Derrière le mouvement de protestation des réservistes, une crise plus profonde
Tsahal craint fortement que le refus de servir en raison de la refonte judiciaire ne se propage. De telles menaces ont déjà été proférées, mais cette fois-ci, c'est différent
Dans un contexte loin d’être idéal, le Premier ministre Benjamin Netanyahu s’apprête ce jeudi à s’envoler pour l’Italie.
Selon de nombreux médias israéliens, Netanyahu et son épouse Sara auraient préféré voyager à bord d’un Boeing 777 – un avion moderne, dont les sièges se déplient pour former des lits – plutôt qu’à bord du 737, un appareil qui fait partie de la flotte vieillissante des compagnies aériennes israéliennes.
Mais pour son voyage officiel en Italie, Netanyahu va être contraint d’utiliser un 737.
Pourquoi cela est-il digne d’intérêt ? Ce n’est pas à cause du vol du Premier ministre, ni de ses sièges et de son confort. Ce qui est digne d’intérêt ici, c’est la raison de ce changement.
Ce déplacement a été remis en cause par un débrayage des pilotes qualifiés pour piloter les 777 au sein de la compagnie nationale El Al, qui auraient refusé de transporter le Premier ministre en signe d’opposition à la réforme judiciaire.
Bien que ce soit un détail, il ne s’agirait que de la partie émergée d’un iceberg dont personne ne connaît la taille exacte.
Au cours des deux dernières semaines, un nombre grandissant de réservistes d’importantes unités de Tsahal ont annoncé qu’ils ne serviraient plus – ou qu’ils cesseraient d’accorder plus de temps à l’armée – en signe de protestation contre les projets de refonte du système judiciaire du gouvernement.
Les lettres ont été signées par des réservistes des formations d’élite de l’armée, comme le 69e Escadron, dont les F-15 avaient frappé le réacteur nucléaire syrien en 2007 ; les commandos de l’unité d’élite Shayetet 13 dans la marine et l’unité commando d’élite Shaldag dans l’armée de l’Air, ou encore des soldats du bataillon de reconnaissance de la brigade Golani et des équipages du Corps Blindé Mécanisé.
Les menaces s’étendent, semble-t-il, au-delà de l’armée et touchent des entreprises civiles comme El Al (dont de nombreux pilotes sont d’anciens membres de l’armée de l’Air et continuent de voler en tant que réservistes) et même l’agence de renseignement du Mossad.
Il s’agit d’une vague de refus soudains de servir qui semble emboîter le pas au modèle général qui caractérise les manifestations contre la réforme du système judiciaire du gouvernement : sans leader, de bas en haut, difficile à prévoir, à contrôler ou à négocier.
Le chef d’état-major de Tsahal, le général Herzi Halevi, a rencontré les réservistes et les hauts gradés cette semaine pour tenter d’enrayer un phénomène que l’armée craint de voir rapidement se transformer en un mouvement de masse qui pourrait nuire à l’état de préparation au combat de l’armée.
« Il s’agit d’une véritable menace pour la sécurité d’Israël », a averti mardi le ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui s’est engagé à lutter contre ce phénomène.
Une droite dédaigneuse
La réaction de la sphère politique a été moins prudente. De nombreux députés et partisans du Likud – parmi les plus belliqueux – ont déclaré que les réfractaires étaient faibles et déloyaux.
« Les pilotes ‘sous conditions’ ne sont pas des patriotes. Pas le sel de la terre. Pas des sionistes. Pas les meilleurs de nos hommes. Pas des gens merveilleux. Pas le ‘peuple d’Israël' », a écrit la ministre de la Diplomatie publique, Galit Distel Atbaryan (Likud), dans un tweet vu par plus de 330 000 internautes. Ce sont des « faibles qui n’ont plus leur place » et « je méprise chacun d’entre eux ».
Le célèbre animateur radio pro-Netanyahu, Yaakov Bardugo, s’est montré encore plus véhément, qualifiant les réfractaires de « pus ».
Des commentateurs de droite plus mesurés, y compris Netanyahu lui-même, les ont critiqués en affirmant qu’aucun refus de masse similaire n’était apparu lorsque la droite s’était sentie attaquée, comme lors du retrait israélien de la Bande de Gaza en 2005.
Ce qui n’est pas tout à fait vrai, comme le révèle n’importe quelle recherche Google sur les titres des journaux israéliens de l’époque. Les appels à refuser le service militaire étaient très répandus à droite avant le retrait, avec notamment les campagnes publiques qui avaient été menées par nul autre que l’actuel ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir. Une pétition de soldats contre le service militaire avait recueilli, semble-t-il, plus de 10 000 signatures.
Pas plus tard qu’en 2017, l’actuel ministre des Finances, Betzalel Smotrich, avait publié une tribune sur le site web religieux-sioniste Srugim qui appelait les jeunes juifs religieux à refuser de s’enrôler dans Tsahal jusqu’à ce que l’armée cesse d’essayer d’offrir aux femmes de nouveaux rôles dans les unités de combat. Le titre de l’article était : « Sauver Tsahal en refusant de s’enrôler ».
Pourtant, de tous bords, il y a ce sentiment que cette fois-ci, les choses sont différentes. Dans le passé, le refus était motivé par la volonté de protester contre une politique bien spécifique. À chaque fois, l’armée était parvenue à éviter les refus massifs en prenant des mesures de bon sens. Lors du désengagement, par exemple, l’armée avait discrètement permis aux soldats qui se sentaient incapables d’exécuter les ordres d’évacuation d’être affectés ailleurs pendant les deux semaines de l’opération de retrait.
Si les réservistes ont expliqué leur action par leur opposition aux réformes judiciaires, il semble que quelque chose de plus profond soit en train de se produire. Et cela inquiète l’armée.
Sur les 40 réservistes du 69e Escadron, 37 – qui pilotent les premiers bombardiers lourds de l’armée – ont signé une lettre de refus. Chaque jour semble donner lieu à une nouvelle lettre d’une autre unité, et chaque lettre semble offrir une interprétation nouvelle et plus stricte des raisons de ce mouvement sourd de protestation.
Combien de temps faudra-t-il avant que les Israéliens de gauche refusent de servir en Cisjordanie et que ceux de droite refusent d’évacuer des avant-postes illégaux ou de participer à une opération de sauvetage dans une ville arabe ?
Une lettre d’anciens combattants de l’unité de reconnaissance d’élite de la brigade Golani, publiée mardi matin, s’insurge contre ceux qui « se font passer pour nos frères » mais qui se comportent comme « des frères opportunistes, paresseux ; qui nous envoient, nous ou nos enfants, payer des impôts, combattre, être blessés et mourir pour eux et à leur place ».
Et les hauts gradés de l’armée s’interrogent : combien de temps faudra-t-il attendre avant que les protestations ne se transforment en un changement de paradigme plus large, avant que le refus de servir ne soit normalisé ? Combien de temps faudra-t-il avant que les Israéliens de gauche refusent de servir en Cisjordanie et que ceux de droite refusent d’évacuer des avant-postes illégaux ou de participer à une opération de sauvetage dans une ville arabe ?
Alors que le nombre de réservistes ayant annoncé publiquement qu’ils ne serviraient plus ou qu’ils ne se porteraient plus volontaires n’est encore que de quelques centaines, voire de quelques milliers, combien d’autres envisagent donc de le faire ?
Mais pourquoi ?
Il est difficile de faire comprendre aux non-initiés ce que le service de réserve de Tsahal signifie pour les réservistes. Chaque année ou presque, ils quittent leur maison et leur foyer pour une base militaire poussiéreuse dont les bâtiments sont généralement étouffants en été, et glacés en hiver. Leurs conjoints et leurs enfants éprouvent souvent du ressentiment lorsqu’ils s’efforcent de faire face à l’absence d’un parent. Ces difficultés n’entachent pourtant pas l’enthousiasme des réservistes, qui attendent toujours avec impatience l’occasion qui leur est offerte. Ils apprécient cette rupture avec leur vie quotidienne, la camaraderie des amis qui vieillissent ensemble et la dignité d’accomplir une tâche à la fois difficile et célébrée par la communauté et par la culture du pays.
Ceux qui se portent volontaires pour le service de réserve ne l’abandonneraient pas sur un simple coup de tête et ils ne menaceraient pas de le faire – sauf en cas d’anxiété et de douleur profondes.
D’une certaine manière, plus les excoriations à l’encontre des réservistes sont fortes, plus la perplexité semble grande.
Dans un moment de frustration, Distel Atbaryan a suggéré que tout cela n’était qu’un grand malentendu. « Ils ont imaginé qu’il y avait un monstre sous le lit », a-t-elle déploré, « et ils démolissent maintenant l’État à cause de cette invention ».
La confusion et la peur remplacent peu à peu le rejet initial, car beaucoup semblent conclure que le phénomène actuel est beaucoup plus important que ce qui a pu précédemment se passer.
Le 26 février, le ministre du Tourisme, Miki Zohar (Likud), a estimé que les manifestations « avaient été organisées par une petite minorité haineuse et bruyante qui veut nous empêcher de tenir nos promesses envers le public ».
Mais le 7 mars, en réponse aux lettres des réservistes, Miki Zohar a changé de ton. « Nous sommes des frères », a-t-il écrit sur Twitter. « Ceux qui ne sont pas d’accord avec la réforme et qui s’y opposent ne sont pas des ennemis, que Dieu nous en préserve. Ils ont le droit de penser différemment, c’est leur droit… Nous sommes tous frères. Nous devons éteindre l’incendie. »
Ses propos ont été relayés par une soudaine vague de soutien à l’unité de la part de députés du Likud qui n’ont pas été réélus depuis longtemps.
« Nous sommes des frères », a ainsi déclaré lundi le ministre de l’Éducation, et ancien pilote de chasse, Yoav Kisch.
« Les réservistes sont le sel de la terre, les meilleurs de nos hommes, ceux dont les efforts permettent à l’État d’Israël d’exister », a écrit sur Twitter le ministre de l’Économie Nir Barkat mardi, dans un affront direct envers Distel Atbaryan. « Une prise de position contre les réservistes qui risquent leur vie et se sacrifient grandement pour la sécurité d’Israël n’a pas sa place ici… Nous devons nous rappeler que nous n’avons pas d’autre armée. »
Ce changement n’est pas le fruit d’un soudain assouplissement du positionnement du Likud – la réforme avançant à une vitesse vertigineuse à la Knesset – mais l’expression de la crainte que quelque chose de bien plus important qu’un simple mouvement de protestation ne se produise.
La tribu
Depuis près d’une génération, l’argument de base de la droite israélienne concernant la société israélienne est simple : une classe supérieure ashkénaze élitiste et raciste a systématiquement opprimé et marginalisé la classe inférieure des séfarades afin de préserver ses propres privilèges et son pouvoir.
C’est l’idée maîtresse de la droite, une accusation portée contre l’autre moitié du pays qui a fini par façonner le langage et la pensée de la droite. Des livres à succès comme Mobiles et Immobiles de Gadi Taub, La lutte des élites contre la démocratie israélienne et Second Israël – Douces nouvelles, oppression amère d’Avishaï Ben Haïm dépeignent une élite ashkénaze oppressive en lutte perpétuelle avec une population séfarade plus enracinée, plus authentique (et, sans grande surprise, votant largement pour le Likud).
Le centre-gauche laïc israélien se considérait autrefois non pas comme un migzar, une tribu, un secteur ou une communauté, mais comme l’Israël fondamental, l’Israël au sein duquel d’autres tribus existaient.
Mais après vingt années passées à être accusé « d’oppression », de jouir de « privilèges » indus ; après vingt années à s’entendre dire qu’elle constitue une « hégémonie », la population visée semble dorénavant très lasse – et commence à intérioriser l’idée qu’elle pourrait bien se transformer en migzar à part entière.
Ce changement est lourd de conséquences. Se définir comme une petite communauté distincte au sein d’un ensemble plus vaste plutôt que comme l’ensemble lui-même modifie radicalement le sentiment de responsabilité à l’égard de la société dans son ensemble.
La communauté ultra-orthodoxe, par exemple, ne se perçoit généralement pas comme responsable du pays, et ses membres peuvent donc éviter le service militaire ou l’obtention d’un emploi rémunéré, confiants dans la certitude que d’autres financeront les hôpitaux, construiront les routes et prendront la responsabilité du bien-être de leur communauté à leur place.
Il s’agit évidemment d’accusations générales qui ne tiennent pas compte d’un grand nombre de personnes, notamment des haredim qui sont de plus en plus nombreux à entrer dans le secteur de la high-tech. Mais l’essentiel est là, même si les détails sont complexes : l’attaque culturelle et idéologique de la droite contre la légitimité de la partie laïque ashkénaze d’Israël, combinée à la marginalisation politique du centre-gauche au cours des cinq derniers cycles électoraux, commence à amener le centre-gauche à s’interroger sur sa responsabilité à l’égard du reste du pays.
Et c’est un problème. Ce migzar constitue l’écrasante majorité des 11 % de la main-d’œuvre israélienne employée dans la high-tech, et il est toujours surreprésenté dans les unités les plus stratégiques de l’armée, telles que les pilotes de l’armée de l’Air, les commandos d’élite et les officiers du renseignement cybernétique et électromagnétique. C’est la partie du pays dont les hauts impôts sur les sociétés et sur le revenu financent les énormes systèmes de santé et de protection sociale qui soutiennent une grande partie du reste de la population. C’est une réalité qui ne peut pas être effacée à coups de slogan politique.
Ceux qui protestent aujourd’hui contre la réforme du système judiciaire souhaitent de plus en plus que l’on reconsidère ce rôle et les sacrifices qu’il implique.
Les appels à la scission en « deux États pour un seul peuple » – la « Judée religieuse » et « l’Israël libéral » – se multiplient, y compris dans les grands médias
Tout cela ne s’arrête pas à l’armée. Alors que la plupart des observateurs se sont concentrés cette semaine sur les réservistes, les journaux économiques ont remarqué qu’une lettre circulait parmi les PDG du secteur de la high-tech pour recueillir des signatures en faveur d’un appel aux employés des nouvelles technologies pour qu’ils commencent à refuser de payer l’impôt sur le revenu.
Les appels à la scission en « deux États pour un seul peuple » – la « Judée religieuse » et « l’Israël libéral » – se multiplient, y compris dans les médias grand public.
Le mécontentement ne porte pas seulement sur le service militaire ou sur la réforme du système judiciaire, mais aussi sur le sentiment d’appartenance. Ce sentiment d’appartenance tant raillé dans la critique de droite des élites ashkénazes est à l’origine de la volonté de servir davantage, de se sacrifier davantage et de payer davantage pour soutenir l’ensemble.
Lundi, le ministre des Communications, Shlomo Karhi, a rejeté la nouvelle revendication du statut de victime exprimé dans le refus des réservistes. Il les a qualifiés « d’hégémoniques et, à leurs propres yeux, de dirigeants ».
Un temps révolu, a-t-il ajouté. « Le peuple d’Israël se débrouillera très bien sans vous et vous irez en enfer », a-t-il écrit.
Ses propos ont enflammé le Twitter israélien. Le tweet a été vu un million de fois en un jour et demi.
La rage de Karhi est compréhensible. Ces dernières années, la droite a fondé une grande partie de sa mobilisation politique sur le sentiment d’être la victime d’une élite oppressive. Regarder maintenant le centre-gauche commencer à construire sa propre version de ce récit, c’est assister à une tentative de priver son propre récit de sa primauté morale.
Difficile de dire jusqu’à quel point le mouvement des réservistes va s’étendre ni jusqu’où il ira. Mais il devient clair que Karhi a saisi quelque chose d’important dans la vision que le mouvement a de lui-même. La droite a passé dix ans à construire une posture morale supérieure à un « Premier Israël » méprisé. Cette partie d’Israël commence à accepter ce récit et à être d’accord avec Karhi, Ben Haïm, et Taub, entre autres. Le sacrifice est fonction de l’appartenance. Et s’ils n’y appartiennent plus, pourquoi diable l’Israël que Karhi prétend représenter ne serait-il pas autorisé à se passer d’eux ?
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