« Je veux retrouver ma vie, mais pas ma vie d’avant, qui a été brisée. Je refuse d’ignorer ce qui a changé »
Nir Shohat, 42 ans, est restaurateur à Sderot et Yavne, père de trois enfants, évacué à Tel Aviv ● Voici son histoire
Cet article fait partie d’une série intitulée « Déracinés ». Chaque article est le monologue d’un parmi les dizaines de milliers d’Israéliens déplacés de la frontière nord du pays et de l’enveloppe de Gaza en raison de la guerre contre le Hamas.
Samedi 7 octobre
Ce week-end-là, avec mes proches et deux autres habitants de Nir Am, nous nous étions rendus à Kfar Hanokdim. Je m’étais levé, le matin, pour faire du yoga. C’est à ce moment que j’ai entendu des explosions tout près. Cela m’a paru bizarre, alors je me suis mis dans la position du chien tête en bas, et à ce moment-là, j’ai senti que quelque chose n’allait vraiment pas.
J’ai replié mon tapis et suis retourné à la ferme : tout le monde parlait très fort au téléphone. Le réseau était très mauvais, mais de temps en temps, je réussissais à recevoir des messages des groupes WhatsApp de Nir Am et de mon restaurant SushiMoto.
Dolev Azulay, la sœur de Bar Mansuri, officier de police de Sderot et habitante de Nir Am est la première personne à m’avoir dit ce qui se passait.
Bar a secouru des policiers pris au piège dans le poste de police et envoyé un message d’adieu à Dolev, au beau milieu des combats, pour lui dire : « Prends soin de mes enfants. » Blessée par une grenade, elle a survécu à ses blessures.
C’est vraiment là que compris qu’il se passait quelque chose de très inhabituel, mais je me disais que Tsahal allait arriver et que ce serait terminé.
J’ai demandé à Ohad, mon ami de Nir Am qui était venu à Hanokdim avec nous, s’il avait une arme : il m’a répondu « non ». Je pense que si sa réponse avait été oui, nous serions allés dans le sud pour affronter les terroristes, et sans doute que nous serions morts. Mais nous n’avions pas d’arme, alors nous sommes allés à Ein Yahav, qui nous avait déjà accueillis lors de précédentes opérations de Tsahal à Gaza.
Nous sommes arrivés à Ein Yahav à 9h30. À 10 h 20, j’ai été rappelé par la réserve. À 11 h 30, j’étais à la base, en train de me préparer. Il y avait beaucoup de monde, et quelques heures plus tard, j’avais le sentiment d’en avoir perdu beaucoup. C’est alors que j’ai entendu qu’il y avait des combats à Beeri et Kfar Aza (je ne savais encore rien à propos de Nir Oz), mais nous ne bougions pas. Nous sommes une réserve opérationnelle, nous ne partons jamais au combat les premiers. Pendant deux jours, ils ne nous ont pas demandé de faire quoi que ce soit.
Réserviste près de chez lui
Entre le 7 octobre et la fin décembre, j’ai été réserviste : c’est là que, pour moi, tout s’est arrêté. Notre première mission a été de faire le tour des maisons de Kfar Aza.
Nous avons vu un plat de poisson abandonné sur une cuisinière, une table d’anniversaire, dans un jardin, dressée pour des invités qui ne viendront jamais, sur une table, une tasse avec une marque de rouge à lèvres, et les souccot (huttes temporaires construites pour la fête de Souccot). Vestiges d’un temps figé, passé.
Mes amis du bataillon étaient inquiets parce que je venais de l’Enveloppe de Gaza, mais je gardais mon calme. Chaque fois qu’ils me demandaient comment j’allais, je répondais que mon cœur était dans un abri anti-aérien. Quand tout cela serait terminé, j’ouvrirais la fenêtre blindée et j’examinerais les scènes difficiles que j’avais vues : des images de destruction, de feu et de corps, partout.
La première semaine, nous étions à Kfar Aza avec pour mission de la « purifier » et de la protéger. De là, nous sommes allés à Beeri, puis Nahal Oz. Mardi matin, nous avons patrouillé entre les maisons, et dans l’une d’elles, j’ai vu un mot sur le réfrigérateur qui disait : « Désolé de ne pas être arrivés à temps, équipe du Maglan [commando]. »
Mes pieds m’ont emmené dans la pièce sécurisée. J’y ai vu le sang, les douilles et les photos criblées d’impacts, sur les aimants : je me suis subitement rendu compte que j’étais dans la maison de Roee Idan. Nous nous voyions de temps en temps à Nir Am pour jouer au poker.
À ce moment-là, je me suis éloigné et je me suis effondré. Toutes les questions remontées à la surface. Qui étais-je? Où est-ce que j’habitais ? Quelles étaient mes valeurs ? Mes pensées se sont enroulées, comme des fils emmêlés.
J’ai réalisé que rien ne changerait tant que nous n’aurions pas résolu notre crise d’identité. Lorsque vous n’êtes pas unis et que vous ne savez pas qui vous êtes, vos moyens sont limités. Et pendant de nombreuses années, à cause de nos problèmes d’identité, nous avons eu peur d’agir.
Je n’ai compris ce qu’on nous avait fait que lorsque j’ai eu ma première permission, au bout d’un mois. Ma famille se trouvait toujours à Ein Yahav. Je n’y ai vu qu’une toute petite partie de ma communauté, mais pour la première fois, j’ai réalisé à quel point tous étaient brisés. J’ai gardé mes larmes pour la voiture – en direction d’Ein Yahav à cause de ce que j’avais vu dans l’enveloppe de Gaza, et en direction de l’armée à cause de ce que j’avais vu dans ma propre communauté.
Le kibboutz Nir Am a été sauvé par l’équipe d’intervention d’urgence, qui était bien entrainée et a réussi à empêché les terroristes de faire irruption. Je fais partie de l’équipe, mais ce jour-là, je n’étais pas avec eux. La police des frontières et les soldats de Golani nous ont rejoints tôt le matin. Bar Mansuri les a conduits dans le secteur d’où venaient les coups de feu.
Il y a quelques jours, une vidéo a été diffusée donnant à voir des membres de la police des frontières en train de charger Nir Am. A quelques minutes près, tout aurait pu être radicalement différent.
L’évacuation
Je n’avais pas évacué en 2014, pendant l’opération Bordure protectrice. J’étais resté dans l’enveloppe de Gaza et j’avais fait un barbecue pour mes amis. J’avais ri de ces vacances forcées que le Hamas nous accordait. Mais quand on a des enfants, c’est différent.
Il nous faudra un certain temps pour ne plus nous sentir coupables de notre indifférence, de notre naïveté et de notre inattention, et aussi de nous être accrochés au conte de fées selon lequel nous vivions au paradis et n’avions pas le besoin d’abandonner ce pays à cause de quelques opérations militaires. Cela fait mal de savoir que nous n’avons pas abandonné le pays, mais que le pays, lui, nous a abandonnés.
Dans la réserve, je n’ai pas vraiment ressenti l’évacuation. J’étais dans un autre monde. Mes deux restaurants à Sderot et Yavne étaient fermés. Sderot était devenu une ville fantôme. Personne n’allait travailler. Les travailleurs thaïlandais étaient partis, et cela n’avait finalement aucune importance pour moi. Je pensais : « Le monde s’est effondré ». Qu’est-ce que j’en avais à faire de mon petit restaurant en un pareil moment ?
Oshri Azran, mon ami et collègue depuis plus de 20 ans, m’a écrit : « Frère, Yavné continue de fonctionner. » Je lui ai répondu que je ne me voyais pas dire aux gens de Sderot de tenir le restaurant de Yavne, ce à quoi il m’a répondu : « Demain matin, le restaurant sera ouvert. » Et c’est comme ça, alors que j’étais en service de réserve, qu’Oshri a géré le restaurant à titre bénévole et m’a sauvé de la banqueroute.
Je pense aux réservistes qui vont de l’autre côté de la frontière et déconnectent totalement. Ils ne peuvent pas recevoir de messages, parler avec leur banquier ou bloquer les paiements. Ils reviendront au bout de deux, trois ou quatre mois et l’œuvre de leur vie se sera effondrée.
Un mois après le début de la guerre, la communauté Nir Am est partie s’installer dans un hôtel de Tel Aviv et, à fin décembre, j’ai été libéré de la réserve. C’est là que tout a basculé.
Je me suis mis en mode résilience. Je n’ai pas pu m’arrêter, pour parler, réfléchir ou me reposer à la maison (enfin, à l’hôtel) lorsque j’ai eu la grippe. J’ai tout de suite été aspiré par mon entreprise. Après ma libération, mes camarades réservistes ont été envoyés dans la bande de Gaza. J’avais très envie d’y aller et de tourner la page. Mais j’ai compris que mon corps était HS, tout comme mon esprit, et que mon corps s’était effondré à cause de mon état d’esprit.
J’ai appris à accepter la douleur et ne pas m’en tenir uniquement à l’adage : « Sois fort ». Plus vous laissez leur place à la douleur et à la tristesse et plus vous rendez compte que la vie est forte, et petit à petit, vous commencez à aller un peu mieux. Après avoir négocié avec soi sur le point de savoir s’il est légitime de se sentir mieux, on s’autorise à se sentir bien tout en étant conscient que, dans une heure, il en sera autre chose. Que demain matin, ce sera différent.
Je me réjouis de me rendre compte que, malgré l’abîme, je n’ai pas perdu mon optimisme. Je m’y raccroche. Mais pour que les choses aillent bien, il nous faudra du changement.
Crise identitaire
Les vingt dernières années, à Nir Am, j’ai été témoin des confusions et erreurs de nos dirigeants politiques. Ces vingt dernières années, le pays est resté entre deux eaux. Un peu hors sujet. Ni accord de paix, ni guerre. Sur la défensive, dans une posture de défense, jusqu’aux événements que nous avons vécus.
Sans trop de succès, j’ai milité en faveur de l’Enveloppe de Gaza : nous avons manifesté contre le manque de mesures nous concernant, pour tenir compte de la réalité. J’ai été ravi de voir des religieux de droite de Sderot parler à des laïcs de gauche des kibboutzim pour tenter de faire émerger quelque chose face à l’immobilisme politique. Mais ce groupe n’a pas réussi à créer un mouvement cohérent parce que personne n’allait dans le même sens.
Après l’une des précédentes opérations à Gaza, nous avions organisé une manifestation. Nous avions invité les médias et les journalistes étaient venus, mais nous n’avons eu rallié que trois manifestants. Après avoir dit « Ça ne peut pas continuer comme ça », un des photographes m’a dit : « Ne te fatigue pas, j’ai grandi à Kiryat Shmona [à la frontière nord avec le Liban]. Mon père s’est battu et a manifesté et j’ai grandi dans la peur, jamais bien loin d’un abri. Ça n’a servi à rien. Rien ne changera. »
Je n’aime pas me plaindre, mais j’avoue que je me sens mal. Une fois, après l’une de ces opérations, j’avais organisé une manifestation de restaurateurs du sud, après nous être entendu dire que nous n’étions pas éligibles à une indemnisation.
Nous avions invité Tomer Mor, PDG de l’association Les restaurateurs sont plus forts ensemble, et je me rappelle l’avoir entendu dire : « Si vous voulez manifester, il faut être prêt à aller jusqu’au bout. Si vous n’en avez pas l’énergie, mieux vaut ne pas commencer, afin que ceux qui suivent ne s’engagent pas sur une mauvaise voie. »
Alors j’avais lâché tout ça et arrêté les manifestations. En me disant que nous vivions à 95 % au paradis. Au début de la pandémie de COVID-19, je me suis inquiété pour moi, comme tout le monde dans la société israélienne sait le faire quand les temps sont durs, cela recommence. Nous avons renoncé à manifester, nous avons renoncé et nous en payons aujourd’hui le prix fort.
Les civils et les soldats qui sont morts ne voulaient pas être des martyrs. Mais leur mort nous impose de changer. Notre génération s’est engourdie à cause des péchés originaux de nos pères. Notre volonté a été émoussée par la manne économique capitaliste et une certaine inertie du quotidien au lieu de faire ce qui était nécessaire, à savoir résoudre les différends abyssaux au sein de la société. Résoudre la crise identitaire de la société israélienne.
Arrêtons de nous en prendre à nos dirigeants politiques : regardons-nous dans les yeux et revoyons nos élections. Il nous faut élire des dirigeants qui ne pensent pas qu’à leur électorat, au mépris de ceux qui ne votent pas pour eux.
C’est comme ces couples mariés qui n’évoquent pas leurs problèmes et les mettent de côté, pour les enfants, le travail, parce l’autre ne va pas changer, parce que parler des différences va immanquablement conduire à des disputes. Mais réprimer les problèmes conduit forcément à des déchirures et, vingt ans plus tard, le couple découvre qu’ils n’a plus rien en commun.
Je ne veux pas voir Israël se disloquer, mais si nous ne trouvons pas une solution à notre crise d’identité, alors nous redeviendrons encore une fois le Royaume de Juda et le Royaume d’Israël divisés. Loin de moi l’idée de me donner des airs apocalyptiques, d’autant que, qu’est-ce qui peut être apocalyptique après ce que nous avons vécu le 7 octobre ?
Dans la réserve, on voit toutes les tribus d’Israël unies sous le même uniforme et le même drapeau, indifférentes aux divisions. C’est peut-être le seul endroit où le « melting-pot » fonctionne encore. On y croise des gens que l’on n’aurait jamais croisés ailleurs, sans l’armée.
Lorsque j’ai gravi les marches de Habima pour parler au nom des habitants de l’Enveloppe de Gaza lors d’une manifestation, j’ai vu une foule un peu semblable. J’ai envie d’entendre des personnes qui parlent une langue différente pour comprendre ces différences, parce que notre génération paie, selon moi, le prix de nos problèmes d’identité.
J’ai envie de voir de nouveaux dirigeants. De quelqu’un capable de nous guérir de la haine et des divisions. De dirigeants désireux de faire entendre réellement la voix et les intérêts de la population à la Knesset.
Et au lieu de ça, nous nous déchirons et faisons du slogan « Ensemble, nous vaincrons » un slogan creux. Les soldats savent faire du lien, lorsqu’ils quittent leur famille et leur entreprise, pour travailler et avancer ensemble, mais notre gouvernement d’urgence n’a aucune idée de comment faire pour créer cette unité. Il ne sait pas qu’il n’y a pas d’autre choix que le compromis. Ce ne sont pas les dirigeants, le problème, c’est nous et les bulletins de votes que nous glissons dans l’urne, pour élire des gens qui feront taire les autres partis.
La vie en ville
Je me dis constamment que je ne suis pas un réfugié ukrainien. Eux, ne sont pas logés dans des hôtels. Je sais aussi que j’ai été évacué dans de bien meilleures conditions que les habitants de Khan Younès. Avec l’accueil que nous réservent les riverains, les réductions accordées aux évacués et le soutien de la municipalité de Tel Aviv, qui fait tellement pour nous. Tout ceci est très réconfortant.
Au début de la guerre, ma femme Gal et moi avons parlé de l’horreur d’être un réfugié dans le besoin, forcé de vivre de la charité des autres. Aujourd’hui, tout va bien. Les enfants ont retrouvé leurs habitudes, et ceux qui nous ont tendu la main sont toujours là.
Pour autant, il n’est pas facile de vivre dans un hôtel. Il faut faire preuve d’une certaine flexibilité mentale et pouvoir penser différemment pour que cela fonctionne. Je crois qu’il faut profiter au mieux de cette opportunité, de ce que la ville a à offrir et de cette expérience de vie dans un endroit différent.
Quelqu’un de Nir Am, dont les proches ont été assassinés à Nir Oz, a dit qu’il y avait quelque chose de positif dans le fait d’être évacués vers Tel-Aviv, ce qui nous oblige à vivre pleinement.
La semaine dernière, quatre mois après le massacre, le restaurant de Sderot a également rouvert ses portes.
C’est juste. Et pour la première fois depuis le début de la guerre, j’ai dormi à Nir Am.
Qu’avez-vous ressenti ?
C’était un peu comme dormir à côté du corps d’un ami et espérer qu’il reviendra à la vie le matin. C’est un peu le sentiment que j’ai eu quand je suis arrivé à Sderot pour rouvrir le restaurant.
Je pensais que je me sentirais comme un soldat sur la base depuis 28 jours mourant d’envie de rentrer chez lui et de retrouver les bras chaleureux de sa mère. C’est ce que nous ressentions en revenant après les précédentes opérations à Gaza. Cette fois, c’est différent. Une sensation difficile, comme le fait de retourner au sein d’un foyer violent.
Mon Dieu, je veux retrouver ma vie, mais pas ma vie d’avant, qui a été brisée. Je refuse d’ignorer ce qui a changé.
Voulez-vous vraiment y retourner ?
Je meurs d’envie d’y retourner. Mais je veux avoir le sentiment de vivre dans un endroit où on fait plus en matière de sécurité. Un endroit qui serait le plus sûr de tout le pays, du monde même. Mais quitte à me montrer insolent, je dirais en même que je ne le voudrais pas. Je veux dire que je ne veux pas les barrages routiers ou les contrôles de sécurité à tous les coins de rue.
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