Israël en guerre - Jour 563

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Un chef d’orchestre juif et un ex-chef d’orchestre nazi entrent dans un bar…

À l'affiche jusqu'au 4 mai prochain, 'Last Call' réinvente la rencontre tardive entre Leonard Bernstein et Herbert von Karajan, avec beaucoup de questions à la clef

Helen Schneider dans le rôle de Leonard Bernstein, à gauche, et Lucca Züchner dans le rôle de Herbert von Karajan dans « Last Call ». (Maria Baranova)
Helen Schneider dans le rôle de Leonard Bernstein, à gauche, et Lucca Züchner dans le rôle de Herbert von Karajan dans « Last Call ». (Maria Baranova)

NEW YORK — Quand je suis arrivé à Vienne, j’avais prévu deux choses à faire absolument. Je m’étais promis de ne pas repartir tant que je n’aurais pas assisté à un concert au Musikverein ou tant que je n’aurais pas goûté à la Sacher-Torte du célèbre bar Blaue de l’hôtel Sacher.

Le concert a été un triomphe (Ádám Fischer a dirigé le Concerto pour clarinette de Mozart et la Symphonie n° 5 de Mahler), la collation, un peu moins. Nous sommes arrivés un peu tard – finie l’époque des artistes et autres intellectuels qui restaient éveillés toute la nuit autour d’un café – et nous avons directement été envoyés dans l’un des salons les moins prestigieux, avant de découvrir que le légendaire gâteau au chocolat noir sucré, avec sa fine couche de confiture d’abricots, était, en définitive, d’une sécheresse alarmante. Un peu comme si la section de cor français du Wiener Symphoniker se levait pour jouer un bémol.

Lorsque la vie nous joue un mauvais tour, on peut toujours se tourner vers l’art. C’est très précisément là qu’arrive la toute nouvelle pièce de Peter Danish, « Last Call ». Elle se passe au Blaue Bar (on a envie de dire, à ce stade, que le motif de la moquette a été plutôt bien reproduit), et si l’on en croit la réaction des actrices, le gâteau y est divin.

« Last Call », actuellement sur la scène du New World Stages à New York, est un rêve éveillé long de 90 minutes que Danish a imaginé en apprenant qu’en 1988, peu de temps avant leur décès, les deux chefs d’orchestre les plus célèbres du XXe siècle, Herbert von Karajan et Leonard Bernstein, s’étaient croisés et qu’ils avaient même échangé quelques mots. De l’avis général, les deux hommes s’étaient montrés courtois – ils n’étaient pourtant pas vraiment des amis.

Les dialogues de Danish exploitent ce que l’on connait de ces personnalités – à savoir que von Karajan était un perfectionniste et que Bernstein, de son côté, était plus sensuel – et ils en font un débat philosophique. On devinera aisément qui, des deux hommes, se délecte du gâteau et quel est celui qui y touche à peine.

Il y a en la matière quelques précédents célèbres. Comme par exemple « Travesties » de Tom Stoppard, qui évoque le fait que James Joyce, Tristan Tzara et V. I. Lénine étaient tous à Zurich en même temps, ou encore « Picasso at the Lapin Agile [NDLT : Picasso au Lapin Agile] » de Steve Martin, qui imaginait la rencontre entre le célèbre artiste espagnol et Albert Einstein avant que tous les deux soient rattrapés par le succès.

Je ne pense pas que « Last Call » aura le même impact dans le temps que ces deux œuvres, mais son sujet – celui de grands interprètes de la musique – donne lieu à l’évocation de grandes œuvres occidentales. C’est le cas de Johannes Brahms, qui joue presque un rôle tant sa musique est présente.

Lorsque von Karajan fait son entrée sur scène, il est en train d’analyser une partition de la Symphonie n° 1 de ce grand maître de la mélancolie et de se demander si elle conserve encore d’éventuels mystères à découvrir alors même qu’il l’a dirigée déjà plus d’une centaine de fois. C’est alors que Bernstein entre en scène : conscients qu’il serait embarrassant de ne pas se saluer, les deux hommes commencent à se taquiner gentiment avant d’en arriver à de vieilles rancoeurs.

Leonard Bernstein était juif et fier de l’être. Si vous avez vu le film « Maestro », de Bradley Cooper, vous l’avez sans doute vu balayer d’un revers de main la proposition de Serge Koussevitzky de changer de nom pour prendre celui de « Len Burns ». Herbert von Karajan – ne nous voilons pas la face – avait été un nazi.

Le chef d’orchestre autrichien Herbert von Karajan, directeur de l’Orchestre philharmonique de Berlin, est photographié avec les petits-fils de Richard Wagner, Wolfgang, à gauche, et Wieland, à droite, après une représentation de « Parsifal » à Bayreuth, en Allemagne de l’Ouest, le 11 août 1960. (Crédit : AP Photo)

Avait-il été un partisan inconditionnel du Troisième Reich et haïssait-il les Juifs ? Je suppose que nous ne le saurons jamais avec certitude, mais des élèments laissent penser qu’il avait adhéré au parti pour garder son travail. Sa seconde femme avait un quart de sang juif (ce qui était de nature à déplaire) – et, selon la rumeur, Hitler ne l’appréciait guère.

Son processus de « dénazification » avait été suffisamment approfondi pour que l’on puisse encore aujourd’hui se promener sur la Herbert von Karajan Platz de Vienne – pile en face de l’hôtel Sacher. Tout ceci nous est raconté dans « Last Call », comme le fait que de nombreux artistes avaient dû fuir l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que von Karajan, né à Salzbourg, était resté, pour sa part, dans la Staatskapelle de Berlin.

Malgré les appréhensions compréhensibles de Bernstein et la honte de von Karajan (toutefois sans une once de culpabilité) à propos de son passé, les deux hommes se témoignent beaucoup de respect l’un à l’égard de l’autre tout en entretenant une certaine rivalité. Dans les moments de confidence (les vieillards doivent souvent soulager leur vessie), Bernstein avoue son envie de pouvoir un jour se concentrer suffisamment sur une partition pour atteindre la transcendance, alors que von Karajan émet le souhait d’inspirer les musiciens avec autant de passion que Bernstein, dans ses moments les plus flamboyants, le fait régulièrement.

En ce 24 septembre 1962, Leonard Bernstein dirige l’Orchestre philharmonique de New York lors du concert inaugural au nouveau Philharmonic Hall de New York. (Photo AP, fichier)

La pièce raconte également la première apparition de von Karajan après la guerre, au Carnegie Hall de New York, où il avait été accueilli par des huées. (Les informations de cette époque précisent que le concert s’était merveilleusement bien passé, mais qu’il y avait eu des manifestations à l’extérieur.)

Comme le raconte « Last Call », Bernstein se doutait qu’il rencontrerait des problèmes – mais il n’aurait rien fait pour les empêcher. Avec une sorte de jeu de miroirs qui révèle que si von Karajan a pu techniquement être un nazi, il ne l’a peut-être pas été réellement au fond de lui. La pièce ne tire aucune conclusion là-dessus.

Cette pièce fait un pari audacieux en choisissant deux femmes pour camper les principaux rôles. C’est l’actrice allemande Lucca Züchner qui interprète von Karajan et Helen Schneider, née aux États-Unis et installée en Allemagne, qui prête ses traits à Bernstein. (Le metteur en scène de la pièce, Gil Mehmert, est quant à lui allemand, tandis que l’auteur, également compositeur et critique, est originaire de Nyack, dans l’Etat de New York.) Un troisième acteur, Victor Peterson, joue le rôle d’un serveur de l’hôtel – sorte de relais pour les spectateurs qui ne distinguent pas Bruckner de Bartók – et il apporte une touche comique lorsque les deux hommes racontent de vieilles histoires. Dans une séquence imaginaire, il se mue en la chanteuse d’opéra Maria Callas, comme le veut l’approche gender fluid de la pièce.

Helen Schneider dans le rôle de Leonard Bernstein, à gauche, et Lucca Züchner dans celui de Herbert von Karajan dans « Last Call ». (Maria Baranova)

Pourquoi des rôles d’hommes interprétés par des femmes ? Je ne saurais le dire, et cela n’a finalement que peu d’importance. Ce qui est regrettable, dans le fait que des actrices campent des rôles d’hommes, c’est que le réalisateur Mehmert les confine à l’excès – une exagération qui est perceptible jusqu’aux sièges les plus reculés de la salle. Loin de moi l’idée de ne pas croire à la performance de Schneider : c’est juste qu’elle me rappelle plus John Mulaney et son personnage de George St. Geegland dans « Oh, Hello » que Leonard Bernstein. Züchner bégaie et hésite, en faisant parler von Karajan, plus qu’aucun vieillard ne le ferait réellement. Tout ceci est un peu agaçant.

Cet important bémol mis à part, il s’agit là d’une bonne pièce pleine d’idées intéressantes sur l’art et l’interprétation qui vous donnera le sentiment d’être un peu plus intelligent au moment où vous quitterez votre siège.

Il est certain qu’il est utile de connaître un peu la musique classique occidentale et son histoire. Lorsque les deux hommes parlent de changements imminents (allusion à la chute du mur de Berlin), on entend des passages du final de la Symphonie n° 9 de Beethoven, que Bernstein dirigea lors du concert « Ode à la liberté », en 1989. Mais c’est du bonus. Les novices sont les bienvenus, car l’opposition entre ces deux hommes a quelque chose d’universel.

De gauche à droite : Herbert von Karajan, Dimitri Mitropolos et Leonard Bernstein, lors d’une réception à Salzbourg, le 25 août 1959, après le concert de l’Orchestre philharmonique de New York. (Crédit : AP Photo)

« Last Call » restera à l’affiche du New World Stages de New York jusqu’au 4 mai prochain.

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