Inégalité/COVID-19: Eva Illouz redoute un choix entre santé et survie économique
Et ce, avec le risque de "créer une sorte d'inégalité non seulement face à la richesse mais face à la vie et à la mort", déplore l'universitaire franco-israélienne
La pandémie de Covid-19 a « détruit » les rites de la mort et appelle à une « éthique de la responsabilité » à l’heure où les gouvernements planchent sur la plus grande opération de déconfinement de l’Histoire, estime la sociologue Eva Illouz dans un entretien à l’AFP.
Considérée comme l’une des intellectuelles les plus influentes du temps présent en Occident, l’universitaire franco-israélienne, connue pour ses ouvrages Sentiments du capitalisme (Seuil) et Happycratie (Premier Parallèle) ou The End of love (Oxford University Press), regarde attentivement les convulsions d’un monde en pleine tempête du coronavirus.
Si certains voient un retour en force de l’Etat social, Eva Illouz voit aussi dans cette crise une « rupture dans la façon dont les gens meurent », explique-t-elle dans un entretien à Jérusalem où elle partage son temps avec Paris.
« Pensez au patient sur un lit d’hôpital : qu’est-ce qu’il voit ? Il n’a pas de contact avec sa famille, il n’est pas accompagné par les gens qui l’aiment, il n’a aucun contact humain dans le sens plein du terme parce que les médecins et les infirmiers sont protégés par un équipement qui ne permet souvent même pas de voir leurs yeux. C’est comme si le malade était soigné par des astronautes et perd tout contact humain pendant les jours où il voit sa mort approcher », analyse la sociologue.
« Les prêtres ou la famille ne peuvent plus se rendre au chevet des mourants et cela représente une fracture abyssale dans la façon de mourir. Ajoutez à cela le fait que la maladie effraie les patients mais qu’elle effraie aussi les médecins et le personnel soignant. D’où le caractère insoutenable de la ‘mort Corona’, une mort qui détruit les structures symboliques fondamentales de la mort », ajoute-t-elle.
Autre transformation rapide : le rapport à l’Etat.
« Personnellement, je n’ai jamais senti la contrainte peser sur moi de façon aussi forte. Jamais l’Etat ne m’a semblé avoir un tel pouvoir de contrainte… On a basculé du jour au lendemain d’un Etat qui nous disait que tout dépendait de nos talents, de notre initiative et endurance, à un Etat qui se place au-dessus des volontés individuelles et qui coordonne toutes les actions des individus. »
« Il est clair aussi que encore une fois ce sera l’Etat qui va sauver le capitalisme de lui-même, comme il l’a fait à plusieurs reprises, en 1929 ou en 2008. Quand comprendrons-nous que le marché ne peut coordonner aucune crise, ne peut pas gérer les crises sociales, et que, en fait il est lui-même source de grandes déchirures sociales ? », s’interroge-t-elle.
La crise, souligne-t-elle, a été « mieux gérée » jusqu’à présent en Allemagne, en Nouvelle-Zélande, à Taïwan, en Islande, en Norvège, au Danemark où des femmes sont au pouvoir. « Il n’y a pas eu de dérive autoritaire » mais des mesures sanitaires vigoureuses, estime-t-elle, ce qui a empêché « la dérive politique ».
Aux Etats-Unis, où le président Donald Trump a nié au début la gravité de la pandémie, des citoyens d’extrême droite ont manifesté contre des mesures de confinement considérées selon eux comme une atteinte à leur liberté individuelle.
« Si le confinement dure trop longtemps la situation peut devenir explosive, si les gens sont privés de leur liberté et de leur revenu, je pense que ça ne va pas être tenable », soutient la sociologue.
Quand déconfiner ? Comment ? Pourquoi ? Là encore la logique économique se heurte à des enjeux de santé publique et aussi à la responsabilité individuelle.
« Pendant le confinement l’Etat assume tout ou presque mais dès que l’on va déconfiner, les individus devront assumer leur responsabilité vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis des autres. Il va vraiment y avoir (besoin) d’une nouvelle éthique de la responsabilité », analyse-t-elle.
« Il va falloir calculer des risques, il va falloir pratiquer la transparence (…) Le type de responsabilité qui est exigé dans la crise actuelle c’est que chacun doit se voir soi-même comme un danger pour les autres. C’est l’inverse de nos catégories éthiques traditionnelles. »
Pour les cols blancs en télétravail ou les plus fortunés, les mesures de distanciation sociale sont plus faciles en théorie à respecter. Mais au fur et à mesure du déconfinement, il y a le risque de « mettre les populations, surtout les classes sociales les plus défavorisées, devant des dilemmes insurmontables puisqu’on va leur demander de choisir entre leur santé et leur survie (économique) ».
Et ce, avec le risque de « créer une sorte d’inégalité non seulement face à la richesse mais face à la vie et à la mort et cela va être intolérable ».