre victime. C’est bon, c’est fini pour tout le monde’. Mais non, il touche tout le monde ».
S’il existe une solution à cet éclatement, Sharlet pense qu’elle viendra des libéraux qui tirent des leçons de leurs homologues de droite et créent des institutions qui défendent leurs valeurs.
« L’exemple le plus frappant est celui de l’enseignement supérieur » dit-il. « Pendant longtemps, les libéraux ont insisté sur le fait que l’enseignement supérieur était neutre. » Et tandis que la gauche insiste sur la neutralité, la droite crée des universités – l’université Regent à Virginia Beach, l’université évangélique Liberty, l’université Oral Roberts, le Hillsdale College dans le sud du Michigan – dédiés à ses idées. En Floride, le gouverneur Ron DeSantis détourne les fonds de l’État pour transformer une petite université d’arts libéraux, le New College of Florida, en une école à tendance conservatrice.
« Nous devons bâtir des institutions culturelles et nous devons reconnaître et assumer le fait que les universités sont des lieux de valeurs », a-t-il déclaré. « Elles ne s’accommodent pas du fascisme. Alors prenez possession de cet espace, défendez cet espace, soyez fiers de cet espace. Je pense que toutes les synagogues d’Amérique, qu’elles veuillent ou non l’accepter, et même certaines synagogues politiquement conservatrices, doivent se poser la question de savoir de quel côté elles sont. La neutralité n’est pas une option. En tant que juifs, nous n’avons pas le choix. »
The Undertow : Scenes from a Slow Civil War par Jeff Sharlet
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