Un livre explore les racines des dissensions entre les nombreuses « tribus » d’Israël
La correspondante du New York Times Isabel Kershner sillonne "un pays au bord du précipice" et en ressort avec "une grande foi dans le peuple"
En Israël, les experts s’empressent souvent de qualifier les événements de « sans précédent ».
Au cours des derniers mois, alors que les tensions et les désaccords sur le projet de réforme du système judiciaire du gouvernement ont secoué la nation, nombreux sont ceux qui ont estimé que le pays était plus divisé que jamais.
Mais le nouveau livre d’Isabel Kershner suggère qu’une telle fissure était attendue depuis bien longtemps – et qu’elle trouve ses origines dans des divisions qui remontent à l’Israël pré-étatique.
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Le dernier ouvrage de la correspondante du New York Times, The Land of Hope and Fear : Israel’s Battle for Its Inner Soul (« Le pays de l’espoir et de la peur »), a été achevé bien avant que les projets législatifs de la coalition actuelle ne poussent des centaines de milliers d’Israéliens à descendre dans la rue.
« On a l’impression que ce projet de réforme judiciaire est sorti de nulle part il y a trois mois – mais en réalité, si l’on considère les divisions et les visions du monde de plus en plus opposées des différentes tribus qui vivent ici, je pense qu’on aurait pu le voir venir », a déclaré Kershner au Times of Israel lors d’une récente interview à Jérusalem.
« Il y a de longs processus qui se déroulent ici – des changements fondamentaux, des changements générationnels, des changements démographiques, nos politiques ont changé », a-t-elle ajouté. « En ce qui concerne les tendances générales de la société, ce qui se passe aujourd’hui a certainement des origines. »
Sur près de 400 pages, Kershner se penche sur les divisions religieuses, politiques, raciales et idéologiques qui affectent Israël depuis avant sa fondation et qui, à bien des égards, n’ont fait que s’accentuer au fil du temps.
« C’est le portrait d’un pays au bord du gouffre, luttant pour son âme intérieure », a-t-elle écrit dans la préface de son livre.
Perspective historique
S’appuyant sur plus de 30 ans de vie et de reportages en Israël, Kershner remonte encore plus loin dans le temps, explorant les profondes divisions entre les groupes juifs à l’époque de la création de l’État, notamment l’Affaire Altalena en 1948, une violente confrontation entre Tsahal et le groupe paramilitaire Irgoun, qui avait fait 19 morts.
Elle dissèque les lettres écrites par le Premier ministre fondateur David Ben Gurion à l’attention du poète Haïm Gouri dans les années 1960, dans lesquelles il compare son ennemi Menachem Begin à Hitler, qualifiant le futur Premier ministre de « clairement hitlérien : un raciste, prêt à détruire tous les Arabes au nom de l’intégrité de la Terre, sanctifiant tous les moyens pour l’objectif sacré – le pouvoir absolu ».
Cependant, elle voit une différence majeure entre les divisions qui ont affecté le pays il y a 75 ans et celles qui menacent de le déchirer aujourd’hui.
« C’était l’époque de la construction du pays, de la fondation de l’État, et au bout du compte, quelles que soient l’âpreté des luttes et les rivalités, il y avait une sorte d’objectif commun, qui était d’établir un État, puis de le construire », a-t-elle déclaré. « Il y avait donc toujours, in fine, cet instinct de survie et cette volonté de se serrer les coudes. »
Aujourd’hui, selon Kershner, l’État est déjà devenu une « puissance régionale ». « Et maintenant, lorsque vous avez ces crises, il ne s’agit plus de construire le pays, mais l’avenir du pays. Où va-t-il ? Quelle trajectoire suivons-nous ? Sera-t-elle durable ? Est-ce que cette chose qui a été construite va exister telle que nous la connaissons, dans les décennies à venir ? »
De Sde Boker à Sakhnin en passant par Bnei Brak
Dans le cadre de ses recherches, qui ont duré plusieurs années, Kershner a sillonné le pays pour tenter de comprendre les nombreuses « tribus » qui composent l’État moderne d’Israël.
De la boutique de souvenirs de la tombe de Baba Salé à Netivot aux rives du ruisseau Hassi près du kibboutz Nir David, en passant par les fermes coralliennes d’Ein Yahav dans le sud et la salle à manger abandonnée du kibboutz Maayan Zvi, autrefois en pleine effervescence, Kershner a rencontré des habitants de tous les horizons et de tous les coins de l’État.
« J’ai entrepris ce voyage pour tenter de répondre à ces questions : qui sont les Israéliens ? Que veulent-ils ? À quoi aspirent-ils ? D’où viennent-ils ? », a-t-elle déclaré, précisant qu’elle cherchait avant tout à « mieux faire comprendre les complexités de ce pays et ses contradictions ».
Kershner s’est rendue dans un luxueux Airbnb situé dans l’avant-poste illégal d’Esh Kodesh, a visité le stade de Doha à Sakhnin, s’est plongée dans les archives poussiéreuses de Sde Boker et a visité le siège du média ultra-orthodoxe BeHadrei Haredim à Bnei Brak. Elle a exploré les profondes divisions entre les résidents juifs et arabes de Lod, qui ont été mises à nu lors du conflit de mai 2021, et a examiné le fossé grandissant entre les citoyens arabes d’Israël et les Palestiniens de Cisjordanie.
Avec le 75e anniversaire du pays, « les défis qui se profilaient à l’horizon inspiraient la crainte à ceux qui osaient regarder au-delà du précipice », a écrit Kershner. « Une trajectoire démographique indiquant une population plus ambivalente et conflictuelle à l’égard du sionisme et moins bien équipée pour contribuer à une économie robuste et moderne ; une course potentielle aux armements nucléaires dans la région et une armée populaire luttant pour préserver sa légitimité populaire ; la montée des franges politiques et les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale ».
Par-dessus tout, a-t-elle ajouté, « le plus décourageant est la perspective de moins en moins forte d’une paix globale avec les Palestiniens, la probabilité d’une partition cédant la place à une annexion rampante et à une réalité binationale, avec une résolution reportée au moins jusqu’à ce que les Palestiniens et les Israéliens puissent faire la paix entre eux ».
Un paysage en constante évolution
Kershner a commencé à écrire son livre des années avant la paralysie politique qui a conduit aux cinq dernières élections législatives consécutives en Israël, et l’a achevé peu après l’éviction de Netanyahu par une coalition précaire menée par Naftali Bennett et Yaïr Lapid, qui s’est finalement effondrée au bout d’environ un an. Mais elle a déclaré que les questions sous-jacentes sont restées les mêmes tout au long du processus.
« Les forces en jeu étaient pertinentes et le sont toujours… les arguments, les aspects sociaux, les aspects politiques ne disparaissent pas », a déclaré Kershner.
Même si, d’une certaine manière, a-t-elle ajouté, les années qu’elle a passées à travailler sur le livre alors que le chaos politique israélien se déroulait ont contribué à améliorer nombre de ses idées.
« Le livre a bénéficié de mes retards et de mes échéances manquées parce que, de toute évidence, l’histoire est devenue de plus en plus définie, de plus en plus précise et de plus en plus aiguisée », a-t-elle déclaré. « Cela a rendu l’histoire du livre plus urgente, plus pertinente et plus sensible. »
« Je suis sûre que les gens trouveront des choses à détester et des choses à contester, des choses qu’ils pensent que j’ai mal comprises et des choses qu’ils trouvent injustes », a-t-elle déclaré. « J’essaie simplement d’être juste, j’espère que cela se ressentira. Dans ce pays », a-t-elle ajouté en riant, « tout le monde a raison ».
Kershner a déclaré qu’après avoir passé des années à parler à des Israéliens de tous bords, elle est repartie « avec, malgré tout, une grande foi dans les gens d’ici ».
Après des mois de manifestations de masse dans les rues d’Israël, Kershner a déclaré qu’elle avait vu à la fois de la peur et de l’espoir, mais peu de gens qui baissaient les bras.
« Une chose que nous constatons dans la crise actuelle – qui est extrêmement aiguë et qui a fait remonter à la surface beaucoup de vieux ressentiments – c’est une énergie et un dynamisme incroyables, le fait que les gens se sentent tellement concernés, qu’il n’y a pas d’apathie ici », a déclaré Kershner.
« Il y a vraiment un sentiment de ‘c’est notre pays et nous allons nous battre pour lui’, où que l’on se tourne », a-t-elle ajouté. « Je pense que c’est une source d’espoir et d’inspiration que l’on ne trouve pas partout. »
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