Un petit coin de Sicile cultive la manne, mets qui a nourri les Israélites dans le désert
Depuis des siècles, les agriculteurs des Madonies récoltent la sève des frênes qu'ils ont baptisée d'un nom biblique. Utilisée pour ses propriétés thérapeutiques, la manne est aujourd'hui un mets recherché

Chaque année, au plus chaud de l’été sicilien, long et sec, l’agriculteur italien Giulio Gelardi se rend auprès de ses 500 frênes plantés dans la région des Madonies pour accomplir un rituel vieux de plusieurs siècles. Lui qui vit dans le village de Pollina vient ici pratiquer des incisions précises dans l’écorce des arbres pour récolter une sève blanche et sucrée connue sous le nom de manne depuis au moins 1 200 ans, dans une sorte de jeu de miroir avec la manne de la Bible.
« Quand j’incise, l’arbre exsude un jus très sucré qui se solidifie rapidement, que je prélève et mets à sécher au soleil », explique par téléphone au Times of Israel Gelardi, 75 ans, à la veille de la fête de Pessah, par laquelle les Juifs du monde entier commémorent l’Exode d’Égypte.
Comme le raconte l’Exode, parmi les miracles accomplis par Dieu pour sauver les Israélites de l’esclavage et les conduire en Terre promise se trouve l’envoi par Dieu d’une substance unique – la manne – qui les a nourris durant 40 ans dans le désert.
« La maison d’Israël lui donna le nom de manne ; elle était comme une graine de coriandre, blanche, et avait le goût d’hosties trempées dans du miel » (Exode 31:16).
La manne extraite des frênes est elle aussi comestible et remarquablement sucrée.
Cet arbre, connu sous le nom de Fraxinus ornus en latin, a toujours fait partie de la végétation locale. L’une des collines proches de Pollina et de ses 3 000 habitants, est connue sous le nom de Gibilmanna, combinaison du mot « manne » et du terme arabe qui signifie montagne – ce qui renvoie à la domination arabe séculaire sur la Sicile, qui a pris fin au XIe siècle. Pollina possède son propre musée de la manne.

Jusqu’à il y a de cela quelques dizaines d’années, explique Gelardi, la manne était très demandée par les entreprises pharmaceutiques, à la fois pour ses propriétés laxatives et édulcorantes, particulièrement adaptées aux diabétiques.
« Une fois maîtrisée la synthèse de son principal composant chimique, le mannitol [dans les années 1950], la demande de manne extraite des arbres s’est tarie », poursuit-il.
Des décennies durant, Gelardi s’est appliqué à faire revivre la tradition et remettre la manne sur la carte.
Aujourd’hui, elle est devenue un ingrédient absolument unique.

« Il faut y voir l’équivalent d’une épice au goût de miel », affirme Gelardi.
Les boulangers du coin l’utilisent pour assaisonner leurs biscuits et gâteaux. Le restaurant Nangalarruni propose un filet de porc à la manne, aux amandes et à la pistache.
Gelardi et un de ses partenaires d’un village voisin produisent du chocolat à la manne avec un pourcentage élevé de cacao.
« Nous profitons du fait que la manne atténue l’amertume du chocolat pour faire un chocolat très noir avec un goût très particulier », explique-t-il. Gelardi prépare également des crèmes et autres cosmétiques avec cette manne dotée de propriétés hydratantes.
Il le vend également en sacs de 40 grammes, pour 10 euros.
La manne a reçu les honneurs de la Fondation Slow Food pour la biodiversité, organisation internationale attachée à la protection de la biodiversité alimentaire et à la promotion d’une agriculture et de moyens de production durables.
Pour Gelardi, l’histoire de la manne de la Bible porte déjà un message puissant sur la durabilité et l’importance de ne pas exploiter la nature sans retenue.

« Les Israélites ont reçu l’ordre de ne pas ramasser plus de manne qu’ils n’en ont besoin, et quand ils le font, elle se gâte », rappelle-t-il. « Je crois que la Bible nous enseigne que nous ne sommes autorisés à prendre de la nature que ce dont nous avons vraiment besoin, pas plus. »
L’agriculteur précise travailler en employant des techniques peu invasives pour récolter la manne.
« Quand je suis dans mon champ, je sens que je fais partie de cet environnement, au milieu de mes frênes, des lézards et des fourmis », poursuit-il.
Un frêne peut produire de la manne récoltable à partir de huit ans.
« Ensuite, on peut extraire la sève pendant environ 30 ans », ajoute Gelardi. « A la toute fin, je coupe le tronc principal, mais je m’assure de laisser une pousse latérale ; ainsi, l’arbre peut repousser. »
Avec cette technique, Gelardi a des arbres qui ont 200 voire 300 ans.
« Sans soins, ils ne vivraient pas aussi longtemps », assure-t-il. « D’un côté, je blesse mes arbres avec mes entailles mais de l’autre, je leur donne une nouvelle vie. »
Génération après génération
Pour Gelardi, la récolte de la manne est une affaire de tradition familiale. Il a tout appris de son père, qui le tenait lui-même de son propre père.
Jeune homme, Gelardi a quitté la Sicile pendant 15 ans. C’est la récolte de la manne qui l’a fait revenir en 1985.
« Quand je suis revenu, la tradition de la récolte de la manne était en train de mourir », confie-t-il. « J’avais l’impression que ce que faisaient mes parents, tout ce que nos ancêtres avaient construit au fil des siècles, était en train de mourir, en l’espace d’une génération », poursuit-il. « Je refusais de croire qu’on ne pouvait pas faire une entreprise financièrement viable avec un produit aussi formidable. »
Gelardi passe des années à suivre son père pour apprendre à s’occuper des arbres.
« Je voulais apprendre tout ce qu’il pouvait me transmettre », se rappelle-t-il. Lorsqu’il n’était pas avec les arbres, Gelardi allait à la Bibliothèque nationale italienne à la recherche d’informations sur la manne.
« J’ai lu ce que les commentateurs juifs et chrétiens de la Bible en disent et trouvé des dizaines de sources historiques », souligne-t-il. « En tout, j’ai rassemblé 400 références liées à la manne à travers l’histoire. »
Outre les références bibliques, Gelardi explique avoir trouvé un texte en grec ancien qui semble décrire la récolte de la sève.
« Dans ce texte, la manne est appelée ‘sueur des étoiles’, car ils ne pouvaient pas croire qu’une plante puisse produire une telle substance sans l’aide du ciel », explique-t-il.
Il ajoute que la plus ancienne référence qu’il ait identifiée se trouve dans un traité de médecine arabe du IXe siècle.

« Manna a également une entrée dans le ‘Canon de la médecine’ du philosophe persan du XIe siècle, Avicenne », souligne Gelardi.
De nombreuses sources, entre les 15e et 17e siècles, évoquent la manne et sa récolte dans le sud de l’Italie.
« Un document de la République de Venise de 1770 atteste que Venise importait d’énormes quantités de manne qu’elle utilisait dans l’industrie de la soie, pour protéger les couleurs des tissus, et revendait à des producteurs de soie », ajoute Gelardi.
Ces 40 dernières années, Gelardi s’est appliqué à produire et vendre de la manne, sensibiliser le public et enseigner les techniques de récolte aux jeunes générations. Il a notamment écrit un livre sur le sujet, « Vivere di manna » (Vivre de la manne).
Aujourd’hui, dit-il, il y a peut-être encore 10 producteurs de manne.
« J’ai enseigné ce que je sais à des dizaines d’enfants », conclut-il. « La plupart d’entre eux ne travaillent pas dans ce domaine, mais il est malgré tout important pour moi de transmettre mes connaissances. »
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