Israël en guerre - Jour 570

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Les livres de la yeshiva de Lublin qui, pensait-on, avaient été détruits par les nazis, font leur réapparition

Même si la rumeur avait laissé entendre que les textes avaient été brûlés en 1939, aucune preuve n'avait jamais soutenu cette affirmation. Piotr Nazaruk a retrouvé et numérisé 850 d'entre eux - le sommet de l'iceberg, dit-il

Le rabbin Meir Shapiro assis dans la bibliothèque de la Yeshiva Chachmei Lublin, une photographie prise entre l'ouverture de la Yeshiva, en 1930, et sa mort, en 1933.  Le sort réservé à la yeshiva sous les nazis reste mystérieux. (Autorisation :  Grodzka Gate-NN Theater Center)
Le rabbin Meir Shapiro assis dans la bibliothèque de la Yeshiva Chachmei Lublin, une photographie prise entre l'ouverture de la Yeshiva, en 1930, et sa mort, en 1933. Le sort réservé à la yeshiva sous les nazis reste mystérieux. (Autorisation : Grodzka Gate-NN Theater Center)

JTA — Après la Seconde Guerre mondiale, pendant des décennies, une institution d’études religieuses, qui jouissait pourtant d’une grande renommée en Pologne, avait sombré dans l’oubli.

Les nazis avaient brûlé les milliers de livres qui figuraient dans la bibliothèque de la yeshiva Chachmei Lublin, selon la rumeur, faisant disparaître à jamais ce nombre gigantesque d’ouvrages avant d’envoyer ses étudiants à la mort.

Mais si les Juifs de Lublin avaient bien été assassinés, cet auto-da-fé, pour sa part, n’a jamais eu lieu, selon Piotr Nazaruk, qui vit à Lublin. Passionné par le sujet, il s’est immergé dans des recherches sur l’histoire juive de la ville au sein du Brama Grodzka – Teatr NN, une institution culturelle de la localité.

Nazaruk dit éprouver une fascination à l’égard de tous mystères qui entourent encore la yeshiva de Lublin qui était, dans le passé, l’une des plus importantes yeshivot du monde et dont le bâtiment jaune est encore là, debout, dans l’ancien quartier juif – un quartier dorénavant majoritairement vidé de ses familles issues de la communauté.

« Nous avons tous vu des images de livres brûlés par les nazis pendant la guerre », dit Nazaruk à la JTA. « Mais si cette yeshiva et cette bibliothèque étaient aussi célèbres ; si la détruire était, pour les nazis, un acte d’un tel prestige, pourquoi n’y a-t-il aucune trace – je parle de photos ou de documents – prouvant que c’est réellement arrivé ? », s’interroge-t-il. Et s’il n’y a pas eu d’auto-da-fé, ces livres peuvent-ils, en conséquence, exister encore aujourd’hui, égarés dans des greniers, dans des collections privées, sur les étagères de personnes ignorant tout de leur provenance tragique ?

Une quarantaine de Juifs vivent aujourd’hui à Lublin. Ils étaient plus de 40 000 avant la Shoah – ce qui représentait environ un tiers de la population. Nazaruk, qui n’est pas juif, s’est passionné pour l’histoire juive de la Pologne il y a un peu plus d’une décennie. Il avait découvert, par hasard, une série de journaux en yiddish dans une bibliothèque de sa ville natale de Biała Podlaska, au nord de Lublin. Une trouvaille qui lui avait donné envie d’apprendre le yiddish – et il s’était mis au travail.

« Pour moi, ce monde juif et yiddishophone de la Pologne, avant-guerre, est presque un univers parallèle », déclare-t-il. « Il a évolué dans des lieux que je connais, dans des rues que j’arpente. Cela a été, pour moi, comme la découverte de l’histoire inconnue de lieux que je connais pourtant très bien ».

Nazaruk s’est lancé à corps perdu dans une enquête qui lui tenait particulièrement à cœur : la disparition des livres de la bibliothèque de la yeshiva de Lublin. Il avait, à ses côtés, d’autres personnes qui doutaient de l’histoire de l’incendie et notamment Adam Kopciowski, historien à l’université Marie Curie-Skłodowska, qui vit à Lublin, et qui avait lui-même retrouvé cinq livres de la yeshiva à l’ancienne synagogue Chevra Nosim – c’était le seul lieu de culte juif d’avant-guerre à avoir survécu à Lublin – au début des années 2000.

Piotr Nazaruk, à gauche, et Agnieszka Litman, représentante de la communauté juive de Lublin, lors d’un événement à la yeshiva de Lublin, le 20 décembre 2023. (Autorisation : Nazaruk)

Nazaruk a découvert des articles parus dans les journaux – qui dataient d’après la libération de la ville par l’armée russe, en 1944 – qui indiquaient que la bibliothèque avait survécu. Puis, un après-midi, lors d’une journée calme au travail, alors qu’il visionnait les archives numériques de l’Institut d’Histoire juive de Varsovie, il a trouvé un trésor : 130 livres qui portaient l’estampille de la yeshiva de Lublin.

C’est à ce moment-là que Nazaruk a décidé de chercher à rassembler tous les ouvrages qui appartenaient, dans le passé, à cette bibliothèque juive – il y avait, selon les estimations, entre 15 000 et 40 000 volumes dans ses rayonnages à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. L’homme dit avoir dorénavant la certitude que la plus grande partie de la collection n’a pas été brûlée mais que les livres ont été dispersés dans le monde entier.

Au cours des trois dernières années, il a réussi à réunir un catalogue numérique de 850 livres portant des estampilles au nom de la yeshiva de Lublin. La vaste majorité ne peut pas être rapatriée physiquement à Lublin – les ouvrages appartiennent à des collections publiques et privées du monde entier, de Varsovie à Jérusalem en passant par New York, Prague et ailleurs.

Seuls dix de ces volumes sont revenus dans leur localité d’origine. En plus des cinq qui avaient été trouvés par Kopciowski, deux ont été rendus par la Freie Universität de Berlin en 2022 et trois autres ont été récupérés par un Israélien qui est venu les remettre en mains propres à Lublin, au mois de décembre dernier.

Stephan Kummer, au centre, a ramené deux livres qui appartenaient dans le passé à la bibliothèque de la yeshiva de Lublin de la part de la Freie Universität de Berlin, en 2022. Son grand-père, un Juif polonais qui avait servi dans l’armée polonaise pendant la Seconde guerre mondiale, avait été fait prisonnier. Sur cette photo, Kummer se trouve à la yeshiva de Lublin, en Pologne, le 20 décembre 2023. (Autorisation : Nazaruk)

Aux côtés de la petite communauté juive qui vit encore à Lublin, Nazaruk prévoit d’exposer ces dix ouvrages dans l’ancien bâtiment qui abritait la yeshiva.

Un projet qui entre dans le cadre d’une tendance à la hausse récente de « l’activisme mémoriel » en Pologne, selon Geneviève Zubrzycki, sociologue spécialisée dans les questions relatives au nationalisme et à la religion à l’université du Michigan. L’enseignement de l’extermination massive des Juifs polonais n’avait pas commencé, dans le pays, avant les années 1980, lorsque l’Union soviétique s’était effondrée et que la Pologne avait entamé un processus de démocratisation. Même à ce moment-là, dit-elle, le silence face aux horreurs du passé avait continué à prévaloir pendant des décennies dans de nombreuses petites villes de la Galicie, des localités qui comptaient pourtant une importante communauté juive autrefois.

« 90% des Juifs polonais avaient été exterminés et ceux qui avaient survécu avaient très souvent pris la décision de ne pas retourner en Pologne », explique Zubrzycki à JTA. « Ainsi, il ne restait que peu de Juifs en Pologne pour évoquer ce qui leur était arrivé et il y avait, par ailleurs, une large population polonaise qui ne se souvenait que de sa propre souffrance – une souffrance qui était aussi intégrée dans un narratif imposé par les Soviétiques, et cela n’a laissé que peu de place pour créer une réelle mémoire juive des événements ».

Même si certains livres qui se trouvaient dans les rayonnages de la bibliothèque de la yeshiva de Lublin dataient du 16e siècle, l’institution religieuse elle-même n’était restée ouverte que pendant moins d’une décennie.

La yeshiva Chachmei Lublin avait été consacrée le 24 juin 1930. Une décennie plus tard, elle avait disparu aux mains des nazis. (Autorisation : Grodzka Gate-NN Theater Center)

L’école avait ouvert ses portes en 1930, dirigée par le rabbin Meir Shapiro qui avait voulu créer une nouvelle sorte de yeshiva qui élèverait le prestige des étudiants de la Torah. Son objectif n’était pas seulement d’offrir une meilleure éducation religieuse mais aussi d’accueillir ses étudiants au sein d’une institution moderne, avec de beaux dortoirs, de grandes salles de cours, des douches, de bons repas. Il y avait même une infirmerie.

« Avant Lublin, les jeunes garçons, dans les yeshivot, vivaient habituellement dans des conditions très médiocres, il mangeaient mal », explique Nazaruk. « Étudier dans une yeshiva, ce n’était pas comme faire ses études dans une université prestigieuse ».

Grâce aux donations effectuées par les communautés juives de Pologne et au-delà, Shapiro avait rapidement disposé de l’une des plus importantes bibliothèques de toute la Pologne. Un rabbin de new-York, Benjamin Gut, qui était en charge de la synagogue Chasam Sopher avait envoyé, semble-t-il, 4 000 livres et mille dollars à Lublin. Après la mort de Shapiro, en 1933, tous les volumes qui figuraient dans sa collection privée avaient intégré les étagères de la bibliothèque.

Lublin était un centre de culture juive de premier plan en Pologne et accueillait une importante communauté juive depuis le début du 17e siècle. Avec les nazis, la ville avait été au cœur du projet d’extermination de masse et sa population juive avait été anéantie. Environ 5 000 Juifs s’étaient installés là-bas après la Shoah mais la majorité était partie à la fin des années 1940, après que des Polonais de la région ont tué des survivants de la Shoah lors du pogrom de Kielce en 1946. L’antisémitisme qui sévissait alors en Union soviétique avait aussi convaincu de nombreux membres de la communauté juive qu’ils n’avaient aucun avenir en Pologne.

La yeshiva Chachmei Lublin de Lublin, en Pologne, était l’une des plus grandes yeshivot du monde avant de disparaître sous le régime nazi en 1939. (Crédit : Wikimedia Commons via JTA)

Après la guerre, des rumeurs – qui devaient devenir une légende urbaine – avaient attribué la disparition des livres de la bibliothèque de la yeshiva aux nazis qui les avaient brûlés, disait-on. Ce récit, qui a été cité par les chercheurs et par les historiens au fil des années, remonterait, en définitive, à une note qui avait, semble-t-il, été publiée dans un journal écrit en direction de la jeunesse nazie, un journal qui était nommé Die Deutsche Jugend-Zeitung.

La note affirmait ainsi que les ouvrages avaient été dévorés par un feu qui avait brûlé pendant 24 heures alors que des musiciens nazis jouaient de la musique militaire « pour couvrir les pleurs des Juifs ». Mais personne ne semble avoir jamais vu ce magazine, selon Nazaruk. La première référence faite à cette note était apparue dans Hatsofe, un journal en circulation dans la Palestine sous mandat britannique, en 1941.

Et pourtant, le spectacle macabre de ces livres dévorés par les flammes était habituellement photographié, filmé et utilisé à des fins de propagande par les nazis. Mais si un incendie avait, en effet, été signalé à la bibliothèque de la yeshiva de Lublin dans le journal Die Deutsche Jugend-Zeitung, les faits n’ont jamais été confirmés par d’autres journaux ou par les autorités allemandes.

Il est difficile de dire comment la rumeur a commencé à se répandre, dit Nazaruk. Mais il a été clairement établi que les Allemands avaient chargé le rabbin Aron Lebwohl, diplômé de la yeshiva, de répertorier les ouvrages qui se trouvaient dans les rayonnages – ce qui semble indiquer qu’ils n’avaient pas l’intention de la détruire. Lebwohl avait travaillé sur cet inventaire jusqu’à sa mort à Majdanek, en 1942.

Plusieurs organisations nazies portaient de l’intérêt aux collections juives, les répertoriant et les pillant à des fins propres, dit Daniel Lipson, qui travaille à la Bibliothèque nationale d’Israël.

« Un grand nombre d’entre elles s’intéressaient à des recherches antisémites – à l’étude, pour commencer, d’un peuple juif qui n’existerait plus, comme ils espéraient que cela arriverait », déclare Lipson à la JTA.

Un groupe de gitans joue de la musique sur les marches de la yeshiva Chachmei Lublin. La yeshiva avait été vidée et tous ses étudiants dispersés ou enfermés dans le ghetto de Lublin. (Crédit : Shem Olam Institute)

Nazaruk, de son côté, pense que la collection d’ouvrages a été stockée avec soin et qu’elle a été préparée en vue de son transport en Allemagne. Quand les Russes sont entrés dans la ville et que les Allemands ont fui, ajoute-t-il, les livres ont été abandonnés.

Mais comment ces livres se sont-ils ainsi dispersés dans le monde entier ?… Nazaruk déclare être encore en train de chercher à rassembler les pièces du puzzle. Kopciowski émet une hypothèse : il suppose qu’un grand nombre d’ouvrages devaient partir pour Prague, où les Allemands avaient amassé d’innombrables artéfacts pillés dans les communautés juives de toute l’Europe. Les volumes ont aussi pu être pillés par l’armée russe qui avait ramené pas moins de deux millions d’ouvrages – notamment des livres et des manuscrits juifs – en Union soviétique, selon le journaliste Anders Rydell.

Nazaruk a déterminé que plus de cent livres de la bibliothèque avaient été transportés à Varsovie, où l’Institut d’Histoire juive a ouvert ses portes en 1947 – là où il avait retrouvé, pour la première fois, des ouvrages portant l’estampille de la yeshiva.

Cent autres livres ont été localisés à la Bibliothèque nationale d’Israël. A la fin de la guerre, l’université Hébraïque de Jérusalem avait envoyé des spécialistes pour retrouver la piste des célèbres archives de livres juifs en Europe et pour les ramener en Israël. Le Comité central des Juifs polonais avait alors confié plus de 85 000 volumes à l’université Hébraïque. Parmi eux, figuraient un nombre indéterminé d’ouvrages provenant de la bibliothèque de la yeshiva de Lublin, raconte Lipson.

Le rabbin Margalit Kordowicz, le rabbin chargé de la communauté juive de Lublin, à la yeshiva de Lublin, le 20 décembre 2023. (Autorisation : Nazaruk)

Un grand nombre de livres de la yeshiva de Lublin qui se trouvent actuellement au sein de l’État juif n’ont probablement pas été encore seulement identifiés comme tels. L’université Hébraïque a conservé des ouvrages en provenance de Pologne à la Bibliothèque nationale d’Israël mais elle en a remis certains à des bibliothèques plus petites, à des écoles et à des synagogues de tout le pays.

Nazaruk pense que la plus grande partie des volumes de la collection sont dorénavant entre les mains de propriétaires privés. Il voit fréquemment des livres de la yeshiva de Lublin proposés dans des ventes aux enchères en ligne, avec des prix qui s’étalent de 200 à 11 000 dollars – ce qui dépasse, hélas, largement son budget dans le cadre de son projet de recherches.

Il a la certitude que sa bibliothèque reconstituée, riche de 850 livres numériques, n’est que le sommet de l’iceberg.

« Il y a quelques années, la plupart des gens pensaient que la majorité de la collection avait été détruite », déclare-t-il. « 800 livres, c’est peut-être 5% de la collection d’origine – cela ne paraît pas être beaucoup d’un côté mais de l’autre, cela prouve qu’il y a probablement des milliers d’ouvrages de plus qui sont encore dans la nature ».

Les invités à un événement à la yeshiva de Lublin, le 20 décembre 2023. (Autorisation : Nazaruk)

Le travail effectué par Nazaruk est similaire à d’autres initiatives qui ont pu être prises pour faire renaître l’Histoire juive dans toute la Pologne. Depuis le début des années 2000, environ 40 festivals de culture juive ont fait leur apparition dans des villes de tout le pays, un grand nombre d’entre eux organisés par des non-Juifs. Pour Zubrzycki, ce renouveau souligne une nostalgie qui persiste chez certains Polonais, la nostalgie d’un passé dont les Juifs sont devenus le symbole – sur un territoire où les Juifs encore en vie sont rares.

« Un grand nombre de ceux qui sont à l’origine de ce renouveau sont des catholiques pratiquants mais ils veulent retrouver ce pluralisme qui n’existe plus en Pologne », explique-t-elle, faisant remarquer que la Pologne est constituée à 95% de Polonais ethniques aujourd’hui, ce qui en fait l’un des États les plus homogènes au monde. « Ils ont le sentiment que retrouver l’Histoire juive de Pologne est un moyen de construire le multiculturalisme ».

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