Les partis ultra-orthodoxes, des obstacles à la prospérité de leur communauté ?
Alors que les haredim reviennent au pouvoir, les politiques d'antan peuvent-elles relever le défi d'une communauté devenue trop grande pour vivre aux dépens des autres ?
Tout d’un coup, tout le monde parle des haredim – les ultra-orthodoxes.
La formation du nouveau gouvernement et les concessions spectaculaires garanties par le Premier ministre Benjamin Netanyahu aux partis haredim de sa coalition ont mis la question de l’économie haredi au premier plan du débat public.
Les Unes des médias israéliens de ces deux dernières semaines ont mis en évidence des indicateurs économiques troublants. Pour faire simple, la communauté haredi, qui ne représente que 12 % de la population israélienne, est un épicentre de la pauvreté.
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51 % des ultra-orthodoxes vivent sous le seuil de pauvreté, contre 18 % chez les Juifs laïcs, selon les chiffres du gouvernement de 2019. Plus de 60 % des ménages haredim sont classés comme pauvres selon l’indice socio-économique du gouvernement, tout comme chaque municipalité ultra-orthodoxe. Dans les municipalités à majorité juive où la majorité n’est pas haredi, seuls 16 % sont pauvres. Les ultra-orthodoxes travaillent moins – seuls 51 % des hommes haredim ont un emploi, contre 86 % des hommes juifs laïcs – et gagnent moins lorsqu’ils travaillent – les salaires des hommes ultra-orthodoxes sont inférieurs de 47 % à ceux des hommes juifs laïcs ; les femmes ultra-orthodoxes gagnent 26 % de moins que les femmes juives laïques.
Mais cette pauvreté n’est pas une fatalité ; elle est due presque entièrement aux choix culturels et religieux de la communauté. Un très grand nombre d’hommes haredim préfèrent l’étude de la Torah au travail. Et il est difficile d’obtenir des emplois bien rémunérés lorsque l’étude des mathématiques, de l’anglais et des sciences s’arrête dès les premières années du primaire, comme c’est le cas dans une grande partie du système scolaire haredi.
Il en résulte une énorme disparité de revenus. Le revenu brut moyen d’un ménage juif laïc est de 21 842 shekels par mois, soit 82 % de plus que le revenu moyen d’un ménage haredi (14 121 shekels), selon les chiffres du Bureau central des statistiques (CBS) pour 2022.
Et cela conduit à des taux de pauvreté endémiques, qui dépassent les 60 % dans la communauté avant de prendre en compte les dépenses liées aux droits du gouvernement. Les haredim ne représentent peut-être que 12 % de la population, mais ils constituent bien plus d’un quart des pauvres du pays, contribuant à propulser Israël en tête du classement de la pauvreté dans les pays développés, selon l’OCDE.
Mais tout cela était tout aussi vrai il y a un mois. Alors qu’est-ce qui a propulsé la question au sommet des préoccupations ces dernières semaines ? Lorsque les accords de coalition ont été rendus publics, les Israéliens ont découvert à quel point le problème était dû aux dirigeants politiques haredim.
Dans les nouveaux accords, les partis ultra-orthodoxes – le Shas et Yahadout HaTorah – ont exigé et obtenu une augmentation sans précédent des allocations pour les étudiants en yeshiva et une augmentation des allocations pour les enfants, des subventions pour les garderies sans condition de revenu (c’est-à-dire que les parents n’ont pas besoin de travailler pour que leur garderie soit couverte par des fonds publics), un programme de coupons alimentaires financé par le gouvernement et une augmentation significative du financement des écoles qui n’enseignent pas les matières du tronc commun, et plus encore.
D’énormes budgets ont également été promis aux ministères contrôlés par les partis haredim, en particulier les ministères de l’Intérieur et de Jérusalem, qui seront versés aux municipalités ultra-orthodoxes à court d’argent pour compenser le manque à gagner dû en partie aux réductions massives de l’impôt foncier qui peuvent atteindre 90 %. La liste est longue, jusqu’aux subventions publiques directes pour les biens et services de la communauté haredi.
Et cet éventail vertigineux de politiques a une finalité claire. Au cœur de la politique ultra-orthodoxe, on exige que quelqu’un d’autre paie pour la décision de la communauté haredi de vivre dans la pauvreté.
Alors que se met en place un nouveau gouvernement dans lequel les partis ultra-orthodoxes sont appelés à jouer un rôle majeur, de nombreux Israéliens – et pas seulement au sein de la gauche laïque – s’inquiètent du fait que cette pauvreté est devenue trop coûteuse pour être ignorée.
Insoutenable
Il n’y a pas de manière douce de le dire : les haredim puisent beaucoup plus dans les caisses publiques que les autres Israéliens et contribuent beaucoup moins.
Une série de trois articles publiés récemment par le journal économique Calcalist explique aux Israéliens que le ménage haredi moyen ne paie qu’un sixième de la charge fiscale d’un ménage juif laïc moyen. Si l’on mesure par habitant plutôt que par ménage, le chiffre n’est que d’un neuvième (puisque les ménages haredim sont en moyenne plus grands).
Le chiffre le plus stupéfiant est certainement le suivant : la communauté haredi ne paie que 2 % du total des recettes fiscales du pays.
Et si elle contribue peu aux caisses publiques, elle en retire beaucoup. Au moins 26 % du revenu total des 200 000 ménages haredim du pays provient de paiements gouvernementaux, y compris l’aide sociale, les allocations d’études… C’est 2,4 fois le chiffre de 11 % pour les Juifs laïcs. Et il ne s’agit là que d’une mesure des paiements directs du gouvernement ; elle n’inclut pas les vastes dépenses pour les soins de santé, entre autres services.
En d’autres termes, pour maintenir ses choix culturels de chômage généralisé et d’évitement de l’éducation moderne, la communauté haredi doit imposer un transfert massif de richesse des autres communautés vers la sienne.
Cela n’aide pas lorsque des politiciens haredim comme le chef de Yahadout HaTorah, Yitzchak Goldknopf, semblent admettre publiquement que l’évasion fiscale est endémique dans leur communauté. Lors d’une interview à la radio à la fin du mois d’octobre, Goldknopf a expliqué pourquoi son parti semblait fléchir dans les sondages : « Les haredim ont tendance à ne pas répondre aux enquêtes téléphoniques. Ils se disent ‘que c’est peut-être c’est les impôts, ou le bituah leumi. Laissez-moi tranquille' ».
Ajoutez cette disparité fiscale à leur nombre croissant – avec un taux de natalité près de trois fois supérieur à la moyenne et 60 % de la communauté âgée de moins de 20 ans, ils constitueront 16 % de la population à la fin de la décennie et près d’un quart du pays en 2050.
La situation devient insoutenable.
« Nous n’avons pas peur de vous »
Le 27 décembre, Moshe Gafni, le député Yahadout HaTorah, a abordé le flot de reportages sur l’économie haredi à l’ouverture d’une réunion de la commission des Finances de la Knesset. Son ton était moqueur. « Les haredim se sont tournés vers moi pour me demander où ils pouvaient obtenir des réductions d’impôts, car apparemment ils sont censés ne payer qu’un sixième du taux d’imposition légal. »
C’était un moment d’esbroufe, mais aussi d’aveuglement volontaire. « Il n’existe pas de haredi qui paie moins ou plus, tout le monde paie [ce qui est requis] », a déclaré Gafni à la commission. « Ce sont tout simplement des mensonges. »
Un autre député est intervenu, exigeant de savoir quel chiffre spécifique était incorrect. « Pourquoi m’interrompez-vous ? » a répliqué Gafni, laissant la question sans réponse.
« Je dis à tous ces journalistes et politiciens, nous n’avons pas peur de vous. Vous pensez que vous allez nous faire peur. Mais vous avez été silencieux pendant un an et demi parce que vous pensiez que je pourrais vous rejoindre [dans le gouvernement Bennett-Lapid]. Je ne vous ai pas rejoint, et maintenant vient l’heure de la vengeance », a-t-il poursuivi.
La réponse de Gafni révèle quelque chose d’important sur la politique entourant l’économie haredi : maintenir la disparité en matière de travail et d’éducation et financer la pauvreté qu’elle engendre est la tâche principale de la politique haredi – tout comme le fait de nier ce qui se passe.
Le résultat, selon les experts, y compris les analystes ultra-orthodoxes, est la poursuite du « cycle de pauvreté » de base qui empêche la communauté haredi de passer d’une ponction massive sur l’économie nationale à un moteur de croissance.
Et à mesure que la communauté se développe, il devient plus difficile de l’ignorer. Malgré les dénégations de Gafni, la plupart des Israéliens sont mécontents des concessions obtenues par son parti à la table des négociations.
Un sondage de l’Institut israélien de la démocratie (IDI), publié mercredi, révèle qu’une majorité d’Israéliens « donne à Netanyahu une note négative pour la façon dont il a géré les négociations » avec ses nouveaux partenaires de coalition. Au total, 62 % des Israéliens sont d’accord pour dire que le Likud « a fait trop de concessions » ; seuls 26 % ne sont pas d’accord. Plus inquiétant pour Netanyahu et ses partenaires haredim, les critiques incluent 38 % des électeurs du Likud.
Dans les faits, le seul groupe de sondés parmi lesquels les partisans des accords de coalition sont plus nombreux que les détracteurs est celui des électeurs haredim.
L’antagonisme grandit au sein de la population en général, ainsi que le mécontentement au sein de la communauté elle-même.
Deux signaux de cette insatisfaction ont été relevés cette semaine. L’Institut national d’assurance [bituah leumi] d’Israël mesure le « sentiment de pauvreté » au sein de la population. Les chiffres, publiés par des journaux économiques cette semaine, montrent une communauté haredi de plus en plus frustrée par sa situation. Ainsi, 41 % des personnes interrogées déclarent avoir renoncé à des activités de loisirs en raison de la situation financière de leur ménage ; 14 % déclarent avoir renoncé à des soins médicaux pour la même raison.
Un autre signal : le simple fait que les haredim rejoignent de plus en plus la population active.
Ça c’est la bonne nouvelle. « En 2002, environ un tiers des hommes ultra-orthodoxes avaient un emploi, et seulement un peu plus de la moitié des femmes. Aujourd’hui, plus de la moitié des hommes haredim (51 %) et plus des trois quarts des femmes ultra-orthodoxes (80 %) travaillent », note le rapport publié mercredi par l’IDI.
Cette augmentation de la participation des haredim à la vie active, qui a débuté il y a 21 ans, démontre que le problème peut être résolu par de meilleures politiques – que les haredim sont tout aussi sensibles aux incitations économiques que les autres. Lorsque les subventions ont été réduites de façon spectaculaire en 2002 dans le cadre des mesures de rigueur économique prises par le ministre des Finances de l’époque, Benjamin Netanyahu, pour sortir l’économie de la récession, cela a provoqué un afflux spectaculaire de haredim, en particulier de femmes, sur le marché du travail.
Cela a également entraîné une nouvelle recherche d’opportunités éducatives, du moins chez les femmes. Entre les années scolaires 2008-09 et 2019-20, le taux d’écolières ultra-orthodoxes passant le baccalauréat est passé de 31 % à 59 %, selon le rapport de l’IDI.
Chez les hommes, l’amélioration initiale après 2002 s’est arrêtée en 2015 et a atteint un plateau depuis, en accord avec une augmentation des subventions après le retour au pouvoir des partis haredim après les élections législatives de 2015.
Ou dit autrement, les choix et les politiques des dirigeants politiques ont un impact direct sur les niveaux d’emploi, d’éducation et de pauvreté dans la communauté haredi.
Où sont les dirigeants ?
Si les ultra-orthodoxes montrent des signes de lassitude à l’égard de cette pauvreté, si le coût pour le pays augmente à mesure que la population haredi s’accroît, et si le transfert de richesse nécessaire pour la soutenir suscite un ressentiment croissant dans le reste de la population, pourquoi les dirigeants ultra-orthodoxes ne s’attaquent-ils pas au problème ? Pourquoi Gafni, qui en tant que président de la commission des Finances de la Knesset pourrait changer la donne, choisit-il de nier l’existence même du problème ?
Les politiciens haredim ont largement évité de donner des interviews sur le sujet ces derniers jours. Les médias ultra-orthodoxes ont surtout adopté une position défensive, accusant la presse non-haredi de préjugés anti-haredi.
Mais ceux qui parlent aux politiciens ultra-orthodoxes à huis clos, comme le Dr. Gilad Malach, chercheur à l’IDI et directeur du programme Ultra-Orthodoxe en Israël de l’institut, rapportent que « les politiciens haredim comprennent autant que Netanyahu qu’il y a ici un problème à long-terme. Mais il y a un fossé entre cette vision à long-terme et les points de vue établis de la communauté qui mettent l’accent sur l’apprentissage de la Torah ».
Après avoir présenté aux politiciens le coût pour le PIB du pays et le bien-être général du chômage des haredim, Dr. Malach a déclaré au Times of Israel que les politiciens ont répondu « qu’il semble raisonnable qu’à long-terme deux tiers des hommes haredim aillent travailler ».
Pourquoi, alors, ne peuvent-ils pas aider à adopter ce changement ?
La réponse fondamentale, selon des analystes haredim comme Eliyahu Levi, rédacteur en chef du journal haredi Tzarich Iyun, est que la culture politique haredi fonctionne toujours selon les hypothèses d’une époque antérieure, lorsque la communauté était petite, marginale et ne se préoccupait que d’elle-même.
« Les partis religieux, en particulier les partis haredim, se sont habitués, au fil des décennies, à la politique des lobbyistes dans le meilleur des cas, et aux manœuvres tribales dans le pire des cas », a écrit Levi dans l’édition d’octobre de Tzarich Iyun, juste avant les élections législatives du 1er novembre.
« Parmi les nouveaux membres haredim de la Knesset, certains continuent à se percevoir dans l’image traditionnelle de Juifs cherchant à obtenir tout ce qu’ils peuvent des autorités non-juives injustes et sans scrupules. Mais cette attitude va se retourner contre eux. Les autorités sont ‘nous’, pas ‘eux’, et nos objectifs doivent inclure la garantie de la prospérité à long-terme de l’État plutôt que de dépenser des ressources pour des besoins à court-terme. Si les représentants haredim ne le font pas et continuent à suivre des stratégies tribales, ils risquent d’alimenter les tensions déjà existantes jusqu’à de nouveaux niveaux d’animosité. En tant que représentants de la religion, le retour de bâton ne se limitera pas aux haredim mais s’appliquera, Dieu nous en garde, au judaïsme en général. »
« Un changement fondamental est nécessaire dans la culture politique haredi, une volonté d’assumer la responsabilité du bien-être de tous les Israéliens », a-t-il fait valoir.
« C’est à nos représentants de relever le défi et de prendre leurs responsabilités. Il est également temps pour nous, le grand public haredi, de faire de même. Nous devons changer notre propre état d’esprit et exiger de nos représentants qu’ils rendent des comptes. Tant nos représentants que nous-mêmes devons intérioriser les responsabilités que cela implique. »
Un échec, prévient Levi, risque de gâcher un moment de triomphe politique sur l’autel d’une auto-compréhension politique étroite et obsolète.
« Si nous réussissons, ce moment pourrait être le début de nombreuses années de service essentiel au sein du gouvernement d’Israël. Sinon, nous risquons de perdre cette opportunité trop rapidement. »
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