De plus en plus d’ONG combattent l’antisémitisme. De combien en avons-nous besoin ?
De phénomène de niche, la défense des Juifs est devenue la cause de groupes ayant en commun le rejet de la haine mais dont les missions se recoupent et les messages sont parfois contradictoires

Le 21 mai dernier, Yaron Lischinsky, assistant de recherche au service politique de l’ambassade d’Israël, et sa partenaire Sarah Lynn Milgrim, membre du personnel administratif de cette même ambassade, ont été abattus à leur sortie de la soirée qui, chaque année, réunit les jeunes diplomates juifs au Capital Jewish Museum de Washington, DC.
Elias Rodriguez, l’homme accusé de ce double homicide, s’est présenté à la police, sur place, après la fusillade, pour leur dire : « Je l’ai fait pour la Palestine, je l’ai fait pour Gaza », peut-on lire dans une des pièces judiciaires déposées dans le cadre des poursuites, jeudi.
Rodriguez n’a pas encore été jugé mais pour la procureure générale des États-Unis, Pamela Bondi, ces meurtres sont sans l’ombre d’un doute un crime de haine motivé par l’antisémitisme : « Cette violence brutale et antisémite n’a pas sa place dans notre pays, pas plus qu’ailleurs dans un monde civilisé », a déclaré Bondi.
Suite à la fusillade, les témoignages de peine et d’indignation ont afflué et la présidente du Jewish People Policy Institute [NDLT : Institut de politique du peuple juif], Yedidia Stern, a demandé à l’État d’Israël de mettre en place une autorité de lutte contre l’antisémitisme.
A l’instar d’autres appels lancés suite à des incidents tout aussi terribles de violences antisémites, celui-ci passe à côté du fait que de tels organismes publics israéliens existent déjà – sans compter les dizaines d’organisations juives et/ou publiques impliquées dans la lutte contre l’antisémitisme, partout dans le monde.
Jusqu’ici dominée par un petit nombre de grandes organisations – comme l’Anti-Defamation League (ADL) aux États-Unis – la défense des Juifs et la lutte contre l’antisémitisme est devenue un ensemble complexe de groupes d’intérêt de formes et de tailles différentes, avec des missions qui se chevauchent et des messages parfois contradictoires.

Cette semaine, le ministère des Affaires étrangères a organisé une conférence internationale sur l’antisémitisme avec l’aide de l’International Holocaust Remembrance Alliance [NDLT : Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah], autour d’intervenants et d’objectifs qui semblaient parfois égaler – voire aller plus loin – que la conférence controversée organisée sur le même thème par le ministère de la Diaspora, il y a de cela deux mois.
Ces deux dernières semaines, des rapports sur l’antisémitisme ont été publiés par l’ADL, l’Université de Tel Aviv, le ministère de la Diaspora d’Israël, StandWithUs ou Combat Antisemitism Movement [NDLT : Mouvement de lutte contre l’antisémitisme], avec des chiffres différents et des conclusions parfois contradictoires qui s’ajoutent aux très nombreux rapports faisant état du fort regain d’actes antisémites dans le monde ces 19 derniers mois, depuis le début de la guerre à Gaza.
Au sein du monde juif, d’aucuns craignent que ces messages contradictoires, venus de tous les bords politiques, ne s’annulent et au final, nuisent à leur efficacité. Pour d’autres, certaines organisations semblent donner le sentiment d’agir pour se faire bien voir de leurs donateurs sans pour autant avoir un réel impact. D’autres, enfin, se demandent si cette surabondance d’organisations motivées par la même cause n’est pas, au final, de nature à nuire à la cause juive.
« Nombre de personnes, à commencer par des Juifs, me demandent pour quelle raison nous avons autant d’instituts et d’agences qui luttent contre l’antisémitisme », explique Alvin Rosenfeld, directeur du Centre d’étude de l’antisémitisme contemporain de l’Université de l’Indiana. « On a le sentiment que, dans l’ensemble, ce qu’ils font manque de stratégie. En dépit de leurs efforts, l’antisémitisme continue d’augmenter, sans aucun signe de ralentissement. »
Ajoutez à cela un facteur aggravant : la nature de l’antisémitisme a changé, un peu partout dans le monde, depuis le 7 octobre 2023, explique Michal Cotler-Wunsh, envoyée spéciale d’Israël chargée de la lutte contre l’antisémitisme. Pour autant, nombreuses sont les organisations qui se dédient à la lutte contre l’antisémitisme et qui ne se sont pas adaptées à cette nouvelle réalité.
Les autorités des services de sécurité parlent d’un Israël en guerre sur sept fronts (Iran, Gaza, Liban, Yémen, Syrie, Irak et Cisjordanie) et Cotler-Wunsh ajoute, pour le Times of Israel : « Force est d’admettre que l’antisémitisme est le huitième front, pour l’aborder stratégiquement comme tous les autres fronts ». « Continuer à défendre Israël de la même manière qu’avant les atrocités du 7 octobre, c’est ne rien avoir compris au changement qui a eu lieu. »
C’est en septembre 2023, soit trois semaines seulement avant que le Hamas ne déclare la guerre – qui se poursuit – à Israël, que Cotler-Wunsh a été nommée par le ministère des Affaires étrangères envoyée d’Israël en charge de l’antisémitisme. À cette époque, son idée était de proposer un plan de bataille complet et international pour s’attaquer à l’antisémitisme partout dans le monde, assorti d’une cartographie des organisations existantes et de leurs initiatives dans le but de les déployer pour en maximiser l’impact et limiter les recoupements.
Mais la guerre a tout bouleversé et cela ne s’est finalement jamais fait, mais Cotler-Wunsh continue d’appeler les organisations juives à former un front uni alors même que le nombre d’entités chargées de lutter contre l’antisémitisme n’a jamais été aussi important ni déconcertant, estiment certains.
Un nouveau type de combat
Il est aisé de comprendre la raison pour laquelle un si grand nombre d’organisations de lutte contre l’antisémitisme ont vu le jour, ces dernières années, explique Abe Foxman, ex-directeur national de l’ADL.
Les Juifs sont en quête de sécurité au moment-même où l’antisémitisme, sous forme de harcèlement en ligne ou d’attaques physiques contre les Juifs et leurs institutions, enregistre un fort regain partout dans le monde. Selon l’Anti-Defamation League, en 2024, 9 354 actes antisémites – harcèlement, vandalisme ou agression – ont été enregistrés aux États-Unis, soit plus d’un par heure – un record absolu. Les communautés juives de France, du Royaume-Uni, d’Australie, d’Afrique du Sud et d’autres pays font état de phénomènes comparables.

« Nous vivons dans une démocratie : personne ne peut empêcher la création d’une organisation », poursuit Foxman. « Il n’y a jamais eu autant d’argent disponible, à commencer par ces méga-donateurs qui, s’ils n’aiment pas la façon dont les choses se font dans une organisation, créent la leur. »
Le fait d’avoir un plus grand nombre d’organisations impliquées dans la lutte contre l’antisémitisme autorise plusieurs approches du problème – l’éducation, la défense juridique, le renforcement de la communauté, l’alliance avec d’autres minorités et d’autres encore.
Le regain d’antisémitisme suscite le besoin d’approches renouvelées. Il y a de cela quinze ans, lorsque Rosenfeld a ouvert son institut pour l’étude de l’antisémitisme à l’Université de l’Indiana, il n’y avait qu’un seul autre programme de ce type aux États-Unis, à l’Université de Yale, ajoute-t-il. « Depuis le 7 octobre, il y a eu beaucoup d’importantes collectes de fonds en faveur de programmes similaires, dans d’autres universités », souligne-t-il.
Gross modo, poursuit Foxman, quatre grandes organisations mènent la bataille contre l’antisémitisme aux États-Unis – l’ADL, l’AJC, la Conference of Presidents of Major Jewish Organizations [NDLT : Conférence des présidents des principales organisations juives] et les Jewish Federations of Northern America, sans compter toutes les nouvelles organisations « à enjeu unique » créées ces dernières années en réponse au regain d’antisémitisme. Dans d’autres pays, des organisations représentent les besoins des communautés juives locales.
Récemment, une constellation de petites organisations ont vu le jour, pas toutes avec des objectifs clairs ou réalistes. Certaines travaillent essentiellement sur les réseaux sociaux ou sur des créneaux bien spécifiques qu’elles estiment peu investis.
Rosenfeld évoque ces petites organisations qui, selon lui, font un très bon travail sur les campus américains – c’est le cas de l’Initiative Amcha, du Brandeis Center ou de l’Academic Engagement Network -, sans oublier l’action du Combat Antisemitism Movement dans des domaines non pris en charge par ailleurs, comme par exemple l’action avec les maires de plusieurs villes pour lutter contre la haine dans les centres urbains.

Aucune des sources avec lesquelles le Times of Israel s’est entretenu n’a ouvertement parlé de l’inefficacité de telle ou telle organisation, mais toutes s’accordent à dire qu’il y a de plus en plus de travail pour collecter et interpréter les chiffres.
« De combien de rapports avons-nous besoin pour dire à quel point les choses vont mal ? » esquisse Foxman dans un haussement d’épaules.
Les temps changent
Au-delà du traumatisme lié à ce regain d’antisémitisme, souligne Foxman, l’une des raisons pour lesquelles tant de nombreuses nouvelles organisations ont vu le jour est que depuis le 7 octobre, les Juifs hésitent de moins en moins à critiquer la manière dont les organisations juives établies gèrent les retombées de l’attaque.
Ces 60 dernières années, des organisations comme l’ADL ont lutté contre l’antisémitisme en utilisant une stratégie d’endiguement, analyse Foxman. « Il était entendu que l’antisémitisme ne pouvait être éradiqué, mais qu’il était possible de prendre des mesures pour le contenir et prévenir toute conséquence négative. »
Dans les années 1980, lorsque Foxman a pris la tête de l’ADL, le paysage au sein duquel évoluaient les organisations juives aux États-Unis était beaucoup plus simple et les Juifs américains étaient, dans l’ensemble, bien acceptés par la société, poursuit-il.
« À mes débuts, même si nous n’appréciions pas les autres organisations – seulement parce que nous nous étions en concurrence vis-à-vis des donateurs -, nous travaillions toujours ensemble », rappelle Foxman. « Il y avait moins d’une dizaine de grosses organisations et nous nous étions plus ou moins répartis les questions. Chacun avait son expertise et nous travaillions ensemble lorsqu’un problème se présentait, comme ce fut le cas avec les Juifs soviétiques ou les Juifs éthiopiens. »

Ce modèle a bien fonctionné à l’époque, ajoute Foxman. « Nous avons fait un assez bon travail pour faire tomber les barrières auxquelles les Juifs étaient confrontés dans de nombreux domaines, que ce soit de l’acceptation culturelle, la réussite en politique, à l’université ou dans les entreprises. Le fait est qu’entre le meurtre de Leo Frank, en 1913, et la fusillade de la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, en 2018, seuls trois Juifs ont été tués aux États-Unis parce qu’ils étaient juifs. [Plusieurs autres ont été tués depuis lors.] Mais la jeune génération sait peu de choses de cette histoire.
Depuis le 7 octobre, les choses ont changé et les gens exigent de nouvelles approches, concède Foxman.
« Nous n’avons pas échoué. Le monde a changé », explique-t-il. « La stratégie d’endiguement supposait d’utiliser la vérité et la civilité pour lutter contre les grands mensonges qui engendrent la haine et l’antisémitisme. Aujourd’hui, si on répond aux mensonges par la vérité, cela ne marche plus, car les mensonges sont un tsunami qui se répand partout sur Internet. Sans respect de la vérité, l’éducation n’est plus un outil efficace pour combattre le mensonge. »
Les divisions croissantes, le long des lignes politiques, rendent plus difficile que jamais la sensibilisation à la haine et à l’ignorance, poursuit Foxman.

« Il n’y a plus de bipartisme », estime Foxman, qui a remis les rênes de l’ADL à son PDG actuel, Jonathan Greenblatt, en 2015. « Il y a une guerre entre les Juifs de droite, y compris ceux qui soutiennent [le président américain Donald] Trump, et ceux de la gauche progressiste : ils sont très éloignés les uns des autres sur les questions juives et sont loin de parler le même langage. C’est tragique de voir à quel point les différences sont devenues importantes, et cela rend le leadership encore plus difficile. Il est urgent que la communauté se rassemble, d’abord pour assurer sa sécurité et ensuite pour lutter contre la désinformation, le complotisme et les mensonges sur Internet. »
Foxman rappelle l’importance de définir des objectifs en matière de lutte contre l’antisémitisme et dit son malaise face à certaines initiatives qui, selon lui, pourraient avoir pour effet de faire reculer l’acceptation des Juifs dans la société américaine. Il cite l’exemple du « bulletin » de l’ADL sur l’antisémitisme sur les campus américains.
« Nous avons travaillé pendant 50 ans pour faire entrer les enfants juifs au sein de l’Ivy League parce que, qu’on les aime ou non, ce sont elles qui ouvrent les portes de la réussite », explique-t-il. « Si on donne des D ou des F à l’Université de Columbia et à Harvard, est-ce pour faire passer le message que les Juifs ne devraient pas y aller ? »
Foxman ajoute qu’une stratégie tournée vers l’avenir devrait mettre davantage l’accent sur la sensibilisation des communautés latino-américaines et hispaniques.
« Une grande partie de notre futur succès dépend de l’établissement de bonnes relations avec eux », poursuit-il. « Pour ce faire, il nous faut une stratégie. »
Mme Cotler-Wunsh, tout comme M. Foxman, croit qu’il est essentiel que les organisations contribuent à l’élaboration d’une stratégie globale avec des objectifs clairs et une répartition des tâches.
« Nous avons besoin d’une plate-forme internationale pour une stratégie globale, en plus des stratégies nationales », explique-t-elle. « Ce n’est pas quelque chose qu’une seule organisation peut faire seule. L’État d’Israël est prêt à prendre l’initiative de dessiner un projet d’ensemble. Mais il faut que tout le monde s’implique. »
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