Valéry Giscard d’Estaing, « l’ami » d’Israël qui n’en était pas un
L’ancien président français a légitimé les aspirations nationalistes de l’OLP - malgré ses actions terroristes - tout en affirmant son attachement à la "sécurité d'Israël"

Une foule d’Israéliens francophones, des poignées de main et des chants : en ce jour de début janvier 1984, l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, qui a remis son mandat à François Mitterand trois ans plus tôt, est accueilli chaleureusement au mur Occidental, à Jérusalem. Lors de ce voyage privé, initié par un publiciste français, « VGE », décédé des suites de la COVID-19 ce mercredi à l’âge de 94 ans, sera reçu par le président israélien Chaim Herzog et le Premier ministre israélien Yitzhak Shamir. Ce dernier considérera à cette occasion, timidement, Giscard comme un « ami » d’Israël.
Comme l’expliquait alors Antenne 2 dans son journal, cet accueil contrastait vivement avec l’impopularité de l’ancien président en Israël quand il était au pouvoir en France. À l’instar de ses prédécesseurs de la Cinquième République, Valéry Giscard d’Estaing n’a pas effectué de voyage officiel en Israël durant son septennat (1974-1981). Et, si l’ère De Gaulle avait déjà refroidi les relations entre les deux pays, la période Pompidou-Giscard ne les a pas améliorées – loin s’en faut.
La relation entre « VGE » et l’État juif avait pourtant relativement bien commencé. En 1974, pendant sa campagne, il promettait un climat de confiance avec Israël. Bien plus tôt, en 1967, alors que la France de De Gaulle lâchait Israël durant la guerre des Six jours, Giscard, qui était alors redevenu parlementaire du Puy-de-Dôme après avoir été chassé du ministère des Finances, finissait par s’opposer à la position du général devenu président. Face aux menaces de destruction du jeune État par l’Egyptien Nasser, il apposait sa signature à un appel du Comité français de solidarité avec Israël – aux côtés de celle d’un certain… François Mitterrand. Si la position était bienveillante, elle était contradictoire : il avait auparavant publié un communiqué en soutien à De Gaulle.
Cette contradiction ne sera pas la seule. En 1984, lors de son déplacement privé en Israël, « VGE » affirmait depuis la Knesset « qu’il doit y avoir de la part de la France une conscience très vive du problème de la sécurité d’Israël ». À l’époque, les tensions avec le Liban restaient vives deux ans après l’opération « Paix en Galilée » et Israël était régulièrement confronté au terrorisme palestinien.

« C’est à la fois un problème en raison de la situation géographique du pays, mais c’est aussi un problème psychologique et politique plus profond. C’est la très longue histoire des souffrances et des épreuves du peuple d’Israël, qui donne à ce problème de sécurité une dimension particulière », ajoutait-il.
S’il se dit donc – comme à plusieurs autres reprises – sensible à la sécurité d’Israël et de ses citoyens, il explique qu’il « faut avoir une vue directe et franche du problème palestinien. Lorsque nous circulons, même ici dans la ville, nous rencontrons des Arabes palestiniens ; la présence de ces Palestiniens est sensible dans toute une partie du pays, et naturellement la solution du problème palestinien fait partie des conditions fondamentales de la paix dans la région ».
Une position qui se veut en faveur de la sécurité d’Israël, donc, mais aussi favorable aux désirs nationalistes des Palestiniens, qui se démarquent alors par leur violence. Ainsi, dans les faits, durant son mandat, « VGE » se sera bien davantage intéressé au « problème palestinien », le poussant au premier plan sur la scène internationale, qu’à celui de la sécurité d’Israël – d’où son impopularité d’alors dans l’État hébreu.

Dès le début de son mandat, en 1974, le nouveau président permettait à son ministre des Affaires étrangères, Jean Sauvagnargues, de rencontrer Yasser Arafat, président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). La même année, la France votait la reconnaissance de l’OLP au sein de l’ONU en tant que membre observateur.
S’engageant davantage dans cette position, Giscard signe, en mars 1980, au Koweit, lors d’un voyage de 10 jours qui l’a mené dans les pays du Golfe, en Jordanie et en Arabie saoudite, un texte officiel en faveur du droit à « l’autodétermination » du peuple palestinien – un mot alors nouveau dans le vocabulaire diplomatique français. Lors du même voyage, Giscard a considéré l’OLP comme un interlocuteur légitime dans les négociations de paix, dénoncé l’occupation des territoires conquis par Israël après la guerre des Six jours et scruté le territoire israélien à la jumelle depuis une position jordanienne, par-dessus le Jourdain – un acte perçu alors comme belliqueux et outrancier, ce dont il se défendra.

Arafat félicitera le président français pour son geste diplomatique pro-palestinien et « non seulement courageux, mais également d’une grande portée politique, de nature à influer sur l’évolution de la situation européenne fortement marquée par la crise du Proche-Orient et à avoir des répercussions sur la situation économique de l’Europe et du monde », a-t-il exprimé au journal Le Monde. « Le président Giscard d’Estaing a incontestablement fait faire à l’Europe le premier pas en direction d’une position valable en vue d’une solution de la crise du Proche-Orient. Il a également montré que la juste cause du peuple palestinien ne peut être annihilée quels que soient le temps qui passe et les obstacles que l’on dresse », ajoutait-il. Khaled El-Hassan, représentant au Koweït de l’OLP, a ajouté espérer qu’une « position comparable et plus claire sera adoptée par la Communauté européenne tout entière ».
Les deux dirigeants palestiniens avaient vu juste : plusieurs États européens reconnaîtront peu après officiellement cette même « autodétermination », notamment via la déclaration de Venise de juin 1980, fondement de la position européenne, qui appelait à la reconnaissance des droits des Palestiniens à l’autonomie gouvernementale.
Jusqu’alors, si la France se prononçait de principe favorable à une « patrie » pour les Palestiniens et qu’elle avait déjà voté en 1976 avec l’Europe des Neuf au Conseil de sécurité de l’ONU en faveur d’une résolution (bloquée par un veto américain) allant dans ce sens, elle n’avait pas encore exprimé concrètement cette idée au plus haut niveau de l’État. Giscard était le premier dirigeant européen à réellement acter cette position, et peut ainsi être considéré comme précurseur sur la question. Le chancelier allemand Helmut Schmidt exprimera une position similaire l’année suivante – certains, notamment la presse égyptienne, affirmeront que Schmidt serait réellement pionnier sur cette idée, et non « VGE ».

Israël, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Paris, Meir Rosenne, avait été bien seul à dénoncer la position engagée du président français. En France, l’hebdomadaire Tribune juive avait également mis en garde le président, dont la position pourrait provoquer un « retournement » de l’électorat juif.
Si Giscard a par la suite exprimé l’idée d’« autodétermination palestinienne » à maintes reprises, le dirigeant français aurait aussi pu la soutenir en partie par pragmatisme, afin de renforcer plus globalement les relations – notamment commerciales – entre la France et le monde arabe, alors vivement uni autour du « problème palestinien », et dont le marché – dans un contexte suivant le choc pétrolier de 1973 – était bien plus important pour la France que celui représenté par Israël.
Aujourd’hui, si cette position pour l’« autodétermination » – qui précède celle plus explicite en faveur d’un État palestinien autonome – est admise à travers le monde, la position giscardienne, qui répondait à une aspiration du mouvement palestinien, avait alors de quoi surprendre, voire choquer : l’OLP et ses membres ne cachaient aucunement leurs velléités terroristes, menant des actions en Israël comme à l’étranger.
Deux ans auparavant, en 1978, un commando palestinien avait même tenté de s’attaquer à l’aéroport d’Orly. Si la tuerie de masse voulue n’aura pas lieu, ils abattent néanmoins deux policiers. Les auteurs s’étaient regroupés sous le nom « Les fils du Sud Liban », une déclinaison inconnue du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), groupe terroriste membre de l’OLP.
L’année précédente, en 1977, Giscard avait été vivement critiqué pour la remise en liberté et l’expulsion vers l’Algérie par la justice française du terroriste Abou Daoud, malgré des demandes d’extradition de l’Allemagne de l’Ouest et d’Israël. L’homme avait planifié la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich en 1972, dans laquelle 11 athlètes israéliens et un policier ouest-allemand ont été tués.
Autre attaque menée notamment par des membres du FPLP et impliquant les intérêts français : la prise d’otages israéliens et français et le détournement de l’avion Air France Tel Aviv-Paris vers Entebbe, en Ouganda, en 1976, qui a pris fin avec un raid israélien – lors duquel le commandant Yonatan Netanyahu a trouvé la mort.

Les Israéliens ont aussi dénoncé l’ouverture d’un bureau de l’OLP à Paris en 1975 ou encore la vente de la centrale nucléaire Osirak à Bagdad – par la suite détruite par Israël, qui a causé dans cette « opération Opéra » la mort de dix militaires irakiens et d’un ingénieur civil français.
Dans le même temps, les relations de la France avec l’ayatollah Khomeiny, qui avait trouvé refuge dans l’Hexagone, d’où il a préparé sa Révolution islamique, et qui a pu regagner l’Iran à bord d’un avion Air France mis à sa disposition pour aller la mener, ont chamboulé l’équilibre du Moyen-Orient.
Jusqu’alors soutien du Shah d’Iran, les Etats-Unis et la France ont permis à celui-ci de lancer le programme nucléaire iranien. Israël a lui participé au Projet Fleur, un programme balistique israélo-iranien, à une époque où les relations entre les deux pays étaient plus que cordiales. Mais, suite aux atteintes répétées du Shah aux droits de l’homme contre des dizaines de milliers d’opposants qui exigeaient son départ, le dictateur finit par être trahi par ses anciens alliés. Ceux-ci verront en l’ayatollah Rouhollah Khomeyni son remplaçant, favorisant son accession au pouvoir, convaincus par l’idée que sa prise de pouvoir serait préférable à celle d’un leader communiste voulu par l’URSS, et que de mirifiques contrats tomberaient en retour. Le monde occidental – dont la France de Giscard – finira par se brûler les ailes dans cette affaire, plongeant l’Iran dans un chaos islamiste, loin de se douter que les relations avec le nouveau pouvoir tourneraient rapidement courts – et s’aggraveraient encore quand Paris se mettrait à vendre des armes à Saddam Hussein, par la suite utilisées par l’Irak dans sa guerre contre l’Iran.

Quatre décennies plus tard, la région – et en premier lieu Israël – continue toujours à payer ce manque de jugement occidental, cette acceptation et ce soutien initial à l’ayatollah Khomeyni, et cette volonté préalable d’aider l’Iran à lancer son programme nucléaire.
Toujours au niveau international, le manque de soutien de la France aux accords de Camp David, qui mèneraient à la paix entre Israël et l’Egypte, a aussi pu être reproché à « VGE », qui considérait qu’ils trahissaient la cause palestinienne.
Dans un texte publié ce jeudi par Tribune juive, l’ancien ambassadeur israélien Freddy Eytan explique que Menahem Begin, alors Premier ministre d’Israël, aurait dit suite à l’attitude « glaciale voire indifférente » de la France face à ces pourparlers de paix : « Quoi ? l’Egypte ! le pays des Pharaons, en guerre avec Israël depuis trente ans, accepte le dialogue, et Giscard d’Estaing, président de la République française, le pays de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité qui réclame la paix au Proche-Orient, ne dit mot ! Voilà qui dépasse l’entendement. Va-t-il être plus Égyptien que Sadate ? »
Eytan estime qu’il aura fallu attendre la fin du mandat de Giscard pour qu’il « se montre plus compréhensif à l’égard d’Israël » et admette « qu’il avait commis quelques bévues ».

Retour en Europe : le manque d’action de la France et le silence de Giscard après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris, en octobre 1980, seront également très mal perçus par la communauté juive de France – l’évènement et sa gestion pourraient avoir d’ailleurs conduit à un renforcement de l’identité des Juifs de France et leur soutien à Israël.
Dans cette affaire, le président a agi en sombre technocrate, s’exprimant par un simple communiqué superflu et une brève déclaration télévisée cinq jours plus tard. Aucune réunion gouvernementale d’urgence n’a été convoquée, ni d’hommage officiel rendu, malgré les insistances du secrétaire général de l’Élysée, Jacques-Henri Wahl, de confession juive, qui avait alors, conseillé au président « de revenir immédiatement sur Paris et de s’adresser aux Français par la télévision pour affirmer que cet attentat contre des Juifs était un attentat contre la France elle-même et ses valeurs, qu’il ne resterait pas impuni, que la Nation tout entière était solidaire des victimes et que les pouvoirs publics empêcheraient par tous moyens la survenance d’actes de discrimination raciale et religieuse ». « Le président a souhaité prendre du recul et ne pas réagir immédiatement dans l’émotion ; un temps de réflexion lui a paru nécessaire. J’ai compris cette décision, mais j’en ai été très malheureux : ma sensibilité personnelle ne lui avait été d’aucune aide », a-t-il ajouté, selon le livre Dans l’ombre des présidents de César Armand et Romain Bongibault. Pire : le Premier ministre Raymond Barre provoquera un scandale le soir de l’attentat en affirmant à TF1 : « Cet attentat odieux a voulu frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue, il a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic. »

Toujours au niveau national, Giscard n’a pas reconnu la responsabilité de la France dans la Shoah – bien qu’il a visité Auschwitz en 1975. C’est Jacques Chirac qui, en 1995, finira par lever ce grand tabou national. Il a également été peu sensible aux préoccupations des Juifs de France – qui ne l’ont jamais vraiment porté dans leur cœur. En 2017, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, publiait même une tribune dans L’Express l’accusant de racisme pour avoir évoqué les origines orientales de l’ancien candidat à la présidence française, Edouard Balladur, né en Turquie, comme raison de son soutien à Jacques Chirac, « aux racines limousines », en 1995.
Valéry Giscard d’Estaing laisse toutefois un important héritage. Il a notamment œuvré pour la construction européenne, réformé le Conseil constitutionnel, légalisé l’IVG avec Simone Veil – ministre de la Santé sous son mandat –, instauré le divorce « par consentement mutuel », mis en place le collège unique ou encore établi à 18 ans l’âge de la majorité légale.

Battu par François Mitterrand en 1981, son mandat présidentiel, dont la fin a été éclaboussée par le scandale « des diamants de Bokossa », a pris fin avec son désormais célèbre « Au Revoir » prononcé sur Antenne 2. Il a siégé par la suite au Parlement européen et à la présidence du conseil régional d’Auvergne, et jusqu’à sa mort au Conseil constitutionnel et à l’Académie française.
Toute la classe politique française lui a rendu hommage ce jeudi, sur les réseaux sociaux comme dans les médias. Il sera inhumé samedi « dans la plus stricte intimité familiale » à Authon, dans le Loir-et-Cher, où il résidait ces dernières années. Emmanuel Macron s’est exprimé ce soir pour lui rendre hommage et a décrété un jour de deuil national mercredi prochain.
Si le président israélien Reuven Rivlin, l’ancien Premier ministre Ehud Barak ou encore le grand rabbin de France Haïm Korsia avaient rendu hommage à Jacques Chirac lors de sa mort, aucun d’entre eux n’a réagi à celle de Valéry Giscard d’Estaing. L’ambassade d’Israël à Paris a elle fait part de son « émotion », saluant ses efforts « à la modernisation de la France et à la construction de l’Europe ».

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