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Analyse

La peur de Moscou en Syrie doit-elle déterminer la politique d’Israël sur l’Ukraine ?

Pendant la Guerre d'usure, les Israéliens avaient tué des dizaines de pilotes soviétiques pour protéger les intérêts sécuritaires du pays ; aujourd'hui, l'État est bien plus timide

Lazar Berman

Lazar Berman est le correspondant diplomatique du Times of Israël

Le président russe Vladimir Poutine s'adresse aux soldats à la base aérienne de Hemeimeem, en Syrie, le 12 décembre 2017. (Mikhaïl Klimentyev/Pool Photo via AP, File)
Le président russe Vladimir Poutine s'adresse aux soldats à la base aérienne de Hemeimeem, en Syrie, le 12 décembre 2017. (Mikhaïl Klimentyev/Pool Photo via AP, File)

Israël est manifestement en décalage avec ses alliés occidentaux en ce qui concerne la guerre opposant l’Ukraine et la Russie.

Si les États-Unis et les autres États de l’OTAN ont fermement condamné le président russe Vladimir Poutine et qu’ils ont fourni des armes meurtrières à l’Ukraine, le Premier ministre Naftali Bennett a soigneusement évité de faire de même, cherchant plutôt à se présenter comme un médiateur potentiel digne de confiance aux yeux des deux parties.

Israël est resté également soigneusement à l’écart des sanctions occidentales imposées aux oligarques russes, même si le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid a promis que l’État juif ne deviendrait jamais « une voie de contournement » qui permettrait aux plus grosses fortunes de la Russie de contourner les mesures punitives qui ont été décidées suite à l’invasion de l’Ukraine.

La politique de Jérusalem a entraîné très rapidement les critiques répétées et amères de l’Ukraine, et même une mise en garde des États-Unis, l’allié le plus proche de l’État juif. « Vous ne voulez tout de même pas devenir le dernier paradis pour l’argent sale qui finance les guerres de Poutine », a déclaré d’un ton réprobateur la sous-secrétaire d’État américaine aux Affaires politiques, Victoria Nuland, en date du 11 mars.

Le désir d’aider le monde à mettre un terme aux combats en assurant un rôle de médiation est une motivation qui peut être assurément défendue facilement pour justifier le positionnement public plutôt marginal qui a été adopté par Israël sur le conflit en cours.

Mais ce n’est sûrement pas la seule motivation.

La principale préoccupation d’Israël, affirment les experts – une inquiétude confirmée par les déclarations directes des responsables eux-mêmes – est le risque posé à la liberté d’action de l’État juif en Syrie.

Le Premier ministre Naftali Bennett, à gauche, rencontre le président russe Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie, le 22 octobre 2021. (Crédit : Kobi Gideon/GPO)

« Israël a, dans les faits, une frontière sécuritaire avec la Syrie », avait dit Lapid alors que la guerre entrait dans son cinquième jour. « La Russie est la puissance militaire la plus significative en Syrie et notre mécanisme de coopération avec les Russes nous aide et nous soutient dans notre bataille déterminée contre les tentatives d’ancrage de l’Iran à notre frontière. »

Cette politique – qui place les intérêts sécuritaires d’Israël avant toute autre préoccupation – est soutenue par tout un éventail de hauts-responsables sécuritaires au sein de l’État juif.

« Si d’ici deux ans, nous subissons un barrage de roquettes de haute précision fournies par l’Iran qui tueront nos citoyens parce que cette latitude d’action en Syrie nous a été ôtée et qu’il nous a donc été impossible d’empêcher une telle attaque, la question qui se pose est aussi d’ordre moral », commente Eran Lerman, vice-président de l’Institut de stratégie et de sécurité de Jérusalem et ancien conseiller au Conseil de sécurité nationale.

« La politique de prudence pour laquelle ce gouvernement a opté, et en particulier le Premier ministre, est d’une importance extrême s’agissant des intérêts de la nation », convient Amos Gilad, ancien responsable des services de renseignement militaire.

Et pourtant, même si la Russie est un acteur mondial puissant et que Moscou domine également le terrain en Syrie, l’approche non conflictuelle – voire de soumission – n’est pas la seule option d’approche à disposition d’Israël. En fait, elle va à l’encontre de la politique bien plus agressive qui avait été adoptée par Jérusalem à l’époque de la Guerre froide – une époque où l’Union soviétique était bien plus puissante et bien plus hostile que ne l’est la Russie aujourd’hui.

Photo d’illustration : Un MiG-31 russe transportant un missile Kinzhal décolle de la base aérienne Hemeimeem en Syrie, le 25 juin 2021. (Crédit : Ministère russe de la Défense via AP)

Pendant la dernière année de la Guerre d’usure qui avait duré de 1967 à 1970, Israël avait ouvertement pris le risque, sans s’en cacher, de s’attaquer directement à des Soviétiques, n’hésitant pas à les tuer – notamment au cours d’une embuscade qui avait été tendue à des pilotes russes – pour protéger ses lignes rouges le long du Canal de Suez.

Aujourd’hui, toutefois, Israël semble réticent à l’idée de risquer l’affrontement avec les Russes en Syrie. Bien au contraire, l’État juif s’abstient de critiquer trop durement Moscou, protégeant sa coordination avec la Russie sur la frontière nord pour éviter toute complication de la relation entretenue avec le Kremlin.

Mais il y a des leçons à tirer de l’Histoire, et, ce faisant, il y a d’autres approches pour lesquelles Israël pourrait encore opter.

Des pertes Soviétiques

L’historien militaire israélien Yaniv Friedman a examiné l’approche adoptée par Israël à l’égard de la présence soviétique sur ses frontières sud, de 1968 à 1970, afin d’en tirer les leçons pour mieux appréhender les implications de la présence des forces russes en Syrie, aujourd’hui. Il a fait part de ses conclusions lors d’une conférence organisée au mois de mai 2019 à Ramat Gan, soulignant combien l’armée et les politiciens israéliens, à l’époque, avaient accepté de risquer des affrontements directs avec les troupes soviétiques pour empêcher l’Égypte d’installer ses toutes nouvelles batteries de défense antiaérienne vers le Canal de Suez, ce qui aurait limité la liberté d’action d’Israël sur place.

A l’époque, avec la signature de l’accord d’armement conclu en 1955 entre l’Égypte et la Tchécoslovaquie, l’Union soviétique avait commencé à soutenir l’Égypte de Gamal Abdel Nasser au niveau militaire. Cette relation avait atteint son apogée à la fin des années 1960 et au début des années 1970 durant ce qu’Israël appellera ultérieurement la Guerre d’usure. Des dizaines de milliers de conseillers militaires, de pilotes et de soldats soviétiques – avec notamment une division aérienne entière, voire même une division de blindés – avaient été déployés en Égypte pour aider Nasser dans son combat contre l’État juif.

Le président égyptien Gamal Abdel Nasser visite le front de Suez, accompagné par de hauts-commandants militaires, pendant la Guerre d’usure de 1968. Derrière lui, le commandant général Mohamed Fawzi et à sa gauche, le chef d’État-major Abdul Munim Riad. (Crédit : Domaine public Bibliotheca Alexandrina, Wikimedia Commons)

En 1968, environ 3 000 « experts » soviétiques en Égypte intervenaient principalement dans la défense aérienne et auprès de l’État-major. Les services de renseignement militaire israéliens avaient fait savoir au mois de février de cette année-là que des pilotes soviétiques se trouvaient sur le sol égyptien et qu’ils menaient des missions de combat.

En 1969, en réponse à une augmentation inquiétantes du nombre de pertes humaines au sein de l’armée israélienne sur le Canal de Suez, Israël avait décidé de quitter sa posture défensive. Le pays avaient commencé à mener des opérations agressives contre les batteries de missiles sol-air égyptiennes, tentant de les empêcher de nuire à la liberté d’action d’Israël dans le ciel.

Le 9 septembre, des troupes blindées israéliennes, camouflées en forces égyptiennes, avaient effectué un raid sur la côte de la mer Rouge au cours de l’opération Raviv, tuant 200 Égyptiens.

Elles avaient aussi tué deux soldats russes, dont un colonel. L’information de cette mort ne semblait pas, par ailleurs, avoir particulièrement inquiété l’état-major israélien.

L’Union soviétique avait drastiquement renforcé sa présence au mois de janvier 1970, envoyant une division de défense aérienne en Égypte ainsi que 70 avions chasseurs de type MiG-21 et 102 pilotes.

Des missiles antiaériens soviétiques/égyptiens de type SA-3 près du canal de Suez. (Crédit : Armée américaine/domaine public)

Mais cela n’avait pas dissuadé pour autant le ministre de la Défense israélien de l’époque, Moshe Dayan, et l’état-major de Tsahal, de continuer à passer à l’action.

Le 18 janvier, des avions israéliens avaient frappé de nouveaux entrepôts accueillant des missiles SA-3 et des sites d’entraînement à Dahshur, à une quarantaine de kilomètres du Caire, et ce malgré la présence de dizaines de conseillers militaires soviétiques. Deux mois plus tard, le Conseiller à la sécurité nationale américain Henry Kissinger avait fait savoir à l’envoyé israélien à Washington, Yitzhak Rabin, que le raid avait fait 40 morts du côté soviétique.

Israël avait cherché à éviter les cibles soviétiques trop visibles pour se garder la possibilité de démentir toute intention volontaire en cas de frappe et pour ne pas obliger les Soviétiques à répondre aux attaques pour sauver les apparences faces au monde. Tout en respectant cette politique, l’armée de l’air avait continué à s’en prendre aux batteries SA-3 qui étaient installées près du canal – tout se en refusant clairement de prendre pour cibles les navires soviétiques qui se trouvaient à Port Saïd.

Mais Israël était néanmoins bien déterminé à frapper les Soviétiques si le besoin devait s’en faire ressentir. « Notre politique opérationnelle est d’éviter autant que possible de combattre les pilotes russes… », avait dit Dayan au mois d’avril 1970. « L’établissement de missiles SA-3 à proximité du canal n’est pas autorisée… Si un avion russe, là-bas, doit toutefois s’en prendre à l’un de nos pilotes, alors nos avions ouvriront le feu pour l’abattre ».

Et en effet, pendant l’été – alors que l’Égypte déplaçait vers le canal ses batteries antiaériennes – les affrontements entre Israéliens et Russes étaient devenus inévitables. Le 18 juillet, pendant l’Opération Challenge, Israël avait tué neuf Russes, notamment un haut-gradé chargé de gérer les batteries de défense antiaérienne, en attaquant les missiles SA-3. Les pilotes soviétiques étaient, aux aussi, devenus plus agressifs, offrant une couverture aux pilotes égyptiens lors de leurs sorties contre les postes israéliens dans le Sinaï.

Des soldats israéliens près du canal de Suez pendant la guerre d’usure. (Crédit : Israel Press and Photo Agency (I.P.P.A.) / Dan Hadani collection, National Library of Israel / CC BY 4.0)

Dayan, le chef d’État-major de l’armée israélienne, et d’autres ministres du gouvernement avaient convenu de lancer une embuscade aérienne à l’encontre des pilotes soviétiques de façon à convaincre les Russes que le prix à payer pour défendre les batteries anti-missiles serait trop élevé. Et, en date du 30 juillet, les pilotes israéliens avaient frappé une station radar située à proximité de Suez. Des avions soviétiques étaient tombés dans le piège, arrivant en hâte dans la zone, et l’armée de l’air israélienne avait abattu les MiGs, détruisant cinq avions et entraînant la mort de deux ou trois pilotes.

De manière surprenante, les Égyptiens avaient été satisfaits. Après avoir essuyé les incessantes moqueries des Russes sur leurs capacités, les aviateurs égyptiens avaient ressenti un plaisir quelque peu coupable de voir le revers infligé par les Israéliens à ces Russes arrogants.

Et cette politique agressive – quoique indubitablement risquée – avait eu l’effet recherché.

L’historien militaire israélien Yaniv Friedman (Autorisation)

« Les Russes avaient très bien compris que le jeu n’en valait pas la chandelle », dit Friedman. « Les humiliations, la perte de prestige, et la prise de conscience que ce n’était pas parce qu’Israël ne disait rien des Russes tués à ce moment précis que ce serait toujours le cas et que le pays pouvait parler… De plus, une plus grosse escalade des événements serait susceptible d’attirer les États-Unis dans le conflit – une perspective qui effrayait les Russes ».

Un cessez-le-feu avec l’Égypte avait été conclu au début du mois d’août 1970, et Israël avait clairement su faire respecter ses lignes rouges contre une superpuissance mondiale.

La confrontation quand elle est nécessaire

Pendant la Guerre d’usure, Israël s’était trouvé bloqué entre un respect sain – voire une crainte – de la puissance russe et la détermination du pays à protéger ses intérêts à ses frontières sans rechigner à utiliser la force militaire.

« Israël reconnaissait alors qu’il y avait une différence en termes de force – mais le pays avait confiance en lui et il ne craignait pas la confrontation quand elle s’avérait être nécessaire », explique Friedman.

Les rencontres meurtrières avec les forces soviétiques n’avaient pas été les premiers affrontements directs qu’avait pu connaître l’État juif avec des puissances mondiales. Les pilotes israéliens avaient ainsi abattu cinq avions de la Royal Air Force britannique pendant la guerre de l’Indépendance ; ils avaient frappé le HMS Crane pendant la crise de Suez, en 1956, et ils avaient tué 34 membres d’équipage qui se trouvaient à bord de l’USS Liberty pendant la Guerre des Six jours.

Avec une différence tout du moins : tous ces incidents avaient résulté d’une confusion et d’une mauvaise identification de la cible. Ces affrontements avec les Soviétiques avaient donc été la toute première fois que l’État juif avait intentionnellement attaqué les troupes d’une grande puissance mondiale, et en toute connaissance de cause.

Et il est indubitable que c’est Israël qui a eu l’avantage.

La Première ministre Golda Meir et le ministre de la Défense Moshe Dayan rencontrant des troupes sur le plateau du Golan, le 21 novembre 1973. (Crédit : Ron Frenkel/GPO)

Les décisionnaires israéliens avaient bien compris que même si l’Union soviétique était bien plus puissante, l’État juif aurait l’avantage au Moyen-Orient. Pour le pays, le déploiement de batteries anti-missiles égyptiennes venait frapper au cœur ses intérêts nationaux les plus déterminants. Pour les Russes, d’un autre côté, le Moyen-Orient n’était qu’une scène de théâtre parmi d’autres. Et tous les soldats israéliens se trouvaient dans la région – tandis que le nombre d’unités soviétiques en Égypte était comparativement assez faible.

Le risque d’affrontements directs

Les leaders israéliens semblent appréhender la situation de manière très différente, aujourd’hui. La crainte que la Russie puisse drastiquement limiter les opérations israéliennes en Syrie est l’élément majeur qui a orienté la politique de l’État juif à l’égard de la guerre en Ukraine.

Que pourrait-il se passer ? La Russie pourrait fournir aux Syriens des systèmes de défense antiaérienne plus avancés – comme elle l’avait fait en 2018 après avoir blâmé Israël qui avait indirectement entraîné la destruction d’un avion-cargo militaire russe.

Et peut-être plus alarmant encore pour les responsables israéliens, la Russie pourrait directement s’engager contre les pilotes israéliens, obligeant les avions de Tsahal à faire demi-tour sous peine de risquer des affrontements directs avec les pilotes russes ou de subir la menace des batteries antimissiles.

Une perspective qui a été suffisamment redoutée pour définir le positionnement politique d’Israël sur la guerre en Ukraine, un conflit qui apparaît comme la problématique internationale mondiale la plus importante aujourd’hui. Un positionnement qui apparaît comme étrange, peut-être même comme dangereux, en termes de diplomatie.

Mais comme le montre l’Histoire, une politique plus assurée, plus confiante, face à la présence de la Russie dans un État ennemi pourrait ne pas être exclue – et elle pourrait potentiellement rendre une liberté d’action à Israël dans plus d’un domaine.

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