Comment des gangsters juifs ont promu le jazz au détriment des artistes afro-américains
Dans son récent ouvrage, TJ English évoque le côté sombre de l’industrie musicale, montrant comment les mafieux juifs ont lutté contre la ségrégation mais exploité les artistes
« Circonstances du décès : le jazz », titrait l’Associated Press suite à l’assassinat d’Irving Levy, le 26 janvier 1959, à Birdland, dans l’Etat de New York.
Levy était directeur d’un célèbre club de jazz, situé près de la Mecque musicale en plein essor de la 52e Rue. Son frère, Mo Levy, en était le propriétaire.
Les frères Levy, élevés dans une famille juive en grande difficulté, auront fini par diriger l’un des clubs de jazz les plus en vue de tout le pays, dont le nom évoque celui de l’une des plus grandes stars du genre, Charlie « Bird » Parker.
En cette nuit fatidique, le Birdland fait salle comble et accueille 500 personnes.
Irving Levy se querelle avec un homme qu’il dit être un proxénète accompagné d’une prostituée. L’homme le poignarde mortellement, et il se vide de son sang alors que le Urbie Green Big Band continue à jouer.
Cette scène est le point de départ du nouveau livre qui revisite une histoire complexe, Dangerous Rhythms: Jazz and the Underworld, [NDLT : Rythmes dangereux : Le jazz et les bas-fonds] du spécialiste du polar, T.J. English.
« J’avais entendu parler de l’influence du crime organisé dans le jazz », explique English au Times of Israel. « Je savais que c’était un sujet pour moi. »
Le livre raconte une histoire complexe faite de racisme et d’immigrés, de stars du jazz – la plupart afro-américaines – telles que Parker, Louis Armstrong, Duke Ellington ou Billie Holiday, adulés sur scène mais en butte à la discrimination raciale, et de mafieux juifs ou d’origine italienne et irlandaise, à la tête des clubs de jazz.
L’auteur, grand fan de jazz, a ajouté quelques bonus à son ouvrage. Il a créé sa propre liste sur l’application musicale Spotify et le lancement du livre a eu lieu dans les locaux mêmes du Birdland, qui a changé de propriétaire. Il y a même eu un concert, d’un groupe qu’English a créé – les Dangerous Rhythms All-Stars – composé de musiciens de latin jazz originaires de sa ville natale, New York.
« J’adore le latin jazz », confie English, citant des artistes légendaires tels que Machito, Mario Bauzá, Bebo Valdés et son fils Chucho Valdés. « C’est pour moi la forme de jazz la plus réjouissante.
Le succès des All-Stars est tel qu’English est devenu leur manager, en plus de sa carrière littéraire.
Selon English, se produire dans des clubs de jazz mafieux présentait des avantages pour les musiciens. En effet, ces propriétaires sans foi ni loi protégeaient avec une rare efficacité les musiciens afro-américains des violences raciales, courantes à cette époque.
Les profits illégaux, y compris pendant la prohibition, ont permis de financer des orchestres de jazz toujours plus importants et libéré les musiciens de l’obligation immédiate d’être rentables.
Les quelques stars du jazz blanc présentées dans le livre avaient parfois d’autres motivations : c’est le cas de Frank Sinatra, qui aurait utilisé ses liens avec la mafia pour s’extirper d’un contrat avec le chef d’orchestre Tommy Dorsey, qui aurait inspiré Mario Puzo lors de l’écriture du « Parrain ».
Faire affaire avec la mafia présentait pourtant de nombreux inconvénients pour les musiciens afro-américains. Des clubs célèbres, comme le Cotton Club ou le Plantation Club perpétuaient dans leur nom-même l’avant-guerre esclavagiste du Sud américain, et les lois Jim Crow [NDLT : Lois imposant la ségrégation raciale aux Etats-Unis de 1877 à 1964] s’imposaient, même à Harlem, où, au Cotton Club, Duke Ellington a créé les morceaux jazz préférées de l’auteur devant un public ségrégué.
Dans ce récit, les Juifs apparaissent notamment sous les traits de Joe Glaser, qui fut longtemps manager d’Armstrong. English décrit leur relation comme un élément clé du livre.
Juif ashkénaze, Glaser commence à représenter les intérêts d’Armstrong dès leur rencontre à Chicago. Glaser y dirigeait alors le Sunset Club, en partenariat discret avec Al Capone. Lorsque Glaser présente Armstrong comme « le plus grand trompettiste du monde », Capone donne l’ordre de le faire abattre par un homme de main. C’est un échec. Glaser est inculpé à deux reprises de viol, à la fin des années 1920, et de nombreux musiciens de jazz avec lesquels il a travaillé, y compris Armstrong et Mary Lou Williams, en viennent à regretter d’avoir travaillé avec lui.
El Judío Maravilloso
On compte également parmi les gangsters juifs liés au milieu du jazz des noms célèbres du crime organisé, comme Arnold Rothstein ou Meyer Lansky.
Rothstein est « une figure légendaire de l’histoire du jazz », affirme English.
« Ce qui est étonnant chez Rothstein, c’est qu’il est un enfant de la classe moyenne, pas du tout un petit voyou. Il n’a jamais été arrêté ou poursuivi pour aucun crime. »
Il fait fortune dans le commerce illicite d’alcool et le jeu pendant la prohibition, période durant laquelle « le jazz et la pègre ne font presque qu’un », explique English, parlant « du point le plus haut de leur relation ».
Rothstein emploie ses fonds illicites pour financer le développement du jazz et les spectacles de Broadway. Prématurément disparu dans une fusillade en 1928, il n’aura pas vécu suffisamment longtemps pour voir sa dernière production – « Hot Chocolates », un spectacle entièrement afro-américain sur une musique de Fats Waller, dans lequel Armstrong interprète le morceau « Ain’t Misbehavin ». Lansky reste très influencé par Rothstein, bien après la fin de la prohibition en 1933.
« Je pense que Meyer Lansky a beaucoup appris de Rothstein », confie English. « Toujours se présenter comme un homme d’affaires légitime, ne jamais s’impliquer dans la violence de l’entreprise. »
Des dizaines d’années plus tard, Lansky devient une figure importante du milieu, sur fond d’ambitions croissantes de la mafia, occupée à opérer des casinos dans le Cuba pré-Castriste. Son implication dans cette entreprise est relatée dans un autre livre en anglais, Havana Nocturne. L’un de ses chapitres s’intitule « El Judío Maravilloso », surnom espagnol donné à Lansky à Cuba, que l’on peut traduire par « Le Juif merveilleux ».
Depuis La Havane, sa base, Lansky joue un rôle déterminant, bien qu’involontaire, dans la promotion du latin jazz.
« C’est quelque peu ironique », estime English. Ce n’était pas un gars qui trainait dans les clubs. Ce n’était pas son style. Mais son succès commercial a servi de passerelle aux influences latines qui devaient bientôt enrichir le jazz. »
« Cela s’est répercuté jusqu’aux États-Unis. Le latin jazz est devenu très populaire dans les années 1940- 1950. C’était un grand moment, de nouveaux rythmes venaient enrichir le jazz. Tout ceci est encore perceptible aujourd’hui », confie-t-il.
Lansky a une préférence pour la musique plus lente et plus formelle du danzón de La Havane, ce qui n’empêche pas English de lui accorder une attention toute particulière.
« Parfois, on me demande qui est le gars le plus dur sur lequel j’ai jamais écrit ? » dit-il. « Je réponds invariablement Meyer Lansky. »
« Il n’était pas violent par nature », précise English, « c’est plutôt sa capacité à circuler, faire des affaires avec les personnes les plus dures du monde – comme Rothstein [lui-même l’avait fait] – qui en fait un vrai dur à cuire. »
Le club le plus mafieux de l’histoire
L’histoire du club Birdland, de Mo Levy, mérite également qu’on s’y arrête.
Birdland, écrit English, était « sans doute le club le plus mafieux de toute l’histoire, avec un propriétaire – Mo Levy – qui a établi des pratiques commerciales mafieuses propres à brouiller la frontière entre gangsters et hommes d’affaires ».
« Il n’était pas mafieux lui-même, car il était juif », explique English au Times of Israel. « Il n’était pas autorisé à faire partie de la mafia. Mais il avait une relation étroite avec les chefs de la mafia. Il semblait les admirer. Disons que Mo Levy éprouvait une certaine fascination pour le côté obscur. »
Les gangsters ont leur place attitrée à Birdland, et notamment les célèbres Genovese. Au moment où Levy se lance dans la création de son label, Roulette Records, et signe des contrats avec les plus grands noms du jazz, comme Count Basie, il partage son bureau avec des mafieux.
Levy devient une figure respectée, fier président du United Jewish Appeal pendant une dizaine d’années.
Alors que s’amorce le déclin du jazz, dans les années 1960, 70 et 80, il cherche des moyens douteux d’en tirer profit. En 1976, il sort l’album de Betty Carter « Now It’s My Turn », qui ne crédite pas l’artiste pour trois chansons originales et contient des enregistrements live obtenus illégalement.
« C’est le côté obscur de Mo Levy », explique English. « Il a fini par nuire à ses artistes. Il était connu pour cela. Il leur donnait l’occasion de se produire dans des clubs et d’obtenir des [contrats] records. Et il finissait par en abuser… C’était sans doute plus fort que lui. »
English se souvient d’avoir lui-même parcouru et écumé les bacs de la chaîne de disquaires Strawberries, qui a appartenu à Levy… Tout du moins avant qu’il ne doive s’en séparer, en même temps que son label, après une ultime combine – qui lui sera fatale – pour s’enrichir dans les années 1980.
Son partenaire est alors Vincent « the Chin » Gigante, mafieux connu pour se déplacer dans les rues de New York en peignoir et pantoufles de manière à pouvoir plaider la folie en cas de procès. Lorsque le FBI s’intéresse à Levy et sa combine, il parvient à faire tomber un homme sous surveillance depuis 1962. Levy ne connaîtra pour autant jamais la prison, puisqu’il décède des suites d’un cancer du côlon en 1990.
C’est à ce moment précis que le regard change sur le monde du jazz, à la faveur d’une prise de conscience sociale généralisée.
L’exploitation des musiciens afro-américains par les propriétaires de clubs et directeurs de maisons de disques – tous blancs – est remise en question.
« On ne regardait plus les gens comme Mo Levy de la même manière », explique English. « Les gens ont commencé à le considérer comme un profiteur, un oppresseur. Le sol s’est littéralement dérobé sous ses pieds. »
Le livre évoque également les difficultés encore plus grandes des femmes dans le milieu du jazz, notamment à travers la carrière incroyablement riche de Mary Lou Williams.
Williams avait subi le harcèlement sexuel dans ce monde éminemment masculin des musiciens de jazz et des gangsters. Elle s’est par la suite convertie au catholicisme et a composé et interprété de la musique jazz pour des messes catholiques.
« J’ai eu l’occasion de raconter son histoire », confie English. « C’est l’une des rares histoires heureuses d’une musicienne de jazz de l’époque. Elle a fini sa vie avec un autre type de jazz, comme elle le dit elle-même, échappant finalement aux hommes durs et à la musique dure de l’industrie du jazz.
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