À Izmir, un festival fait revivre un joyau séfarade et met fin aux stéréotypes
Autrefois connue sous le nom de Smyrne, la ville a connu une présence juive depuis l'Antiquité, des documents ecclésiastiques mentionnant des Juifs dès le 2e siècle de notre ère
IZMIR, Turquie (JTA) – Depuis la chute du rideau de fer, Prague est une destination populaire pour les touristes juifs et les personnes intéressées par l’Histoire juive. Les nazis ont laissé un grand nombre de synagogues et de sites juifs de la ville relativement intacts, dans l’intention de les présenter comme les vestiges d’une culture disparue. Ce qui permet à la capitale tchèque de donner un aperçu peu commun de l’infrastructure d’avant-guerre de l’Europe ashkénaze.
Izmir, troisième ville de Turquie, pourrait-elle devenir l’équivalent séfarade de Prague en termes d’Histoire et de tourisme ? Tel est l’objectif poursuivi par Nessim Bencoya, directeur du projet Izmir Jewish Heritage.
La ville, autrefois connue en grec sous le nom de Smyrne, a compté une présence juive dès l’Antiquité, les premiers documents ecclésiastiques mentionnant des Juifs dès le 2e siècle de notre ère. Cependant, comme partout ailleurs dans l’Empire ottoman, sa communauté s’est développée de manière exponentielle avec l’afflux de Juifs séfarades venus après leur expulsion d’Espagne.
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À son apogée, la ville comptait environ 30 000 Juifs et elle a été la ville natale d’artistes et d’écrivains juifs, ainsi que de rabbins – des familles rabbiniques estimées – Pallache et Algazii – au musicien Dario Marino, en passant par le célèbre faux messie Shabbetai Zevi, dont la maison d’enfance se trouve encore aujourd’hui à Izmir.
Aujourd’hui, il reste moins de 1 300 Juifs. La création de l’État d’Israël, associée à un siècle de bouleversements économiques et politiques, a entraîné l’immigration de la majorité des Juifs turcs.
« Dès le 18e siècle, Izmir était devenu un centre pour les Juifs séfarades », a déclaré Bencoya à la Jewish Telegraphic Agency. « Nous ne pouvons pas recréer cela, mais nous ne devons pas non plus l’oublier. »
Célébrer dans l’ancien quartier juif
Bencoya, âgé d’une soixantaine d’années, est né à Izmir mais il a passé la majeure partie de sa vie d’adulte en Israël, où il a dirigé la cinémathèque de Haïfa. Il est revenu à Izmir il y a 13 ans pour diriger le projet Izmir Jewish Heritage, qui a permis de mettre en valeur la culture et l’Histoire de la communauté juive de la ville.
Pendant neuf jours, au mois de décembre – des jours qui ont compris la semaine de Hanoukka – des milliers de personnes ont assisté au festival annuel de la culture séfarade qu’il organise depuis 2018.
Au cours du festival, des concerts de musique juive et ladino, des dégustations de nourriture traditionnelle, des conférences sur la communauté juive d’Izmir, et – puisqu’il coïncidait avec Hanoukka – une cérémonie d’allumage de la menorah. Un Shabbat, et une cérémonie de havdalah ont également été célébrés accompagnés des explications du principal cantor d’Izmir, Nessim Beruchiel.
Le festival de cette année a marqué un tournant : c’est la première fois que les organisateurs ont pu présenter plusieurs anciennes synagogues que le projet – financé par l’Union européenne et par la municipalité locale – a permis de restaurer.
Les synagogues, dont la plupart sont regroupées autour d’une rue encore appelée Havra Sokak (havra étant l’orthographe turque du mot hébreu hevra, ou congrégation), représentent un élément unique du patrimoine culturel.
Autrefois, cette rue était le cœur du quartier juif ou « Juderia », mais aujourd’hui, elle se trouve en plein milieu du bazar Kemeralti d’Izmir, un marché animé qui s’étend sur plus de 150 hectares et où l’on peut acheter et vendre pratiquement tout.
Sur Havra Sokak, les marchands vendent des fruits frais et – il faut l’espérer – du poisson encore plus frais. Dans une rue au sud, toutes sortes d’articles en cuir sont proposés à la vente ; dans une rue au nord, des étals d’or, d’argent et d’autres métaux précieux ; dans une rue à l’ouest, des cafés. Entre les deux, il y a d’autres magasins qui vendent de tout, de l’artisanat aux bibelots en passant par des ustensiles de cuisine et de la lingerie.
Plusieurs mosquées et une poignée d’églises parsèment le quartier, mais les synagogues font revivre un caractère unique du quartier qui avait été pratiquement perdu.
« Les synagogues ici ont été construites sous la lumière de l’Espagne. Mais en Espagne aujourd’hui, il n’y a que deux grandes synagogues historiques, à Tolède et à Cordoue. Et ce sont de grandes synagogues, il n’y en a pas de plus petites. Ici, nous en avons six dans un seul pâté de maisons, construites en mémoire de ce qu’il y avait en Espagne par ceux qui avaient quitté le pays », a déclaré Bencoya.
Ces synagogues ont été le théâtre d’événements majeurs de l’Histoire juive, comme lorsque Shabbetei Zvi a fait irruption dans la synagogue portugaise d’Izmir un matin de Shabbat, a chassé ses opposants et s’est auto-proclamé messie (il a fait de nombreux adeptes mais a ensuite été emprisonné et contraint de se convertir à l’islam). La synagogue, connue en turc sous le nom de Portekez, faisait partie des synagogues restaurées dans le cadre du projet.
Aujourd’hui, seules deux des synagogues d’Izmir sont régulièrement utilisées par la communauté juive. Les autres, qui ont été restaurées, sont désormais mises à disposition pour des expositions et autres événements.
Éduquer les non-Juifs
L’accueil du festival dans les synagogues uniques d’Izmir avait un objectif supplémentaire, puisque l’écrasante majorité des participants n’étaient pas juifs.
« La plupart des gens qui viennent au festival ne sont jamais allés dans une synagogue ; peut-être qu’un petit pourcentage d’entre eux a rencontré un Juif une fois dans sa vie », a expliqué Bencoya.
C’est particulièrement important dans un pays où les stéréotypes antisémites sont loin d’être rares. Dans une étude réalisée en 2015 par l’Anti-Defamation League (ADL), 71 % des personnes interrogées en Turquie croient en certains préjugés antisémites.
« Ce festival n’a pas pour but que les Juifs nous connaissent, mais bien les non-Juifs », a déclaré Bencoya. « Des centaines de Turcs musulmans sont venus nous voir, ils ont participé à nos fêtes et ils ont goûté nos mets. »
Kayra Ergen, un natif d’Izmir qui a assisté à un concert ladino et à l’allumage de la menorah à la fin du festival, a déclaré à la JTA que jusqu’à il y a un an, il ignorait à quel point Izmir était autrefois juive.
« Je sais que l’Anatolie est une terre multi-culturelle, et que la Turquie l’est aussi, mais cette religion, je veux dire le peuple juif, a quitté cet endroit il y a longtemps à cause de nombreux tristes événements. Mais c’est une bonne chose de se souvenir de ces gens, et de leurs racines à Izmir », a déclaré Ergen. « C’est tellement triste et nul à dire à haute voix, mais je ne savais pas qu’il y a seulement 70 ans, 60 % de cette zone ici, à Konak [le district autour de Kemeralti], était juive. Aujourd’hui, je crois qu’il n’en reste que 1 300. Ce n’est pas bien. Mais nous devons faire tout ce que nous pouvons et ce festival est un bon exemple pour montrer l’amour entre les cultures. »
« Je pense que c’est bien que l’on se respecte ici », a déclaré Zeynep Uslu, une autre native d’Izmir. « Il y a beaucoup de cultures différentes et beaucoup de personnes différentes. C’est bien que nous soyons ensemble ici pour célébrer quelque chose de si spécial. »
L’Histoire d’Izmir en tant que foyer pour les minorités n’a pas été toujours facile. À la fin de la période ottomane, la ville comptait environ la moitié de Grecs, un dixième de Juifs et un dixième d’Arméniens, le reste étant composé de musulmans turcs et d’un assortiment d’étrangers. Lors de la guerre gréco-turque de 1919-1922 – appelée en Turquie, la guerre d’Indépendance turque – les quartiers grecs et arméniens d’Izmir avaient été réduits en cendres après la reprise, par l’armée turque, de la ville aux forces grecques, faisant des dizaines de milliers de victimes. Un exode massif des survivants avait suivi, mais les quartiers juif et musulman de la ville avaient été en grande partie épargnés. Izmir n’est pas la seule ville de Turquie qui a vu ses synagogues restaurées ces dernières années. Des projets notables sont en cours d’achèvement à Edirne, une ville située à la frontière occidentale de la Turquie, près de la Bulgarie, et à Kilis, à sa frontière sud-est, près de la Syrie. Contrairement à Izmir, cependant, il ne reste, aujourd’hui, aucun Juif dans ces deux villes, et beaucoup ont accusé le projet d’être un outil pour le gouvernement du président turc Recep Tayyip Erdogan qui permettrait d’apaiser les accusations d’antisémitisme – sans réellement s’occuper des Juifs vivants.
La perte du ladino et un état d’esprit « caché »
Bencoya a fait remarquer avec regret qu’il faisait partie de la dernière génération à avoir connu le ladino – la langue judéo-espagnole traditionnellement parlée par les Juifs séfarades, mais qui n’est plus parlée que par des dizaines de milliers de personnes aujourd’hui. Il aura au moins bercé son enfance, a-t-il déclaré.
« Quand on perd une langue, ce n’est pas seulement technique, ce n’est pas seulement du vocabulaire, c’est tout un monde et une façon de penser », a estimé Bencoya.
Le projet remet également en question la mentalité juive locale. Les groupes minoritaires d’Izmir, en particulier les Juifs, « ont longtemps préféré ne pas être vus, ne pas être ressentis », selon Bencoya.
Cet état d’esprit a été codifié dans la psyché collective de la communauté juive turque sous la forme d’un mot ladino, kayedes, qui signifie quelque chose comme « chut », « reste tranquille » ou « baisse la tête ».
« C’est exactement le contraire de ce que je veux faire avec ce festival. Je veux être ressenti, faire prendre conscience de mon existence », a déclaré Bencoya.
L’une des façons d’y parvenir, a-t-il ajouté, est de faire en sorte que le festival se réfère à l’identité de la communauté « en tant que Yahudi et non Musevi ! » – utilisant deux mots turcs qui font référence aux Juifs. Le premier a la même racine que le mot anglais jew – le mot hébreu yehuda ou judea – tandis que le second signifie « disciple de Moïse ».
« Yahudi, Musevi, Ibrani [signifiant hébreu, en turc] – ils veulent tous dire la même chose mais en Turquie, on dit Musevi parce que ça sonne plus joli », a expliqué Bencoya. « Pour Yahudi, il y a beaucoup de superlatifs négatifs – sale Yahudi, immonde Yahudi, etc … J’insiste donc pour dire que je suis yahudi, car les gens ont beaucoup de préjugés sur le mot yahudi. Alors si vous avez des préjugés sur moi, mettons-les sur la table et parlons-en. »
« Je ne suis pas si ‘bisounours’ que je crois pouvoir éradiquer tout antisémitisme, mais si je peux vaincre certains préjugés, alors je pourrais vivre un peu plus en paix », a-t-il ajouté.
Jusqu’à présent, il estime que le festival est une première étape réussie.
« La communauté non-juive d’Izmir est fascinée », a déclaré Bencoya. « Si vous regardez sur Facebook et Instagram, ils en parlent, ils se battent pour les billets, qui se vendent presque instantanément. »
Maintenant, il se demande seulement comment l’année prochaine il pourra faire entrer plus de monde dans les petites synagogues vieillissantes.
« Pour la Turquie, le festival est très important parce qu’elle ne pourra faire partie des nations éclairées du monde qu’en étant consciente des différences entre les groupes de personnes, comme les Juifs, les chrétiens, les autres et les musulmans », a-t-il déclaré.
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