En Irak, des irréductibles tentent de préserver le syriaque
Forte de plus de 1,5 million de personnes en 2003 --soit 6% de la population avant l'invasion américaine de l'Irak-- la communauté chrétienne s'est réduite à quelque 400 000 âmes
Chez eux ou à l’école, les chrétiens d’Irak ont pratiqué au quotidien différents dialectes syriaques des siècles durant. Entre conflits et exils, la communauté s’est dispersée, mais quelques irréductibles tentent de préserver cette langue millénaire.
Quand Mariam Albert présente le journal sur Al-Syriania, nouvelle chaîne du groupe audiovisuel public Al-Iraqiya, elle s’exprime dans un syriaque « académique », la langue-mère dont sont issus les dialectes vernaculaires des communautés chaldéenne, assyrienne ou syriaque, qui varient parfois d’un village à un autre.
« C’est important d’avoir une télévision qui nous représente », souligne la présentatrice de 35 ans.
Cinéma, peinture, histoire: certains programmes sont diffusés en dialectal. Mais pour l’actualité politique, « nous parlons en Syriaque classique. Il est possible que beaucoup de chrétiens ne comprennent pas ce langage soutenu », reconnaît Mme Albert.
« Nous l’utilisons chez nous, mais je sens que cette langue disparaît progressivement », déplore-t-elle.
Forte de plus de 1,5 million de personnes en 2003 –soit 6% de la population avant l’invasion américaine de l’Irak– la communauté chrétienne s’est réduite comme peau de chagrin à quelque 400 000 âmes. Beaucoup ont fui les violences qui ont ensanglanté leur pays.
Dans le nord de l’Irak, haut lieu du christianisme, des villages entiers ont fui, avec l’arrivée des jihadistes de l’Etat islamique (EI) en 2014. Certaines familles trouvant refuge au Kurdistan d’Irak autonome, d’autres en Europe ou au Canada.
« Mise de côté »
Officiellement lancée en avril, Al-Syriania compte une quarantaine d’employés, dont dix présentateurs, cinq hommes et cinq femmes.
L’objectif est de « préserver la langue » en présentant « des divertissements en syriaque », explique à l’AFP Jack Anwia, son directeur.
« Il fut un jour où le syriaque était la langue du Moyen-Orient, le gouvernement doit la préserver », souligne M. Anwia. « La beauté de l’Irak, c’est cette diversité culturelle et religieuse. »
Pratiquée depuis deux millénaires par les églises d’Irak, du nord de la Syrie ou du sud de la Turquie, la langue est « quelque peu mise de côté », admet Kawthar Najib Askar.
Mais « on ne peut pas parler de langue morte, il y a encore des locuteurs qui en pratiquent différents dialectes », nuance le directeur du département syriaque à l’université publique Salaheddine d’Erbil, capitale du Kurdistan autonome.
Son département compte 40 étudiants. Une autre université à Bagdad offre une formation similaire.
La langue est aussi enseignée dans environ 265 écoles en Irak fédéral et au Kurdistan, selon Imad Salem Jajjo, directeur général de l’enseignement du syriaque au ministère de l’Education.
Si les premières écrits en syriaque datent du premier ou deuxième siècle avant notre ère, « la langue connaît son apogée entre le Ve et le VIIe siècle », rappelle M. Askar.
A l’époque c’était une langue profane, utilisée dans les administrations, en littérature, en sciences. Avec l’arabisation progressive des populations, le syriaque a entamé son déclin dès le XIe siècle.
Aujourd’hui, « l’émigration » met la langue en péril, reconnaît l’universitaire. Quand les familles s’installent à l’étranger, la première ou la deuxième génération continuent à pratiquer le syriaque, mais rarement la troisième.
« Notre histoire, notre langue »
A l’été 2014, dix jours avant l’arrivée de l’EI, l’archevêque chaldéen de Mossoul Michaeel Najeeb quittait la métropole du nord en emportant avec lui un trésor inestimable: des manuscrits syriaques pluricentenaires.
Aujourd’hui 1.700 manuscrits et 1.400 livres sont conservés au Centre numérique des manuscrits orientaux à Erbil, où ils sont en cours de numérisation, après avoir été restaurés, pour « préserver le patrimoine et en garantir la pérennité », explique à l’AFP l’archevêque Michaeel Najeeb.
Certains ouvrages datent du XIe ou XIIe siècle, confie-t-il. Et le centre, ouvert aux chercheurs qui étudient la langue et son histoire, bénéficie d’un soutien de l’Unesco, l’Agence américaine de développement USAID, et l’ordre des Dominicains.
Dans une école publique de la localité chrétienne de Qaraqosh, près de Mossoul, des panneaux pédagogiques en arabe et en syriaque se côtoient sur les murs. Devant leur enseignant Salah Sarkis Bakos, les collégiens sont penchés sur des manuels en syriaque.
Cela fait 18 ans que la langue a été introduite comme option. « Elle représente notre histoire, notre langue originelle au pays des deux fleuves », s’enthousiasme le professeur Bakos.
Lui aussi a fui Qaraqosh quand l’EI débarqué. A son retour, sa bibliothèque était partie en fumée. Elle abritait un millier de livres, la moitié en syriaque.
Malgré son amour pour la langue, difficile de rester optimiste face à « l’indifférence » de la nouvelle génération. « Même les parents nous disent que c’est une langue morte qui ne sert à rien », déplore l’enseignant de 59 ans.