Une artiste interroge les perspectives dans les tapis déroulés de son village Druze
Fatma Shanan a remporté un prix prestigieux et une exposition en solo à Tel Aviv pour sa manière d'appréhender ce bout de tissu tissé vénéré dans les foyers
Jessica Steinberg est responsable notre rubrique « Culture & Art de vivre »
Pour la peintre Fatma Shanan, le tapis d’ornement tissé à la main, un ameublement courant dans les foyers druzes, est un symbole de famille, de tradition et de communauté.
Il tient également une place immense dans ses oeuvres, qui font actuellement l’objet d’une exposition en solo au musée des arts de Tel Aviv et pour lesquelles elle a récemment remporté le prix Haim Shiff 2016 d’art figuratif-réaliste.
Les tapis – qu’ils soient étendus sur un balcon, enroulés pour venir soutenir le corps d’une petite fille ou qu’ils servent de couverture pour un pique-nique organisé au milieu d’un champ – sont omniprésents, dépeints sous la forme de traits fermes aux tons riches.
Ce sont ces mêmes tapis qui sont utilisés dans les foyers druzes et dans les lieux prières, considérés comme infiniment précieux au sein de la société dans laquelle elle a été élevée, dans le village de Julis, au nord du pays.
« Ces tapis répondent à leurs propres règles, ils possèdent leur esthétique et leur passé à eux », explique Shanan dans un entretien récent organisé au musée. « Le tapis a toujours été indissociable de l’expérience du foyer et de la famille et il est traité avec une sorte de respect disproportionné. On ne peut pas marcher dessus, il ne doit pas être souillé. Les femmes s’en occupent obsessivement : : il faut le nettoyer, le secouer, le brosser ».
Shanan, 31 ans, qui dessine et qui peint d’aussi loin qu’elle puisse s’en souvenir, peignait dans le passé des tapis dont elle ne négligeait aucun détail, reproduisant méticuleusement leurs lignes et leurs fleurs.
Elle utilisait des membres de sa famille – un neveu ou une nièce – ou des amis comme modèles, marchant sur la pointe des pieds sur un tapis fripé, ou appuyant la tête dessus.
Plus tard, sous l’influence des travaux des impressionnistes, elle a commencé à déconstruire l’image des tapis. Dans ses peintures les plus récentes, des adolescents du village l’ont aidée à étendre des tapis sur le toit de la maison familiale pour créer un patchwork. L’exposition de Tel Aviv comprend une vidéo de ce projet, que Shanan a considéré comme un moyen d’impliquer ses amis et ses voisins dans son processus de création.
L’année passée, elle a commencé à découper des tapis et à les assembler pour trouver un modèle, et à s’intégrer elle-même dans ses travaux comme une tête contemplant le tapis.
« Si, auparavant, c’était le corps et le tapis, maintenant c’est le tapis, le corps et les images dans le tapis lui-même », dit-elle.
Ces tapis, ajoute-t-elle, la relient à ses racines tout en lui offrant un moyen de penser sa vie.
« Grandir dans un foyer traditionnel a été difficile pour moi », explique Shanan, qui vit dorénavant à Tel Aviv. « Vous faites partie de la communauté – vous en êtes une part inséparable – mais il est dur de diriger votre existence en fonction de vos besoins et de vos désirs personnels. Je devais trouver une manière de faire ce que je voulais, tout en continuant à faire partie de la communauté. Je vivais au sein de cette dernière, mais je voulais cette individualité aussi ».
L’artiste élimine toute valeur religieuse et spirituelle de ces pièces traditionnelles en les extirpant de l’endroit où on les trouve habituellement – le salon et les espaces de prière – en les plaçant sur des toits, dans des champs ou sur la route afin de les mettre en lumière et de les voir pour ce qu’ils sont.
Les tapis sont, selon Shanan, essentiellement éphémères – ici et aujourd’hui, mais gâtés dans un avenir proche probablement.
« Pour moi, il s’agit de la relation de mon corps et du tapis, comment fonctionne le corps dans l’espace défini par le tapis », dit-elle. « Si le tapis me permet de créer des choses à partir de cet espace, alors je continuerai à travailler avec les tapis. Si ce n’est pas le cas, ce sera fini ».
Une partie des recherches faites par Shanan l’a emmenée jusqu’aux Etats-Unis, où elle a passé du temps à étudier les textiles au musée d’art de New-York. Là-bas, les tapis étaient placés sur des surfaces immenses, dans un environnement totalement stérile, et il était interdit d’y toucher.
« Il y avait une longue liste de ce qu’on ne pouvait pas faire », dit Shanan. « C’était fascinant en termes de définition de ce que sont mes frontières physiques, car le tapis crée toujours une frontière. Et là-bas, cela s’est davantage prouvé, parce que cette frontière était non seulement physique, mais mentale, et à mes yeux, cela a redonné une existence à ces tapis ».
La majorité des presque deux douzaines d’oeuvres d’art révélées lors de l’exposition organisée au musée de Tel Aviv ont déjà été achetées et font partie de collections privées, ce qui, selon Shanan, est « fantastique » dans la mesure où son travail n’en est rendu que plus pertinent.
« Pour moi, ce n’est pas suffisant de comprendre mon travail : J’ai besoin que les gens y réagissent », confie-t-elle. « Lorsque les gens cessent de réagir, c’est qu’il ne signifie plus rien ».
Les oeuvres 2010-2017 de Fatma Shanan sont exposées depuis le 26 juin jusqu’au 28 octobre 2017 au bâtiment Herta et Paul Amir du musée d’art de Tel Aviv.