Pourquoi le Canada n’a pas déchu les nazis de leur citoyenneté ?
Une historienne juive révèle que Pierre Trudeau, alors ministre de la Justice, avait fait valoir que l'expulsion d'un criminel de guerre nazi créerait un précédent négatif pour les Canadiens

JTA – En 1967, il a été demandé au ministre canadien de la Justice de retirer sa citoyenneté à un ancien nazi, condamné à mort en Union soviétique.
Le ministre, Pierre Trudeau, avait refusé de le faire. Bien que l’URSS ait condamné le Letton pour le meurtre de Juifs pendant la Shoah, le ministre de la Justice avait fait valoir que le Canada n’avait pas commis d’erreur en lui accordant la citoyenneté lors de sa demande initiale.
« L’obligation du demandeur est de convaincre la Cour qu’il est de bonne moralité », avait écrit Trudeau, qui deviendra plus tard Premier ministre du Canada, dans un avis juridique publié à l’époque. « Il n’est pas tenu de convaincre la Cour qu’il n’a jamais commis d’acte répréhensible dans son passé (…). D’un point de vue pratique, et même raisonnable, peu de demandeurs, voire aucun, pourraient satisfaire à une telle exigence. »
La réponse de Trudeau a été révélée la semaine dernière lorsque le gouvernement canadien – aujourd’hui dirigé par son fils, le Premier ministre Justin Trudeau – a levé les scellés sur des documents relatifs à la réinstallation de criminels de guerre nazis dans le pays. Ces révélations surviennent quelques mois après une crise politique liée à la présence continue d’anciens nazis au Canada.
Ces documents font partie du rapport Rodal, rédigé en 1985 et publié sous une forme fortement censurée en 1987. Ils ont été rassemblés par une historienne juive nommée Alti Rodal, née en Ukraine et fille de survivants de la Shoah. Le rapport a été compilé dans le cadre d’un effort plus large, la Commission Deschênes, pour enquêter sur les criminels de guerre nazis au Canada.
L’année dernière, B’nai Brith Canada, un groupe de défense des intérêts juifs, a déposé une demande en vertu de la loi sur l’accès à l’information du pays pour que le reste du contenu du rapport soit rendu public. Les 15 pages qui ont été dévoilées à la suite de cette demande fournissent davantage d’informations sur la mesure dans laquelle le gouvernement canadien a été impliqué dans l’octroi de la citoyenneté à des criminels de guerre nazis.

Le document montre que Pierre Trudeau, qui est devenu Premier ministre en 1968 et a occupé cette fonction presque sans interruption jusqu’en 1984, a mis en garde contre les dangereuses conséquences qu’entraînerait la révocation par le Canada de la citoyenneté du Letton, connu sous le nom de « sujet F ».
Reconnu coupable par contumace en Union soviétique d’avoir dirigé un peloton d’exécution responsable de la mort de 5 128 Juifs, le sujet F avait été condamné à mort. Si Trudeau avait conseillé de révoquer sa citoyenneté canadienne, il aurait pu être déporté et exécuté.
Trudeau avait estimé que le sujet F n’était pas contraint par la loi canadienne de divulguer ses méfaits avant de demander la citoyenneté.
« Rien dans la loi n’indique qu’une demande de citoyenneté canadienne est de la nature d’un confessionnal obligeant le demandeur à révéler toute sa conduite antérieure, qu’elle soit publique ou privée », avait-il écrit.
Trudeau avait reconnu « l’anxiété » des Juifs canadiens et d’autres personnes face à la présence de criminels de guerre nazis dans leur pays. Toutefois, il avait indiqué au ministère des Affaires extérieures que la révocation de la citoyenneté du sujet F et son extradition pourraient créer un précédent négatif pour d’autres citoyens canadiens.
« Bien que je comprenne votre préoccupation pour les répercussions et l’anxiété que vous mentionnez, il me semble, d’autre part, qu’il serait très mal avisé pour le gouvernement de se lancer dans cette démarche qui consisterait à accuser publiquement un citoyen canadien d’avoir commis en Lettonie des crimes pour lesquels il a été condamné, par contumace, en Russie », avait écrit Trudeau.
Selon le rapport Rodal, le Congrès juif canadien avait à nouveau tenté de faire expulser le sujet F, mais en vain. Le sujet F est décédé à Toronto en 1983, selon le rapport.
La décision de Trudeau est survenue à un moment intense de la Guerre Froide, où accéder à la demande d’extradition de l’Union soviétique représentait un compromis politique.

« Il n’est pas surprenant qu’en tant que ministre de la Justice, il ne pensait pas seulement au droit, mais aussi à la politique », a déclaré David Matas, conseiller juridique principal de B’nai Brith Canada, à la Canadian Broadcasting Corporation au début du mois à propos de Trudeau.
« La traduction en justice de meurtriers de masse ne doit pas être détournée par des considérations politiques », a-t-il ajouté.
Lors d’une conférence de presse vendredi, il a été demandé à Justin Trudeau pourquoi le gouvernement avait mis autant de temps à lever les scellés.
« Je pense que les gens comprennent qu’il s’agit à la fois d’une partie importante du dossier historique, mais aussi d’un dossier qui a des implications sur la vie privée, sur la cohésion de la communauté, sur le type de pays que nous sommes », a-t-il déclaré. « Ces décisions sont prises de manière responsable et jamais à la légère. »

Les efforts pour rendre les documents publics ont gagné en urgence peu après que B’nai Brith les a demandés lorsque, à l’automne dernier, un législateur canadien de premier plan a invité un ancien soldat nazi à assister au discours du président ukrainien Volodymyr Zelensky au Parlement. Le président de la Chambre des communes, Anthony Rota, a ensuite présenté ses excuses et démissionné, déclarant qu’il ne savait pas que l’homme qu’il avait invité, Yaroslav Hunka, âgé de 98 ans, s’était porté volontaire dans la division Waffen SS Galicia en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Avant le discours de Zelensky, Rota avait qualifié Hunka de « héros ukrainien, héros canadien, et nous le remercions pour tous ses services rendus ».
Les groupes de défense des intérêts juifs, dont B’nai Brith Canada, ont immédiatement condamné l’acclamation faite à Hunka. B’nai Brith, qui réclame depuis les années 1980 la publication de l’intégralité des conclusions de la Commission Deschênes, a applaudi la déclassification du rapport Rodal.
« Nous nous réjouissons de la divulgation presque complète du rapport Rodal », a déclaré Matas dans un communiqué. « Près de 79 ans se sont écoulés depuis la Seconde Guerre mondiale et plus de 37 ans depuis l’achèvement du rapport Rodal. Pourtant, à la lumière des atrocités de masse qui se poursuivent dans de nombreux endroits de la planète et des efforts déployés par de nombreux auteurs pour trouver refuge au Canada, ce rapport est d’une actualité brûlante », a souligné Matas.
« Nous ne pouvons pas apprendre du passé si nous ne connaissons pas le passé », a ajouté Matas.
« La divulgation presque complète du rapport Rodal est une étape importante pour faire face à notre passé et en tirer des leçons pour le présent. »
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