Les Pays-Bas restituent un tableau de Kandinsky spolié à une famille juive
La famille de Johanna Margarethe Stern-Lippmann, morte à d’Auschwitz, va retrouver la « Vue de Murnau avec église », exposée au musée d’art d’Eindhoven depuis 1951
Le comité néerlandais chargé d’évaluer les plaintes pour vol d’œuvres d’art à des Juifs, avant et pendant la Shoah, a conclu qu’un tableau de Wassily Kandinsky devrait être restitué à la famille de la femme juive qui en était propriétaire avant la Shoah.
D’après le Comité néerlandais des restitutions, la famille de Johanna Margarethe Stern-Lippmann, assassinée en 1944 à Auschwitz, devrait prochainement retrouver le « Blick auf Murnau mit Kirche », ou « Vue de Murnau avec église », œuvre abstraite que la ville d’Eindhoven (Pays-Bas) détient et expose depuis 1951 dans l’un de ses musées.
Cette décision prend le contre-pied d’une décision de 2018 au terme de laquelle le comité avait établi qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour affirmer que Stern-Lippmann avait possédé le tableau après que les nazis eurent pris le pouvoir ou prouver qu’elle avait renoncé à la propriété de cette oeuvre sous la contrainte.
Ce mois-ci, le comité a indiqué que de nouvelles preuves permettaient d’appuyer les revendications de la famille. Dans la mesure où Stern-Lippmann, collectionneuse d’art et commerçante bien connue avant la Shoah, était juive et que rien ne permet de penser qu’elle avait volontairement vendu le tableau avant l’invasion nazie, il est logique de supposer que « Vue de Murnau avec l’Église » lui a été confisqué, a conclu le comité.
« Nous sommes ravis que le Kandinsky nous ait été rendu », ont déclaré dans un communiqué les descendants de Stern-Lippmann en Belgique, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. La famille, qui s’est déjà vu restituer des œuvres par la France, avait protesté contre la décision du comité de 2018.
« Ce tableau était le clou de la collection de nos [arrières] grands-parents, qui l’exposaient chez eux. Il représente une grande partie de l’histoire de notre famille », ont déclaré les héritiers.
« Son retour est évidemment un moment important. Cela ne ramènera pas les neuf membres de la famille qui ont été si tragiquement assassinés, mais c’est une reconnaissance de l’injustice que nous, et tant d’autres comme nous, avons subie. »
La restitution du tableau est la dernière décision en date des Pays-Bas en faveur des descendants de Juifs qui se sont vus dépouiller d’œuvres d’art par le régime nazi. Une célèbre marine a également été retirée des locaux du parlement néerlandais, en mai, dans l’attente d’une enquête de propriété, tandis que le Stedelijk Museum a restitué cette année-même l’un de ses Kandinsky aux héritiers de la femme juive qui en était propriétaire avant la Shoah.
La question des œuvres d’art revendiquées par les héritiers de Juifs persécutés par les nazis et, dans de nombreux cas, assassinés par eux, a longtemps posé problème au monde de l’art et aux autorités judiciaires.
Une conférence organisée en 1998 sous le haut-patronage des Etats-Unis a tenté de parvenir à un consensus sur la façon de gérer la question. Au moment de la conférence, son organisateur, le sous-Secrétaire d’État américain Stuart Eizenstadt, indiquait que la France possédait 2 000 œuvres de ce type et n’en avait restitué que trois.
Les Pays-Bas – où en 1940 l’envahisseur allemand et ses collaborateurs ont trouvé de nombreux Juifs qui avaient fui l’Allemagne nazie des années plus tôt – avaient créé un comité de restitution dès 1997, ce qui ne les a pas empêchés d’adopter les principes énoncés lors de la Conférence de Washington et de créer le Comité consultatif sur l’évaluation des demandes de restitution en 2001.
Ce comité a formulé quelque 170 recommandations, pour la plupart exécutoires, concernant pas moins de 1 500 sujets. Parmi les décisions contraignantes, 84 étaient totalement ou partiellement en faveur des requérants et 56 rejetaient la demande dans sa totalité.
Au fil du temps, la réputation autrefois forte des Pays-Bas en matière de restitution des œuvres d’art pillées a souffert de la position des tribunaux néerlandais, enclins à mettre les intérêts des héritiers en balance avec ceux des musées désireux d’exposer d’importantes œuvres d’art volées par les nazis.
Cette notion « d’intérêt pondéré » n’a pas été exempte de critiques dans un pays où la collaboration à grande échelle explique le plus fort taux de mortalité en Europe occidentale occupée.
D’importantes collections, dont il avait pourtant été établi qu’elles avaient été volées à leurs propriétaires juifs, sont restées en possession de musées néerlandais en vertu de cette notion.
En décembre 2020, le comité annonçait un « recalibrage et une intensification » de ses efforts pour rendre justice en matière de pillage d’œuvres d’art, et notamment une enquête systématique sur l’histoire des œuvres d’art en temps de guerre, et en particulier celles en possession des musées et des institutions publiques.
Les quatre décisions rendues depuis lors ont toutes été en faveur des familles juives dépossédées de leurs biens.
« Vue de Murnau avec Église » est la plus récente et la plus significative d’entre elles. Peint par le célèbre artiste abstrait franco-russe, Wassily Kandinsky, il était une pièce maîtresse de la collection du musée d’Eindhoven, depuis son acquisition en 1951 auprès d’un commerçant réputé avoir revendu des œuvres d’art volées.
La photo de l’œuvre n’est plus visible sur le site internet du musée, mais les descriptions de plusieurs expositions qui la présentaient le sont toujours.
On ignore exactement combien d’œuvres d’art ont été pillées aux Pays-Bas et ailleurs. Les familles juives les plus « chanceuses » ont vendu leurs œuvres d’art pour un prix dérisoire afin de réunir les fonds pour fuir le pays, ou les ont abandonnées dans leur fuite. D’autres familles ont perdu ces œuvres lorsqu’elles ont été dépouillées de leurs biens, puis assassinées. Environ
80 % des Juifs néerlandais, dont beaucoup étaient de riches Allemands qui avaient fui les nazis, ont été tués pendant la Shoah.
Le Comité des restitutions n’est pas la seule initiative aux Pays-Bas pour déterminer la provenance d’œuvres d’art dont on pense qu’elles ont pu avoir été volées. Un groupe de travail enquêtant sur les origines des 3 500 œuvres d’art appartenant au gouvernement néerlandais a signalé que certaines œuvres nécessitaient une enquête approfondie.
Le groupe de travail a notamment attiré l’attention sur « Fishing Boat Near the Shore » de Hendrik Willem Mesdag, peintre de marine réputé, longtemps exposé au parlement néerlandais pour rappeler la relation complexe des Pays-Bas avec l’eau.
Mais ce tableau de 1891, représentant des navires bravant les vents violents, a été retiré au printemps dernier des murs de l’Eerste Kamer, la chambre haute du Parlement néerlandais, dans l’attente d’une enquête sur sa provenance, a rapporté le radiodiffuseur Omroep West en mai.
La présidente de la Chambre des représentants, Vera Bergkamp, a expliqué que l’enquête constituait un « devoir moral » et que, après avoir obtenu des informations suggérant qu’il avait été volé à une famille juive, elle avait décidé de ne plus exposer le tableau, dans l’attente des résultats de l’enquête.
Cette décision est emblématique des tendances fluctuantes qui entourent le statut – et le sort – des œuvres d’art ayant une valeur publique.
En mars, le Stedelijk Museum, institution municipale de la ville d’Amsterdam, a finalement restitué un tableau qui avait été pillé mais qui, selon un juge, pouvait rester en possession du musée, en vertu de l’approche pondérée.
L’œuvre, « Painting with Houses » également de Kandinsky, était devenue un symbole de l’injustice de l’approche pondérée, qui reconnaissait le vol mais refusait aux propriétaires légitimes la possession de ce que leur famille avait perdu.
Le Stedelijk, agissant sur ordre du bureau du maire, l’a restitué aux descendants de la défunte survivante de la Shoah, Irma Klein, à l’issue d’une longue bataille judiciaire.
Sous la contrainte, la famille avait vendu le tableau directement au Stedelijk pendant l’occupation nazie pour la somme de 1 600 dollars. On estime aujourd’hui sa valeur à des dizaines de millions d’euros.
Bien qu’il s’agisse de loin du cas le plus connu d’art pillé exposé dans le domaine public aux Pays-Bas, ce n’est pas le seul. Selon RTL, des contrôles de provenance sont en cours pour d’autres œuvres au parlement et dans des musées aux Pays-Bas.
La restitution des œuvres pillées se poursuit dans d’autres pays d’Europe où de grandes quantités d’œuvres d’art ont peut-être été volées à des collectionneurs juifs avant et pendant la Shoah.
En Allemagne, sans lien avec les enquêtes menées aux Pays-Bas, trois musées ont restitué en juillet cinq tableaux aux héritiers de Carl Heumann, banquier juif et collectionneur d’art de Cologne qui n’a pas survécu à la Seconde Guerre mondiale, a indiqué le site d’information Br23.