À travers ces « 100 histoires », un livre sur le 7 octobre raconte l’inimaginable
La journaliste Lee Yaron dédie son ouvrage au fils de Gadi Eizenkot et entend lutter contre la récupération politique de la tragédie
JTA — Lee Yaron se trouvait à New York, le 7 octobre, dans le cadre d’une bourse d’études à l’Université Columbia, lorsque la nouvelle de l’inimaginable attaque du Hamas contre le sud d’Israël s’est répandue. Comme beaucoup d’Israéliens vivant à l’étranger, elle s’est sentie impuissante, démunie.
Mais contrairement à la plupart des Israéliens, elle est journaliste et collaboratrice de longue date du quotidien Haaretz, ce qui lui assure un exutoire pour ses peurs et ses colères.
Quelques jours plus tard, elle était à bord d’un avion à destination d’Israël, où elle allait passer les quatre mois suivants à interviewer des survivants, des secouristes et des témoins oculaires des attaques. Le résultat est « 10/7: 100 Human Stories [NDLT : 10/7 : 100 histoires humaines] », un ouvrage qui témoigne de ce qui est sans doute le jour le plus éprouvant de l’histoire d’Israël à travers une galerie de portraits intimistes de quelques-uns des 1 200 morts et 251 otages.
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« J’étais encore submergée par mon propre chagrin et aussi le choc, avec ce sentiment profond chevillé au corps que je devais faire quelque chose », explique Yaron, 30 ans, dans une interview cette semaine. « Tout cela a été très traumatisant : je le ressens aujourd’hui peut-être plus encore qu’au moment de l’écriture de ce livre. Mais j’avais une mission, je savais ce que je devais faire, et je me concentrais là-dessus. Le livre m’a aidée à faire face à mon chagrin et à mon désespoir. »
« 10/7 : 100 Human Stories » s’ajoute à la liste des reportages et témoignages quasi « instantanés » sur le pogrom, à l’instar du film documentaire « Supernova – The Music Festival Massacre », que l’on pourra bientôt voir sur Paramount+, de « We Will Dance Again », également sur le festival trance de Reim, d’une exposition itinérante sur la rave, « The Nova Exhibition », qui a voyagé d’Israël à New York et maintenant Los Angeles et enfin d’une pièce de théâtre, « October 7 : In Their Own Words », adossée à des témoignages directs.
Jeudi, Yaron a participé à un panel en ligne parrainé par la Jewish Telegraphic Agency et la Bibliothèque nationale d’Israël, avec Amir Tibon, le journaliste de Haaretz dont le récent livre, « The Gates of Gaza [NDLT : Les portes de Gaza] », parle de son sauvetage au kibboutz Nahal Oz, le 7 octobre, par son père, le major-général Noam Tibon.
« 10/7 » est le récit le plus complet de cette journée, un reflet de la diversité des victimes et survivants et, par extension, d’Israël. On y lit l’histoire de réfugiés juifs qui ont fui la guerre en Ukraine et de Juifs mizrahi qui ont fui leur pays pour venir en Israël dans les années 1950. Le Hamas n’a pas fait pas de distinguo entre les kibboutzniks de gauche, les enfants heureux ou les partisans de droite du Premier ministre Benjamin Netanyahu. Ils n’ont pas non plus épargné les Bédouins, les travailleurs migrants thaïlandais et népalais, les Arabes chrétiens et musulmans qui, écrit-elle, « ont eu le culot de vivre parmi les Juifs et d’être leurs concitoyens ».
Souvent, à l’occasion de ses recherches, une histoire en a entraîné une autre, véritable chaîne humaine faite de familles, amis et voisins morts aux mains des terroristes ou qui, au contraire, ont survécu, retranchés dans des pièces sécurisées ou tout simplement dans des endroits ignorés des hommes armés.
Yaron, qui vit entre New York et Israël, est journaliste à Haaretz depuis près d’une dizaine d’années, spécialiste des personnes en marge de la société israélienne : les demandeurs d’asile, la communauté LGBT, les victimes de violences sexuelles et les pauvres. Dans toutes ces histoires, dit-elle, j’essaie de donner un aperçu de la situation de « bas en haut ».
« Nous avons été inondés d’informations sur Israël et la Palestine, mais c’est la parole des politiciens, du gouvernement israélien, du Hamas – les gens à l’origine de ce conflit, pas les gens qui en souffrent », poursuit-elle.
Dans une postface à « 10/7 », le mari de Yaron, le romancier Joshua Cohen, lauréat du prix Pulitzer, compare son ouvrage aux yizker-bikher – livres commémoratifs – écrits par des rescapés de la Shoah pour témoigner de l’histoire des communautés juives détruites par les nazis – une démarche, écrit Cohen, « pour sortir ces morts, du moins certains d’entre eux, de l’anonymat numérique et les mettre à l’abri de la récupération politique ».
Yaron accepte la comparaison, mais avec une mise en garde. Les rescapés ont fait ces livres commémoratifs pour que « les gens ne nient pas ces crimes et qu’il reste des témoignages de cette histoire », souligne-t-elle. « La grande différence, ici, c’est que le Hamas a sciemment laissé des preuves. Ils ne tentent pas de nier les faits. »
Elle voit également son livre comme un correctif à l’intention de ceux qui tentent de récupérer la tragédie, quel que soit leur bord politique.
Le livre est dédié à Gal Eizenkot – fils de l’ancien membre du cabinet et chef de l’armée israélienne Gadi Eizenkot –, tué en décembre dans le nord de Gaza lors d’une opération qui a permis de récupérer le corps de deux otages.
« C’était un très bon ami d’enfance », confie Yaron, qui est née à Tel Aviv. « Le plus difficile, après avoir reçu le message que Gal était mort, a été de voir comment sa mort a été politisée et récupérée par tant de politiciens aux programmes radicalement différents, faisant de lui une sorte de symbole sans un mot sur qui il était, son humanité, sa personnalité, ce qui faisait que Gal était Gal. »
« Je pense que c’est la différence entre les reportages que je fais et la plupart des reportages que nous lisons : je fais en sorte de faire revivre les gens, de garder vivante leur humanité et ce qu’ils étaient », ajoute-t-elle.
Dans ce qu’elle écrit, le sens de l’humanité s’étend aux Israéliens de tous horizons religieux et politiques, avec de la déception de toutes parts.
Elle s’est entretenue avec des survivants du 7 octobre consternés et furieux et qui, souvent, se sont radicalisés à cause de ce que le Hamas a fait et de ce qu’il représente, mais qui se sentent aussi trahis par une armée et un gouvernement qui ne les ont pas protégés.
« Lorsque cette barrière a été brisée, le 7 octobre, pour beaucoup d’Israéliens, c’est notre sentiment de sécurité qui a volé en éclats », analyse Yaron. Pour ses parents et grands-parents – roumains du côté de son père, portugais et turcs du côté de sa mère – Israël était synonyme de sécurité.
Yaron est triste de voir que des Israéliens – 40 000 sinon plus – ont quitté le pays depuis le 7 octobre et n’ont pas le projet d’y revenir dans l’immédiat.
« Ils disent tous : « Nous ne faisons plus confiance à Israël pour protéger nos enfants. Nous ne voulons pas vivre avec cette angoisse que l’armée ne soit pas là pour nous protéger, alors que nous payons des impôts incroyablement élevés », explique Yaron.
Yaron craint-elle que les livres et films consacrés aux horreurs du 7 octobre contribuent à cette déception voire à l’endurcissement des lecteurs et spectateurs à la souffrance des Palestiniens et aux possibilités de paix ?
« J’ai écrit à propos de la situation atroce à Gaza en introduction de ce livre. Il est effroyable que tant d’innocents étrangers aux crimes du Hamas aient payé le prix le plus élevé : la mort, la faim, la maladie. La majeure partie de Gaza est détruite », dit-elle. « Mais avant tout, je parle des Israéliens, par respect mais aussi parce que mon propos n’est pas de raconter ce que vivent les Palestiniens. J’attends que mes collègues palestiniens fassent ce travail important et racontent l’histoire des Palestiniens. »
Yaron n’abandonne pas l’espoir qu’Israël et ses voisins puissent un jour vivre en paix. Dans le livre, elle raconte l’histoire de Maoz Inon, originaire du moshav Netiv HaAsara à la frontière avec Gaza, qui dirige une entreprise hôtelière qui promeut la coexistence judéo-arabe.
Le 6 octobre, ses parents, Yakovi et Bilha, sont rentrés au moshav après un dîner du vendredi soir avec leurs cinq enfants et 11 petits-enfants à Tel Aviv. Ils ont été tués le lendemain par une grenade tirée par le Hamas sur leur maison.
Inon, qui après l’attaque a organisé une manifestation devant la Knesset qui s’est transformée en camp de protestation, a dit à Yaron que ses parents auraient voulu qu’il « pardonne, pas qu’il se venge ».
« Il est temps pour les Israéliens et Palestiniens d’entendre l’histoire et la douleur de l’autre, de s’unir pour s’opposer à leur classe politique et de plaider pour la paix », dit-il.
Yaron est conscient que nombre d’écrivains juifs ont été mis de côté par des militants pro-palestiniens qui ne font pas le distinguo entre faucons nationalistes et Israéliens libéraux favorables à la coexistence avec les Palestiniens.
En pleine promotion de son livre, elle se méfie des extrémistes des deux bords, y compris des Palestiniens et des Juifs favorables à une solution à un État excluant l’autre partie.
« J’ai rencontré des gens scandant ‘De la rivière à la mer’ en Cisjordanie – c’était des extrémistes juifs – et à l’Université Columbia – des gens de gauche – », dit-elle.
« Pour moi, la justice est affaire de compromis. J’aimerais pouvoir revenir sur des erreurs commises par le sionisme des premiers temps, mais il est impossible de changer le passé. Nous ne pouvons penser qu’à l’avenir et nous battre pour lui. J’aimerais que ces [activistes pro-palestiniens] se battent aux côtés de la gauche israélienne avec les gens qui essaient de promouvoir une solution et une vie pacifique pour l’ensemble des parties. »
En tant que sioniste libérale, Yaron affirme : « Je me sens seule en Israël, et je me sens seule ici. J’espère vraiment que ceux que je connais et qui veulent la justice vont apprendre à faire le distinguo entre les peuples et les gouvernements et comprendre que ce ne sont pas les peuples auxquels il faut faire des reproches. J’espère que ce livre sera traduit en arabe et que ce sera un premier pas vers la reconnaissance de l’humanité. »
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10/7: 100 Human Stories, par Lee Yaron.
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