Le juge Sohlberg soutient-il vraiment la loi sur la « raisonnabilité » ?
Le juge conservateur a critiqué l'usage de la doctrine dans le réexamen judiciaire des décisions politiques- mais il est difficile de dire s'il soutient la loi sous sa forme actuelle
L’un des arguments au cœur de la défense, par la coalition, de son projet de loi visant à limiter de manière considérable l’usage, par les tribunaux, de la notion juridique de « raisonnabilité » lors de leur réexamen des décisions prises par les responsables élus est que de telles réformes, dans le passé, ont été soutenues par des juges à la Cour suprême de premier plan – en particulier par Noam Sohlberg, qui siège actuellement au sein de la plus haute instance judiciaire du pays.
Dans un message vidéo qui a été posté par Netanyahu lundi après-midi – juste avant l’approbation du vote du projet de loi en première lecture à la Knesset – le Premier ministre Benjamin Netanyahu a ainsi cité le nom de Sohlberg pour justifier sa législation, dont il a par ailleurs attribué la paternité à l’éminent magistrat lui-même.
Le gouvernement veut que le projet de loi – qui interdira aux juges d’utiliser la notion juridique de « raisonnabilité » lors du réexamen des décisions prises par les politiques – soit définitivement adopté à la Knesset avant la fin du mois de juillet.
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« Amender le principe de ‘raisonnabilité’, comme le formule le plan de Sohlberg, juge à la Cour suprême, ne signera pas la fin de la démocratie – ce sera un renforcement de la démocratie », a dit Netanyahu, tentant de justifier le texte de loi controversé. Ce dernier entre dans le cadre d’un plan plus large qui bouleverserait tout le système judiciaire israélien, un plan proposé par le gouvernement. L’approbation en première lecture de la législation sur la « raisonnabilité » a par ailleurs provoqué un mouvement de protestation massif dans tout le pays, mardi.
« La juge Ayala Procaccia estimait que la ‘raisonnabilité’ allait probablement entraîner l’invasion, par les tribunaux, de territoires où ils n’ont pas autorité », a continué le Premier ministre, faisant encore référence à une ancienne magistrate à la Cour suprême.
Procaccia a rapidement répondu au Premier ministre que les propos qu’elle avait pu tenir, dans le passé, concernaient une problématique distincte et qu’elle-même continuait à défendre l’usage de la doctrine pour évaluer les décisions prises par les responsables élus.
D’un autre côté, Sohlberg, un juge conservateur qui devrait devenir président de la Cour suprême en 2028, a été un critique fervent de l’utilisation de la notion juridique de la « raisonnabilité » par les magistrats. Même s’il n’a pas ouvertement évoqué son positionnement jusqu’à présent, dans un contexte ô combien tumultueux, il avait prôné une limitation de son usage dans le passé – tout en privilégiant davantage une démarche d’autodiscipline de la Haute-cour, qui s’abstiendrait volontairement d’avoir recours à cette doctrine, à l’adoption d’une loi dans ce sens.
Les juges qui siègent à la Cour suprême s’abstiennent, de manière générale, de commenter les questions liées à l’actualité – en particulier lorsque cette actualité place sous les feux des projecteurs la prestigieuse instance dont ils sont les représentants.
Le texte du projet de loi du gouvernement stipule que « les détenteurs d’une autorité judiciaire, conformément à la loi, et notamment la Cour suprême, ne pourront pas délibérer et ils ne pourront pas rendre une ordonnance à l’encontre du gouvernement, des ministres du gouvernement et autres responsables élus tels qu’ils seront définis par la loi en ce qui concerne la ‘raisonnabilité’ de leurs décisions ».
Alors qu’elle était à l’origine une notion juridique visant à pouvoir invalider les décisions « déraisonnables à l’extrême », la « raisonnabilité » a, depuis les années 1980, autorisé les juges à rejeter des décisions gouvernementales ou administratives qui, selon eux, avaient échoué à prendre en compte toutes les considérations indispensables concernant une problématique en particulier, ou qui n’avaient pas nécessairement accordé le poids suffisant à ces considérations – et ce même si ces décisions ne contrevenaient pas à une loi donnée ou qu’elle n’entraient pas en contradiction avec d’autres jugements administratifs.
La coalition actuelle s’est irritée de l’usage, par la Haute cour, du principe juridique de « raisonnabilité », affirmant qu’elle vient remplacer le jugement du gouvernement élu par les valeurs promues par les professionnels du système judiciaire qui, pour leur part, n’ont pas obtenu de mandat du peuple. Elle a aussi fait remarquer que d’autres principes juridiques restaient à la disposition des magistrats pour évaluer les décisions prises par les politiciens.
Les opposants à la législation affirment, de leur côté, que le texte présenté par le gouvernement est un outil grossier qui ouvrira la porte à la corruption et qui réduira le contrôle des officiels élus amenés à prendre des décisions sensibles, notamment celles qui peuvent avoir un impact sur les droits civils.
Le positionnement déclaré de Sohlberg
Dans un article paru en 2020 dans le journal Hashiloach , Sohlberg avait livré sa pensée aux lecteurs concernant l’utilisation de la notion juridique de « raisonnabilité » et il avait évoqué la nécessité, selon lui, de limiter son usage par la Cour suprême.
« Les décisions prises par les officiels élus – le gouvernement, les ministres, les chefs des autorités locales – sont, dans leur majorité, des décisions qui reflètent une certaine vision du monde, une vision du monde fondée sur des valeurs, une vision du monde bâtie lors d’une carrière toute entière », avait écrit Sohlberg.
Il avait estimé qu’en conséquence, l’utilisation de la « raisonnabilité » n’était pas pertinente s’agissant du réexamen des décisions basées sur les valeurs ou professionnelles que les responsables élus étaient amenés à prendre.
« Cette question touche au cœur du principe de séparation des pouvoirs », avait ajouté Sohlberg, qui avait écrit que les décisions examinées à l’aune de la « raisonnabilité », dans de telles circonstances, « manquent d’une approbation démocratique ».
Le magistrat avait aussi critiqué l’usage trop « fréquent » et « inapproprié », selon lui, de cette notion juridique par les tribunaux pour se prononcer sur des décisions politiques ou fondées sur les valeurs, voire sur l’éthique.
Dans la mesure où Sohlberg a la certitude que la plupart des décisions prises par les responsables élus se distinguent dans leur ensemble par leur vision du monde ou par leur vision des valeurs, il s’avère donc que son positionnement, dans son principe, est quelque peu similaire à celui du projet de loi avancé par le gouvernement.
Sohlberg avait aussi écrit que les décisions prises par les fonctionnaires, au sein des ministères, devaient rester soumises au réexamen judiciaire à l’aune de la « raisonnabilité », comme l’autorise le texte de loi gouvernemental.
Mais certains experts ont toutefois souligné que Sohlberg n’avait pas souhaité une législation qui vienne restreindre l’utilisation de la « raisonnabilité » par les magistrats, et qu’il prônait davantage une forme d’autodiscipline au sein de la Haute-cour – qui s’abstiendrait elle-même d’utiliser la notion juridique lors de l’évaluation par cette dernière des décisions des responsables élus.
Le professeur Ronen Avraham, professeur de droit à la faculté de droit de l’université de Tel Aviv, a ainsi écrit dans un article qui est récemment paru dans le journal Makor Rishon que Sohlberg « laisse le dernier mot, le jugement final entre les mains de la Cour » concernant l’usage de la « raisonnabilité » lors de son réexamen des décisions prises à tous les niveaux du gouvernements – administratifs ou élus.
Avraham a aussi souligné que Sohlberg lui-même avait rendu un jugement défavorable au gouvernement qui était dirigé par Naftali Bennett et Yair Lapid au mois de septembre 2022 sur la base de la « raisonnabilité » lorsqu’ils avaient réfléchi à la nomination de l’ancien juge à la Cour suprême, Menachem Mazuz, à la présidence de la Commission consultative des nominations de haut-rang.
Une décision qui avait néanmoins été différente dans la mesure où elle avait été prise par un gouvernement par intérim, lorsque le pouvoir de discrétion des leaders est davantage limité parce qu’il n’a pas reçu de mandat officiel de la part de la population.
Il est aussi possible de spéculer que si Sohlberg a évoqué la limitation de l’utilisation de la « raisonnabilité » concernant spécifiquement les décisions des responsables élus – ces décisions qui sont prises sur la base de leurs valeurs et conformément à leur vision du monde- celles qui sont de nature plus étroite, plus précises dans leur focalisation, peuvent encore faire l’objet d’un contrôle à l’aune de cette notion juridique.
Un point qui a été repris par des experts conservateurs comme le professeur Yoav Dotan, qui a affirmé que les décisions politiques prises par le gouvernement devaient ne pas être réexaminées sous l’angle de la « raisonnabilité » mais que celles prises par les ministres – en lien avec l’autorité directe de leur ministère – devaient pouvoir continuer à être soumises au test de « raisonnabilité ».
Prenant la parole au micro de la radio militaire dans la matinée de mercredi, Dotan s’est dit convaincu que Sohlberg ne soutenait pas le projet de loi sous sa forme actuelle.
« Si c’est là le positionnement de Sohlberg sur la ‘raisonnabilité’, alors je suis Christiano Ronaldo, » a plaisanté Dotan, qui a ajouté que sur la base de sa proximité avec le magistrat, « il est, à l’heure où je vous parle, en train de faire les cent pas dans son bureau en grimpant aux murs », frustré par la manière dont son approche de la question a été présentée par la coalition.
« On dénature complètement les choses ; le gouvernement s’est saisi d’un élément dont Sohlberg avait parlé – qui est la nécessité de faire la différence entre les branches politique et administrative ou bureaucratique lors d’un réexamen judiciaire, ce qui est une bonne chose – mais en ignorant par ailleurs tout ce qu’il a pu dire d’autre », a continué Dotan. Il a finalement affirmé qu’à partir des jugements rendus par le magistrats et qu’à partir de ses autres écrits, il avait la conviction que Sohlberg était défavorable à la législation avancée.
Pas explicite
Le docteur Amir Fuchs, expert au sein de l’Institut israélien de la Démocratie, déclare pour sa part qu’il est possible de bien comprendre quelles sont les intentions de Sohlberg à la lecture de son article paru dans Hashiloach – et que l’auteur de l’article cherche en réalité à rejeter l’usage de la notion juridique de « raisonnabilité » en lien avec le réexamen des décisions des responsables élus tel qu’il était très largement pratiqué par l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak dans les années 1980. Solhberg, ajoute-t-il, veut toutefois préserver son utilisation sous une forme plus stricte, pour pouvoir encore invalider les décisions considérées comme « déraisonnables à l’extrême ».
Mais Sohlberg ne s’est toutefois pas montré très explicite sur ce sujet.
Le magistrat n’a pas non plus précisé si les nominations gouvernementales devaient rester sujettes à l’épreuve de la « raisonnabilité ».
Le projet de loi présenté par la coalition interdit l’utilisation de la notion juridique de « raisonnabilité » concernant les nominations au sein du gouvernement – avec l’intention, en grande partie, de pouvoir réintégrer le chef du parti ultra-orthodoxe du Shas, Aryeh Deri, au cabinet après un jugement de la Haute-cour, au mois de janvier, qui avait ordonné à Netanyahu de le limoger de ses postes de ministre de la Santé et de ministre de l’Intérieur. Les magistrats avaient statué que sa désignation à ces deux fonctions de haut-rang était « déraisonnable à l’extrême » et ils avaient aussi mis en cause le fait que Deri, par ailleurs, avait convaincu une juridiction inférieure qu’il allait quitter la politique lors de la conclusion d’une négociation de peine clémente qui était venue mettre le point final à des poursuites judiciaires à son encontre – il était alors mis en examen pour des délits fiscaux.
Mais dans la mesure où Sohlberg pense que les décisions prises par les responsables élus ne doivent pas être soumises, au sens large, à l’épreuve de la « raisonnabilité », il est probable que cela concerne également la nomination des ministres et autres officiels.
Même s’il est juste de préciser que le positionnement de Sohlberg face à cette problématique est celui d’un homme favorable à l’idée générale d’une limitation de l’utilisation par les tribunaux de la notion juridique de « raisonnabilité » – telle qu’elle est établie dans le projet de loi gouvernemental – les nuances qu’il avait apportées dans son (long) article dans Hashiloach rendent difficile de déterminer s’il soutient la radicalité du projet de loi actuel qui interdit tout simplement à la Cour d’utiliser l’épreuve de la « raisonnabilité » sous toutes ses formes forme pour réexaminer tous les types de décisions ministérielles et gouvernementales.
Et – c’est important de le rappeler – Sohlberg évoquait une limitation qui s’effectuerait par le biais d’une autodiscipline des magistrats de la Cour suprême, sans que les députés n’imposent au tribunal un quelconque carcan. Son positionnement pourrait bien être celui que le choix d’utiliser le test de la « raisonnabilité » revient en fin de compte aux juges – et aux juges seulement.
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